R comme R'LYEH

L'emplacement de R'lyeh

Frère Itheboleth I*

Cette étude est tirée du premier numéro de la revue Cthulhu Rising que l'ODS publie par ailleurs. La traduction est signée Christophe Thil

 

 

En réponse à une invocation aux Grands Anciens que je lui avais envoyée, frère Lloigor avait soulevé le problème suivant : " Étant donné que Lovecraft indique très précisément la position de R'lyeh, donnant même sa latitude et sa longitude, le rite n'aurait-il pas dû être aligné sur ce point ? " Je lui avais répondu que, dans ce rituel simple, l'orientation spatiale n'était pas considérée comme significative, étant donné que l'invocation était dirigée vers le R'lyeh qui existe dans le subconscient, qui représente en fait les niveaux les plus profonds du subconscient, et n'a donc pas d'emplacement géographique. J'ai cependant dû admettre qu'il n'avait pas tort, et qu'il existait en fait un précédent tout à fait pertinent pour la prise en compte de ce genre de considérations.

 Dans le Liber V vel Reguli, d'Aleister Crowley, décrit comme " une incantation propre à invoquer les Énergies de l'Éon d'Horus ", les premiers mots du rituel sont : " Que le magicien, vêtu et armé de la manière qu'il jugera la plus appropriée, tourne son visage vers Boleskine, c'est-à-dire la Maison de la Bête 666 ". Cette instruction fait partie de la procédure que Crowley appelle l'Animadversion (littéralement " tourner son esprit ") vers l'Éon. Une note précise que " la Maison de Boleskine se trouve sur le Loch Ness, à 17 miles d'Inverness, latitude 57°14 N., longitude 4°28 W[2] .

 " Comme Lovecraft, Crowley donne des coordonnées qui permettent de situer précisément Boleskine sur une carte, mais dans ce cas, il s'agit d'un lieu bien connu : son cadre géographique est facile à identifier, et la Maison elle-même est un endroit riche d'associations pour Crowley, qui y avait accompli d'importants rites magiques et le considérait, non sans nostalgie, comme sa véritable maison spirituelle. A tort ou à raison, il lui attribuait une grande importance pour l'ensemble du Culte de Thélème. Mais où se trouve la Maison de Cthulhu ? Dans L'Appel de Cthulhu, Lovecraft donne les coordonnées de R'lyeh : latitude 47°9 S. , longitude 126°43 W. C'est là que le bateau de Johansen rencontre " une côte faite de boues mêlées, de vase et d'une maçonnerie cyclopéenne, couverte d'algues, qui ne peut être que la substance tangible de la suprême terreur de la terre - la cité aux corps morts, la cité de cauchemar, R'lyeh, bâtie depuis des éons infinis, avant que toute histoire ne commence, par les formes immenses et repoussantes venues de sombres étoiles qui s'étaient infiltrées sur la terre. "

Cet endroit se situe dans le Pacifique sud ; mais ce qui s'est élevé des vagues de manière si frappante s'y est à nouveau enfoncé, et les coordonnées sont tout ce qui en subsiste car " l'endroit " n'est qu'un point indifférencié parmi une infinité d'autres, au beau milieu d'une immense étendue d'océan. La côte chilienne est à une distance d'environ 51° de longitude W, et l'île Stewart, à la pointe sud de la Nouvelle-Zélande, est la terre la plus proche à l'est, à 65° de longitude de là. L'Antarctique est le continent le plus proche, à une distance de 26° de latitude S., avec un alignement à peu près exact sur le cap Dart ; c'est peut-être l'indice que l'intérêt de Lovecraft, dans sa recherche des traces des Anciens, se déplacerait vers ces zones. Et au Nord, les premières îles qu'on rencontre sont Rapa Iti, dans la chaîne australienne des Seamount (27°35 S., 144°201 W.) ou l'île de Pâques (27°8 S., 109°23 W), toutes deux à des centaines de milles nautiques de l'emplacement de R'lyeh. L'immense étendue d'océan (avec R'lyeh comme épicentre) qui vient d'être délimitée pourrait parfaitement dissimuler un continent inconnu. C'est pour cette raison que Lovecraft imagine " que seul un sommet de montagne, la hideuse citadelle couronnée du monolithe où le grand Cthulhu était enterré, sortit en réalité des eaux " et spécule avec terreur sur " l'étendue de tout ce qui peut être en train de nourrir des rêves là-dessous ". Est-ce un indice que R'lyeh peut être assimilée au continent perdu de Lemuria, ou de Mu ? Lovecraft connaissait bien l'ouvrage théosophique de W. Scott-Elliot The Story of Atlantis & The Lost Lemuria, publié par la Theosophical Society en 1896. Il s'y référa dans son histoire : des citations du livre se trouvent dans la collection des papiers du Professeur Angell relatifs au " Culte de Cthulhu ".

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 Il est clair qu'il s'est inspiré de l'œuvre de Scott-Elliot et l'a utilisé comme " source parallèle ", donnant à l'existence de R'lyeh une confirmation pseudo-scientifique, mais il est douteux que la comparaison puisse être étendue davantage. Les cartes de Scott-Elliot montrent la Lémurie occupant une grande partie de la surface de la Terre, y compris dans l'Océan Pacifique, mais les coordonnées de Lovecraft se situent en dehors de cette zone[3] . Dans un curieux synchronisme, le premier livre de James Churchward sur la Lémurie, intitulé Mu, le Continent Perdu, a été publié en 1926 par W. E. Rudge, l'année même où Lovecraft écrivait L'Appel de Cthulhu. Cependant il semble que Lovecraft n'en ait pas eu connaissance, pas plus que des trois autres livres de Churchward sur le même sujet, parus au début des années 1930. Selon Churchward, Mu était un vaste continent recouvrant presque toute la surface de la Polynésie, qui fut détruit par des éruptions volcaniques il y a quelques 13 000 ans, ne laissant subsister que les îles actuelles. Il y voyait l'explication de plusieurs sites archéologiques, comme l'antique Nan Matol sur l'île de Ponape, et la mystérieuse île de Pâques. En fait, l'île de Pâques marquait l'extrémité sud-est de Mu, la situant à plusieurs centaines de milles nautiques au nord du R'lyeh de Lovecraft. Il faut noter que, bien que les étranges ruines cyclopéennes de Nan Matol, avec leur réputation sinistre, constituent un emplacement remarquable pour une forteresse des Grands Anciens, leur position à Ponape (60°55 N., 158°10 E.) dans les îles Carolines les place à des milliers de milles nautiques de R'lyeh. Et c'est la grande précision de l'emplacement donné à R'lyeh par Lovecraft qui lui donne tout son intérêt. Ses coordonnées placent R'lyeh à un endroit où il n'existe rien de connu, mais où quelque chose existe potentiellement ; ce sont véritablement des coordonnées de l'imagination. Ceci apparaîtra comme une conclusion évidente, voire comme la seule conclusion sensée, aux personnes qui considèrent Lovecraft du point de vue rationnel et littéraire ; d'une réalité terrestre procède le pouvoir de déboucher sur quelque chose de beaucoup plus spécial. Lovecraft aurait pu choisir n'importe quel point de cette région du globe, mais, grâce à ces coordonnées formulées précisément (47°9 S., 126°43 W.), il a donné à l'imaginaire une forme définie. Et pourquoi ces chiffres particuliers se sont-ils imposés à lui ? Serait-ce un cas d'inspiration subliminale ? En fait, Lovecraft nous a donné un mode d'accès magique au monde des rêves, un moyen subtil de pénétrer dans le royaume subconscient de R'lyeh. Et nous devrions en faire usage. Ce mode d'accès peut prendre plusieurs formes différentes. Dans Outer Gateways, Kenneth Grant note que " 146, une métathèse de 416, est un des nombres spéciaux ou " magiques " de Lovecraft (p. 212). Il cite le volume V des Selected Letters comme la source de cette information, qui est pour nous pertinente. Il est aussi possible que les coordonnées de Lovecraft doivent en fait être lues comme des angles, l'angle aigu de 47°9 interagissant de quelque manière inconnue avec l'angle obtus de 126°43. Sont-ils liés en tant qu'alignements astronomiques ou géométriques à la " géométrie anormale " et aux " vastes angles " de R'lyeh, ou à la science occulte de ces angles étranges qui donnent accès à d'autres dimensions ? Il existe cependant une science occulte mieux connue qui part des nombres précis et obéit à certaines règles ; c'est une technique de l'imagination qui transcende les considérations rationnelles et a le pouvoir d'établir un contact intuitif avec la réalité magique. Il s'agit de la gematria.

L'application de la gematria hébraïque aux coordonnées de Lovecraft donne le résultat suivant. 47 est le nombre de BMH, un haut lieu, une forteresse, et 9 est le nombre de GAH, puissant, exalté ; 47°9 indique donc que R'lyeh est la " forteresse exaltée " des Grands Anciens. On y voit aussi R'lyeh comme CHLT (47), AVB (9), le lieu où l'on peut " saisir " ou " tenir " la force d'Ob, " le " feu " spécial de la magie noire ", associé à la destruction de la Lémurie et de l'Atlantide. Alors que 126 (MLVN) et 43 (GDVL) décrit R'lyeh comme " La Grande Habitation ", 126°43 évoque davantage un événement de APILH (126) GDVL (43) " grande obscurité " et OVN (126) GDVL (43) " grande iniquité " , mais aussi MKLVL (126), perfection, achèvement, et GIL (43), cercle, âge, génération : le " Cercle de l'Achèvement ", le cercle de l'éternité lorsque les étoiles seront propices au retour des Grands Anciens et que leurs serviteurs (OBDIM, 126) se réjouiront (GIL, 43). Ces coordonnées indiquent donc la rencontre du lieu et de l'action, ou de l'espace et du temps ; et cet acte de coalescence peut aller plus loin encore. 47 + 9 = 56, le nombre de NV, ou Nu, l'abîme aquatique primordial qui est à la fois AIMH (56), terrible, et NAH (56), beau, et qui est l'endroit où se produit 126 + 43 = 169 : TQS (169), le rituel ou cérémonie de OIGVLIM (169), les cercles ou cycles. Enfin, en termes de cartes de tarot, 4 + 7 + 9 = XX, le Jugement, et 1 + 2 + 6 + 4 + 3 = XVI, La Maison-Dieu. Les coordonnées de R'lyeh unissent le Nouvel Éon de Thélème avec le grand mystère de la Maison-Dieu ; cependant, XX conserve certains aspects du Jugement Dernier, lorsque les Anciens morts se lèveront de leur sépulcre à l'aube d'un âge nouveau, alors que XVI est aussi la Tour, le grand monolithe de R'lyeh frappé par l'éclair primordial qui libère le puissant Cthulhu des confins de sa citadelle : " L'Enfant Couronné et Conquérant émergeant de la Matrice [4]"

 

 

 

[[2] Ce rite, plus connu comme Rituel de la Marque de la Bête, fut développé pendant la période de Cefalu, à partir de 1921. Il a été publié dans Magick in Theory and Practice, en 1929, et est donc contemporain de plusieurs des récits de Lovecraft relatifs au « Mythes de Cthulhu ».

 [3]Voir Lovecraft’s use of Theosophy, de Robert M. Price (Dagon n° 17 avril-mai 1987) ; le commentaire de Robert Turner dans Le Texte de R’lyeh (Scoob Books Publishing, 1995), pp. 129-131 ; la section sur la Lémurie dans The Atlas ofMysterious Places de Jennifer Westwood (Marshall Editions, 1987), pp. 210-215. 

  [4]« The Vital Triads of the Tarot », dans The Book of Thoth, Aleister Crowley (Samuel Weiser, 1974), p. 287