LES DÉMONS DES FORETS


Agnès Rivendal ©




Les premiers habitants de l'Europe vivaient entourés par toutes sortes d'arbres qui étaient pour eux aussi vivants que les animaux ou les hommes. Les arbres possédaient une âme et éprouvaient de la douleur. Aussi, avant la coupe de l'arbre fallait-il célébrer un rituel approprié, afin qu'il ne souffre pas trop et ne se venge pas ultérieurement sur le bûcheron. On priait et lui apportait des offrandes, afin de gagner sa grâce. Et si l'arbre ne donnait pas les fruits attendus, on pouvait l'effrayer en le menaçant de coupe. Les échos de ces rituels primordiaux se transmettaient au sein des populations des slaves du sud. La veille de Noël, les hommes se rendaient sous l'arbre stérile, l'un d'entre eux cherchant à l'intimider alors que les autres l'assuraient de porter prochainement une belle récolte. Les menaces et les assurances étaient prononcées par trois fois, avant de fermer le rituel.

Les germains adoraient les bosquets sacrés et considéraient que le fait d'écaler l'écorce était une chose aussi grave que d'écorcher la peau d'un être humain. Le coupable d'un tel acte était puni de façon horrible. On lui découpait le nombril et le clouait contre l'arbre martyrisé. Le malheureux devait ensuite courir autour du végétal, ses intestins s'enroulant de telle sorte que ce soit le corps du coupable qui, symboliquement, remplace l'écorce arrachée.…..

Il y a encore deux mille ans, la majeure partie de l'Europe était recouverte de forêts. Et les arbres jouaient un rôle important dans de nombreuses mythologies, dont celle des slaves. Et encore aujourd'hui, dans les cérémonies populaires, beaucoup d'éléments proviennent du culte des arbres, de leurs esprits et de leurs démons.

Toutes les tribus slaves célébraient les bosquets et les arbres saints. Ils ne les traitaient cependant pas comme des divinités, mais plutôt comme des lieux où séjourne l'esprit, des endroits sanctifiés. L'esprit peut du reste quitter l'arbre et se rendre dans d'autres lieux. Il peut par la suite revêtir forme humaine ou animale. Les lithuaniens, qui ne furent christianisés qu'au XIV ème siècle, considéraient les grands chênes comme des arbres sacrés jouant le rôle d'oracle. Ils cultivaient autour de leurs hameaux des bosquets sanctifiés dont on ne pouvait rien couper, même pas un petit rameau. Le moindre arrachage était considéré comme un péché, susceptible d'occasionner la maladie, l'infirmité voire la mort à titre de punition. L'arbre atteignait toute sa dimension religieuse lorsqu'on avait organisé autour de lui un espace sacré, en édifiant par exemple une clôture.

Saint Hieronim, en évangélisant la Lituanie, a tué les serpents sacrés, a propagé le feu saint et coupé l'arbre consacré. Le peuple, indigné, est intervenu auprès du prince Witold pour qu'il protège "la maison de Dieu" (sacram Dei domum). Touché par la foi de son peuple, le souverain a chassé le missionnaire.

PERUN était la divinité la plus importante dans le panthéon des Dieux slaves. Il était le maître des foudres et des éclairs. Ces forces naturelles inspiraient aux gens crainte et humilité, et faisait de la divinité une créature redoutée. La foudre frappait souvent les arbres solitaires et plus hauts que les autres. Le coup de tonnerre, dans les traditions slaves, sacralisait l'arbre et lui conférait des vertus thérapeutiques. Le végétal ainsi désigné était alors investi de puissance. Choisi par le Dieu, il devenait arbre saint, alliant à la fois force et longévité. Le chêne le plus puissant et le plus grand de la forêt symbolisait alors PERUN. Il attirait sur lui la foudre, signe de sa supériorité et de sa sainteté. Il était la demeure du Dieu, sans pour autant s'identifier à lui. Dans le bruissement de ses feuilles, les prêtres pouvaient entendre la voix de la divinité. Il était alors vecteur de communication entre la terre et le ciel, entre les humains et leur Dieu. Cette croyance était encore si forte au XIX ème siècle dans la province de Woronez que les jeunes mariés, après la cérémonie, se rendaient dans la forêt auprès du vieux chêne, pour en faire trois fois le tour et lui remettre une offrande.

Dans la symbolique slave, les arbres sacrés sont variés ; outre le chêne, les coutumes et légendes évoquent le bouleau (surtout chez les slaves du sud-est), le frêne, le peuplier et le coudrier.

Les slaves croyaient volontiers que les arbres, avec leurs esprits, régentaient la pluie et le soleil, et donc la maturation des récoltes. Ils aidaient aussi les femmes à accoucher, atténuant la douleur et évitant les complications. On donnait enfin à certains de ces végétaux le pouvoir de sanctionner celui qui le coupait par la maladie, voire la mort. 

Le bouleau, dans le folklore slave, et plus particulièrement russe, était l'arbre saint. Il symbolisait l'axe du monde, évoquait l'innocence, la pureté ou le printemps. La ramée de bouleau donnée par le garçon à la fille était une invitation à la coquetterie. Le bouleau est une amulette contre les mauvais esprits et les sortilèges. On faisait du reste avec son bois des berceaux afin d'inhiber "le mauvais œil". Et pour provoquer la chance, il fallait avoir des branchages à la maison, ou encore attachées à ses vêtements, voire à son chapeau. Une poutre ou une planche de ce bois placée dans l'étable garantissait une parfaite santé aux animaux. Quant aux verges de bouleau, elles étaient réputées pour chasser les mauvais esprits, et notamment ceux de désobéissance, insubordination ou entêtement. On se souviendra également que le balai, formé de ramées de bouleau avec un manche en frêne, était le véhicule favori des sorcières……… L'Église catholique, elle-même, admettait qu'il était possible de lutter contre les possessions diaboliques en frappant le malade avec des verges de bouleau. Il reste quelque chose de cette tradition dans la technique de flagellation opérée encore aujourd'hui dans les bains russes. C'est en effet avec des baguettes de bouleau que l'on procède au "nettoyage du sang" !!

Le frêne servait à fabriquer des amulettes, protégeant du naufrage les bateaux et les marins. On croyait également que les serpents craignaient le frêne et préféraient traverser un feu plutôt que de passer entre les racines de cet arbre. L'amulette était dès lors également une excellente protection contre les morsures venimeuses. Toujours vert, le frêne symbolise Igdrasil, l'axe du monde dans la mythologie scandinave. Sa ramure embrasse le ciel est ses racines pénètrent dans le royaume des morts. . Il est également le cheval et la potence d'Odin. Quant à la tradition germanique, elle en fait l'arbre du Dieu Thor et le lieu où il rend ses jugements. 

Le coudrier, dans la croyance slave, est également un végétal aux propriétés magiques. Souple et pliable, il n'est jamais affecté par la foudre. Il est symbole de sagesse, car il porte fleurs et fruits en même temps. C'est avec ses branchettes que l'on fabrique des baguettes qui favorisent les prédictions et permettent de détecter eau, or ou trésors enfouis. Comme le frêne, il protège contre la morsure du serpent et le déchaînement des éléments. Il agit de plus contre les esprits du mal, les vampires et les sorcières, ainsi que la vermine. Les rameaux de coudrier rendent l'homme invisible et, s'ils sont cueillis lors du réveillon de la Saint Jean, confèrent l'immortalité. Les juges, au Moyen Age, se servaient des verges de coudrier pour traquer les assassins. Et en Prusse, on battait les vêtements du fuyard avec les branches pour lui transmettre maladie ou folie. C'est dans les fourrés de coudrier que se tiennent les rendez-vous secrets et s'échangent les caresses défendues ; c'est également à cet endroit que l'on peut trouver des nouveaux nés. Ajoutons que son gland, offert à Noël, est signe d'amour.

Le peuplier, chez les slaves, est une arme redoutable contre les démons. Pour lutter contre le fantôme d'un défunt, il fallait ouvrir son tombeau et enfoncer dans le cœur du cadavre une cheville de peuplier. L'âme, alors libérée, pouvait reprendre son périple. Selon les légendes locales, les feuilles du tremble (de la famille du peuplier) frémissent en permanence parce que cet arbre aurait refusé d'abriter la sainte famille ; d'autres disent que Judas s'est pendu à ses branches.

Les autres arbres ne sont pas oubliés par la tradition.

Le tilleul, par exemple, toujours épargné par la foudre, aurait des vertus thérapeutiques. On l'adorait, l'embrassait ; lors de la christianisation, il était lié au culte marial.

Les saules, notamment pleureurs, et les pins, sont très typiques des paysages polonais.

Dans la littérature polonaise, et de façon plus générale dans la culture du pays, le pin évoque le murmure et la prière, le soupir, le deuil, les voix natales et les pensées locales. Le pin, lorsqu'il est tordu, symbolise l'homme torturé par la destinée, l'homme à bout de forces.

Le saule pleureur est signe de désespoir et de nostalgie. Mais c'est aussi un arbre très magique, celui des fées et des sorcières qui se dissimulent entre les interstices de ses verges. Ces dernières servaient d'amulettes pour déjouer sortilèges et autres conjurations magiques, ainsi que pour neutraliser le magnétisme des rayons de la lune.

Les forces de la forêt vierge, personnification d'un esprit démoniaque, prenaient la forme du grand-duc, voire du vent. Rituels, prières et offrandes assuraient aux bergers et chasseurs paix et bienveillance. Le paysan slave révère l'ours et lui consacre deux grands banquets : le premier le 30 novembre, pour qu'il s'endorme paisiblement ; le second le 25 mars, pour qu'il se réveille en pleine forme. Le sanglier était également le bénéficiaire de rituels magiques, leurs initiateurs cherchant à conquérir sa force physique, son habileté et son endurance. Les gris-gris les plus populaires sont alors le crâne ou les défenses du sanglier, mais aussi les griffes de la taupe, toutes sortes de cornes et les représentations d'aurochs, de sangliers, d'ours ou de loups.

La foi en une influence positive des arbres s'est perpétuée dans les coutumes contemporaines. C'est ainsi que la tradition de Maik (may-tree) est toujours présente dans les traditions slaves. Le jeudi précédant la Pentecôte, les paysannes russes se rendent en forêt en chantant, coupent un jeune bouleau et le revêtent de parures féminines. Le mannequin ainsi décoré devient l'hôte d'honneur d'un grand banquet rustique. Puis il est conduit au hameau où il restera jusqu'au jour de la Pentecôte, avant d'être jeté dans le fleuve. Il s'agissait en fait d'un rituel pour appeler la pluie, rituel dont la signification a été complètement oubliée.

De temps à autre, l'esprit de l'arbre était représenté simultanément sous forme végétale et humaine. En Tchéquie, le quatrième dimanche de carême, on noie le mannequin qu'on appelle " la morte ". Les jeunes filles vont dans la forêt, coupent un petit arbre et l'attachent au mannequin habillé de blanc. Puis elles vont d'une maison à l'autre en chantant et en recueillant des dons. Le mannequin avec son arbre symbolise l'été, la sève qui rend la vie à la végétation. 

Le jour de la Saint-Georges, chez les slaves de Slovénie, les jeunes gens décorent un arbre fraîchement coupé de fleurs et de couronnes. Puis le cortège traverse le village, en chantant et en dansant. Saint-Georges le Vert, un petit garçon orné de feuilles, est le héros de la procession. Le mannequin est jeté à l'eau et le petit garçon doit discrètement prendre sa place. Il lui arrive parfois, lui aussi, d'être mouillé........ Le but de ce rituel est de s'assurer une quantité suffisante de pluie pour les récoltes..

On observe de semblables pratiques chez les bohémiens de Transylvanie. La grande fête de printemps est célébrée le lundi de Pâques (ou parfois le jour de la Saint-Georges) ; on aura coupé la veille un jeune saule qui sera décoré de feuilles et de fleurs.

Les femmes enceintes laissent près de ce symbole une partie de leurs vêtements, et si le lendemain ceux-ci sont couverts de feuilles, c'est le signe que l'accouchement sera aisé. Le soir, les personnes âgées crachent par trois fois sur l'arbre et disant : tu vas mourir demain matin, mais permets nous de vivre. Le matin, les bohémiens se regroupent autour de l'arbre, avec là encore le héros de la fête : un petit garçon orné de fleurs, de feuilles et de branchettes. Celui-ci offre quelques poignées d'herbe aux bovins, afin de leur assurer une quantité suffisante de fourrage toute l'année. Puis il enfonce dans le saule trois clous qui avaient au préalable été déposés dans de l'eau ; il les enlève ensuite et les jette dans le ruisseau. Par ce rituel, il se concilie les esprits des eaux. Enfin l'arbre-mannequin est jeté dans le courant afin de faciliter les accouchements et de guérir les malades.

Le culte des arbres était chose banale chez les Slaves et se confondait avec la vie quotidienne ; on utilisait chaque jour le bois, les feuilles, les fruits ou la résine pour ne pas parler de l'ombre projetée par les feuillages. Mais nul doute que la forêt de nos ancêtres était pittoresque, vivante et remplie de mystérieuses puissances, celles de l'imagination ou des esprits démoniaques !!!!