Aleister Crowley


JEUNE MERE

Assurément, le secret murmure de la douceur de vivre
Ressuscite dans la conque de l'oreille les bruissants souvenirs
De l'ancien prodige des transports juvéniles,
Aux premières heures lorsque le blanc mot d'épouse
Et mystère de paix ; ta fatale tendresse,
Extase enfuie! Saisie et cinglée par des houles
De brusque sagesse, mordantes comme le poignard
Dont la prompte attaque gifle le sang. Malheur!
Quoi s'éveille à l'intérieur? Quelle sainte suggestion
Des seigneurs de la nature aux profondes connaissances ?
Elle voit son destin lui sourire, et connaît
Son sort de femme, sa noble position
Parmi étoiles et siècles; et sa stature
Qui tout le système domine ; ce pourquoi le visage
Balafré de la mort d'elle se sert pour en elle cloîtrer
De sublimes et fort saintes créatures; ceci les douleurs
D'une maternité en un éclair cernée
Immédiatement lui enseignèrent. Le souffle de l'enfant
Lui intime désormais d'être grande, à elle déjà suprêmement bonne.
Car, notez-le! les enfants détiennent une sagesse supérieure,
Et les gemmes innocentes de leurs yeux recèlent
Bien plus de choses secrètes que n'en rêvent les hommes.
Que naissent donc des poètes, afin que jamais
On n'oublie de comparer à des rois les petits sages.
Mais écoutez! l'enfant murmure - chut! Non! non!
Nous les dérangerions dans leur amour - partons!


TETE DE FEMME
(MUSEE DU LUXEMBOURG)

Il faudra dire, lorsque tout sera joué,
La dernière ligne écrite, gravie la dernière
Montagne, qu'aura été jeté le dernier regard
Sur le soleil, et fracassée la dernière étoile
Dans la fontaine, que toi et moi n'étions qu'un.
Que diront-ils, ceux qui promptement viendront
Après nous, insouciants et braves ? Contemplant
Nos statues, écoutant de notre race
Les héroïques légendes, à demi crues,
Bien au-delà du pouvoir de la poésie.

Que diront-ils ? Car secret et saint
Nous tînmes notre amour. Magnificence
De la lumière, musique de l'océan,
Yeux et cœurs affectueux et sereins,
Nos salives intimement mêlées.

Telles étaient nos vies. Et qui le saura ?
Quel est le poète guerrier qui célébrera
Nos gloires nuptiales ? Descendrons-nous le cours
De l'histoire, un mythe de notre contrée ?
Les amoureux se diront-ils "Ainsi qu'il

L'aima, toi je t'aimerai"?
Cela, très certainement, ils sauront : mais jamais
La vérité, combien frais et altier tel la rosée
Notre amour débuta, pour à jamais demeurer :
Nous connaître entièrement jamais ne pourront.

Ayant outrepassés tous les temps jadis,
Le futur n'en construira point d'autres.
I1 s'agit de l'apogée, du premier et du dernier.
Au faîte nous restons - Mère

Des siècles, fille des siècles, jette
Le dé fatal, et que vienne la mort !
Que passe l'évolution, comme
Lorsque dépérit le triste soleil
Septembre Spectral ! et qu'il se dissout
Dans le blême soupir d'éternité.

Tout étant joué, cela sera dit.
Tout étant dit, cela sera joué.
L'éon éreinté, l'éon achevé,
Sommeil qui s'empare de l'astre du jour,
Ma chère, lorsque toi et moi morts serons


EPERVIER ET COLOMBE

Lorsque sera venu l’effroyable jour du Jugement,
Que Dieu me sera visible, image lointaine et vacillante,
Depuis la place creuse de mon supplice,
Il se pourrait qu’il me révèle la grande excuse
Pour un monde mauvais mal façonné par de mauvaises mains
Pour vingt fois unir joie et souffrance,
Pour tout ce dont son œuvre se plaint ; je crois que,
Crispant Ses effroyables doigts, Il pourrait lâcher
Cette réponse : Ainsi pouvais-je octroyer un baiser
A l’existence, ce qui jamais autrement n aurait été.
Mesure, ô homme ! Juge de tes yeux vrais
Si j’avais tort ou non de créer l’Enfer !

Ainsi donc se trouverait-il pardonné - non ! acquitté !
Moi, comme j’observe ce nœud serré par la béatitude,
Rapide étreinte de l’esprit amoureux et magique de Rodin,
Je vois toute création se flétrir ; un baiser seul demeure.
Qu’alors le carquois de mon âme soit pourvu de pareille flèche ;
Que Dieu soit de tout remercié, puisque tout est ainsi !


SYRINX ET PAN

Syrinx traquée dans la campagne arcadienne !
Le dieu empoigne et presse les seins juvéniles : sa bouche
Grotesque et difforme d'une grimace révèle son âme.
L'empreinte de son coeur hideux est frappée
Et estampée armoriale sur l'écu vierge,
Souillée la blanche héraldique d'elle pour qui sombre
Devient l'univers : svelte et souple
Tente-t-elle en vain de fuir. Elle l'exècre - et se rend.

Douleur, opprobre, sont mère et père du chant.
Fatalité, ô Nature, est ton nom.
Au bord de la maudite rivière, stagnante ignominie,
Remous d'affliction, du viol et de l'injustice divine
Surgit l'immortel roseau : anathème furieux,
Le cri de la mortelle s'élève jusqu'aux cieux.


PAOLO ET FRANCESCA

Paolo allume le brasier, Francesca s'y consume.
Défaite elle gît, et meurt haletante d'amour ;
Lui, prédateur, est affamé d'elle, sur elle il s'élance,
Parvient à ses fins, exulte, se désespère. Semblable passion est maudite,
Même si nul enfer n’existait. Ensevelis dans un tombeau de granit
Gisent le véritable esprit et l'âme afférente.
Le corps est ici - toutefois, ne suffisent-elles point,
Ces litanies aphones et inodores?

Leur existence dans les frissons du marbre se perpétue :
Devant nous l'infini credo de la souffrance à l'état pur.
Qu'ici le vivre agonique fermement s'empare
De tout ce qui est: versons pour eux de sincères larmes
Qui ranimeront ce souvenir à vous dissoudre le cerveau, ce diadème
De chagrin porté à blanc sur les fronts d'amour éperdus !


EVE

Le serpent miroitait autour de l'arbre des origines,
Comblé de l'allégresse des lueurs dernières ;
Sa tête royale toujours luttant de-ci de-là,
Cherchant la connaissance dedans la malédiction d'être.
Eve, en cette nudité d'amour et de liberté
Qu'elle n'avait point encore troquée, évoluait lentement,
Triste et sereine, du côté du crépuscule, ressassant discrètement
L'injonction funeste du tyran, l'abject décret.

Puis, instruite par le Sauveur Serpent,
Elle vit de suite la claire Vérité et donna et sa vie, et l'amour,
Et la paix, et la faveur du démon en chef,
Pour la Connaissance, pure Connaissance par amour de la Connaissance.
Se leva la pleine lune. La création fut frappée de mutisme
Devant la honte, et la force, et le martyre de la femme première.


FEMMES DAMNEES

Embrasse-moi, ô sœur, embrasse-moi jusqu'à la mort !
La pourpre de l'heure ardente est écaillée
De touches d'or : là nagent les désirs inapaisés,
Impossibles extases aux soupirs réprimandés.
Le marbre palpite de désir ; la bouche à demi-ouverte
Affamée de la bouche encore assoupie
De la fleur juste éclose, là où jamais comme aujourd'hui
N'avait engendré de souffrances la tendre et brûlante chanson qui dit :

" Ah! par la grâce de la langueur et l'embrasement
Du corps, sache devenir crépuscule flamboyant sur la neige !
Les ténèbres suivront comme l'amour s'éveille
Au clair de lune, et que la fleur, chaste passion, soudain s'épanouit
D'abord en le sein, puis dedans la tombe
Embrasse-moi, ô sœur, embrasse-moi jusqu'à la mort ! "