Lovecraft et l'Ufologie

Enquête sur un rêve :

Lovecraft a-t-il révélé un" Roswell du XIXe siècle " ?

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Fasciné par le " réalisme " d'un rêve raconté par Lovecraft à ses correspondants, Joseph Trainor, rédacteur de la lettre ufologique " UFO Roundup ", se lance dans une enquête minutieuse afin de savoir si HPL a vraiment rêvé... Ses conclusions sont pour le moins surprenantes.

Je ne possède pas de trench-coat ni de revolver. Je ne conduis pas une Cadillac 1949 Coupé de Ville. Je n'appelle pas les femmes " M'dame " ni " sœurette ". Je ne porte même pas de chapeau ! Et pourtant, en 1997, je jouais au détective dans la vallée du Mohawk, au nord de l'Etat de New York…
Tout a commencé lorsque j'ai lu une lettre adressée en 1920 par Lovecraft au Gallomo, un cercle littéraire (1). Si vous avez lu le UFO Roundup de la semaine dernière (vol. 4, n° 33), vous vous souvenez de ce rêve étrange qu'avait fait Lovecraft, dans lequel il était un chirurgien militaire nommé " lieutenant Spencer " (2) qui retournait dans sa ville natale, au nord de l'Etat de New York, en juillet 1864. Un jeune homme inquiet insistait pour que Spencer aille voir son vieil ami le Dr Chester. D'abord réticent, le Dr Chester finissait par faire entrer ses visiteurs dans un grenier verrouillé où ils découvraient un spectacle incroyable : les deux bras amputés d'une créature manifestement non-humaine.
Le " rêve " de Lovecraft paraissait si étonnamment réel que j'ai commencé à me demander s'il n'y avait pas quelque chose derrière tout cela. HPL avait certainement semé suffisamment de détails vérifiables dans son récit : je décidai donc, mes vacances arrivées, de faire le trajet du New Jersey à l'Etat de New York afin d'effectuer quelques recherches sur place.
J'ai d'abord demandé à une amie, libraire à Windham dans le Connecticut, comment retrouver la trace d'un soldat de la guerre de Sécession. Elle me répondit qu'en 1884 l'adjudant général avait établi une liste de tous ceux qui avaient servi dans l'armée de l'Union pendant cette guerre. Chaque Etat possédait son propre livre avec les noms de tous ses combattants.
Avant de partir, je m'étais demandé si le " Lieutenant Spencer " pouvait avoir un rapport avec l'Etat de Rhode Island. Peut-être avait-il obtenu son diplôme médical à la Brown University de Providence. Pas de chance ! D'après les archives du bureau des anciens élèves de l'université, aucun " E. Spencer " originaire de l'Etat de New York n'avait fait partie des étudiants au milieu du XIXe siècle.
A la fin du mois de mai 1997, je me rendis à Saratoga, dans l'Etat de New York. Je connaissais bien la bibliothèque de la ville. Mais une fois de plus je fis chou blanc. Même chose à Troy, où le bibliothécaire local me prévint que j'étais à la recherche de la proverbiale aiguille. Près de 500 000 hommes originaires de cet Etat ont servi dans l'armée de l'Union pendant la guerre de Sécession. Et j'étais là, 132 ans plus tard, à tenter de retrouver un unique soldat parmi un demi-million. Mais il m'indiqua malgré tout la piste à suivre : la librairie d'Etat du Capitole à Albany.
Les listes de mobilisation microfilmées mentionnaient quatre " E. Spencer ". Deux étaient originaires de New York. Je les écartai d'emblée. Un autre venait de Binghamton, dans le sud de l'Etat. Cela ne collait pas au récit de Lovecraft qui était très clair à ce sujet : " dans la partie nord de l'Etat de New York ".
Cela ne laissait que le Numéro Quatre : le premier lieutenant E. Gary Spencer, chirurgien au 94e Régiment de New York, originaire de Brockett's Bridge.
" Où est Brockett's Bridge ? ", demandai-je à la bibliothécaire en rendant les microfilms.
Elle m'adressa un regard absent. " Jamais entendu parler. "
De retour à ma voiture, je pris mon fidèle atlas routier Rand-McNally 1997. Aucune mention dans l'index d'un Brockett's Bridge dans l'Etat de New York.
J'achetai dans une station-service d'East Schodack la carte routière de l'Etat la plus détaillée que je puisse trouver. Pas de Brockett's Bridge !
Découragé, je pris la route du retour vers le Rhode Island. J'étais sur le point de laisser tomber. Puis je me mis à me demander si ce Brockett's Bridge pouvait faire partie d'une autre ville existant dans l'Etat.
Retour à la bibliothèque, celle d'une université publique cette fois. L'étudiante responsable des lieux m'indiqua la collection, très complète, de livres consacrés à l'Etat de New York. Je me mis à parcourir l'index de chacun d'eux. Elle se montra très serviable.
" Brockett's Bridge, murmura-t-elle. Je sais que j'ai entendu ce nom quelque part. Mais je n'arrive pas à me rappeler où. "
Et puis… Victoire ! L'insaisissable Brockett's Bridge apparut dans un livre de 1855 intitulé The Gazeteer of New York State. " Sur les berges de West Canada Creek ", disait le texte. " Où est-ce ? " demandai-je.
" Au nord. Près de Herkimer. "
Herkimer ! La vallée du Mohawk ! Le nord de l'Etat de New York ! pensai-je, tout excité. Ouiii !
Ne me demandez pas comment, mais je parvins à respecter les limitations de vitesse alors que je repartais vers Albany, dépassais Amsterdam et Syracuse et me dirigeais vers Little Falls. J'y arrivai tard dans la journée et je m'installai dans un Best Western.
J'ai d'abord cru que Brockett's Bridge était le nom original de Little Falls. Mais une visite à leur bibliothèque publique me détrompa. Brockett's Bridge, fondée en 1794, était l'ancien nom de la commune voisine de Dolgeville.
A la bibliothèque de Little Falls, je découvris d'autres informations sur le lieutenant Spencer, y compris l'adresse de sa famille sur Fourth Street, dans ce qui était autrefois Brockett's Bridge. Aucune mention, par contre, d'une famille Chester.
Prochain arrêt : Dolgeville. Une seule personne à l'hôtel de ville avait entendu parler de Brockett's Bridge, ce qui donne une idée de l'oubli dans lequel est tombé l'ancien nom de la ville. Mais tout le monde fut très serviable et amical. Le mieux à faire, me dit-on, était de rendre visite au musée historique du comté à Herkimer.
J'y appris tout ce que j'avais besoin de savoir sur Gary Spencer (comme je me suis mis à l'appeler), depuis sa naissance en mars 1839 jusqu'à son enrôlement dans l'armée des Etats-Unis en 1862. Il était issu d'une famille de six enfants, son père Thomas était instituteur et son grand-père faisait partie des premiers colons. Oui, il y en avait des choses à dire sur Gary, né Elbridge Gerry Spencer, également connu sous le nom d'Eben Spencer, âgé de seize ans, dans le premier recensement effectué par la ville en 1855.
J'appris également le véritable nom du " docteur Chester ". La ville comptait quatre médecins à l'époque. Le Dr Chester était le plus âgé, l'herboriste, celui qui avait un jeune frère.
Autre fait étrange : en 1871, un financier suisse du nom d'Alfred M. Dolge débarqua à New York et, sans même s'arrêter pour déjeuner chez Delmonico (3), sauta dans le premier train pour Little Falls et alla soumettre au conseil municipal de Brockett's Bridge une étonnante proposition.
Si vous rebaptisez votre ville pour lui donner mon nom, dit Dolge, je ferai construire à mes frais une fabrique de chaussures en ville, et en plus je vous offrirai le raccordement à la voie ferrée qui va de Little Falls à New York.
Terriblement généreux de sa part, pas vrai ? On ne peut que se demander pourquoi cet Européen fortuné était à ce point désireux d'effacer le nom de Brockett's Bridge.
Et il y a autre chose. Le Recensement de 1870 et le premier fichier local de Dolgeville, daté de 1881, ne contiennent aucune trace de Gary Spencer, du Dr Chester ou de son jeune frère. Apparemment, ils avaient tous quitté la ville avant 1870.
Voici donc ma théorie sur ce qui s'est produit.
Un jour, entre avril et juillet 1862, pendant une période d'activité OVNI intense (le magazine Fate a fait état pour cette année-là d'observations aux chutes du Niagara dans l'Etat de New York, ainsi qu'à Manassas en Virginie. Charles Fort a également recueilli de nombreux cas de lumières mystérieuses sur la lune pendant la même période), une soucoupe volante s'est écrasée dans la campagne isolée qui s'étend entre Salisbury Center, New York et West Canada Creek. Soit le pilote extraterrestre a été gravement blessé, soit l'équipage a été tué et il n'est resté qu'un survivant : un humanoïde bleu-vert doté de quatre bras et de deux jambes.
Arrive le Dr Chester, qui cherche des herbes dans les bois. Il découvre l'épave ou bien rencontre le pilote blessé. Il ramène la créature à Brockett's Bridge sous le couvert de l'obscurité.
A cette époque où les antibiotiques étaient inconnus, le Dr Chester ne peut pas sauver les deux bras gauches de l'extraterrestre. Mais d'une manière ou d'une autre il parvient à lui sauver la vie et à le soigner. Et son hôte inhabituel apprend l'anglais et lui parle de nouvelles formes de vie au-delà de l'atmosphère terrestre.
Mais nous sommes maintenant en juillet 1864 et le Dr Chester est de plus en plus nerveux. Il sait qu'un jour ou l'autre les amis de l'extraterrestre reviendront. Pire, la crainte d'être découvert, qui ne l'a jamais quitté, commence à l'obnubiler. Des actions de guérilla menées par les Confédérés dans le Vermont ont déclenché une chasse à l'espion qui a même atteint la tranquille Brockett's Bridge.
Je veux dire, le bon docteur ne peut pas vraiment écrire à Abe Lincoln pour lui dire " Devinez qui séjourne à la maison ? ".
Donc il finit par révéler son grand secret à son jeune frère et à Gary Spencer. Et alors…

Je ne sais pas. J'ignore ce qui est arrivé. Tout ce que je sais, c'est que Gary et les frères Chester n'étaient plus à Dolgeville en 1870.
La nécrologie de la sœur de Gary publiée dans le journal d'Herkimer en 1889 indique simplement qu'il a " disparu vingt ans auparavant ".
Et voilà où nous en sommes… pour l'instant. Pourquoi ai-je voulu raconter cette histoire ? Pour deux raisons, en fait.
Mes recherches sur le terrain ont confirmé un certain nombre des faits rapportés dans le " rêve " de Lovecraft en 1920. Il y a trop de faits vérifiables pour qu'il s'agisse seulement d'une simple coïncidence.
D'autre part, cela date de deux ans, et je ne sais pas quand je pourrai (si je le peux un jour) retourner dans le nord de l'Etat de New York pour approfondir mes recherches. Et puisqu'il n'existe pas de prix Nobel d'ufologie, j'ai décidé de rendre mes recherches publiques en espérant qu'un ufologue honnête reprendra un jour cette importante enquête.
Le bouleversement de l'an 2000 (4) pourrait être le plus grand pétard mouillé depuis la comète Kohoutek de 1974. Mais il pourrait aussi constituer un tournant décisif, comme l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand en 1914.
Dans le cas où la deuxième hypothèse serait la bonne, je délivre cette information vitale à la communauté ufologique. L'affaire de Brockett's Bridge est trop importante pour que je la garde pour moi. Nous pourrions bien avoir ici un Roswell du XIXe siècle. J'espère que quelqu'un pourra le déterminer avec certitude.
Alors, lecteur du Roundup, qui que tu sois, si tu décides de reprendre cette quête, tous les indices dont tu as besoin sont ici.
Bonne chasse !

Joseph Trainor

Traduction : Franck Périgny


Extrait de UFO ROUNDUP Volume 4, n° 34 - 16 décembre 1999
© 1999 Masinaigan Productions, tous droits réservés.
Reproduit avec l'autorisation de l'auteur.


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NOTES

(1) Le Gallomo était composé d'Alfred GALpin, H.P. Lovecraft et Maurice W. Moe.
La lettre, datée de 1920 sans autre précision, se trouve p. 111 dans Lettres 1 (C. Bourgois, 1978).
On la retrouve, datée cette fois du 11 décembre 1934, dans le 3e tome de l'intégrale Lovecraft chez " Bouquins " (Robert Laffont, 1992), p. 229. (NDT)
(2) Lovecraft écrit : " Je m'appelais le Dr Eben Spencer… "
(3) Delmonico : chaîne de restaurants dont le premier a été ouvert par un immigrant suisse, à New York, en 1825. (NDT)
(4) " Cette expression, précise l'auteur, fait référence à la possibilité d'une catastrophe informatique qui pourrait provoquer de nombreuses émeutes et un important désordre civil le 1er janvier 2000 ".

 

Franck Périgny

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Lovecraft :
le créateur rattrapé par
ses créatures

 

 

 

 

Denis Labbé ©


 

 

Le destin d'un auteur est parfois terrible, souvent étrange, car entre le détournement de son œuvre et l'oubli, le pont est plutôt étroit. Il est donc aisé pour une œuvre de tomber de l'un ou l'autre côté, d'être récupérée contre son gré ou de ne plus être lue du tout. On pourrait penser la récupération salutaire, comme une manière un peu nouvelle de faire survivre l'œuvre. Mais encore faut-il savoir de quelle récupération on parle, de quels emprunts, de quels détournements. Pour Lovecraft, comme pour d'autres tels que Seignolle (1) , l'accaparement est plutôt de l'ordre de la diffraction, d'une saisie partielle et déformée de son univers réalisée par quelques groupes ésotériques qui ont entouré l'œuvre littéraire de réflexions absconses et de cérémonials ténébreux, entraînant le nom de Lovecraft dans les méandres de l'ésotérisme. En furetant sur internet, par exemple, l'amoureux de Lovecraft a de forts risques d'être happé par des sites étranges exposant des rites et des pratiques directement influencés par l'œuvre de Lovecraft, ou par l'un de ses avatars. Ces groupes, nourris aux larmes de Dagon, de Leng ou Cthulhu, puisent dans les textes lovecraftiens, mais surtout dans leurs pastiches et autres développements, des bribes de cérémonies, des fragments de rituels, des éléments d'invocations, qui leur servent à entrer en contact avec les créatures dépeintes par Lovecraft. Pour le non initié, cela peut sembler une franche plaisanterie, mais lorsque l'on se penche un peu plus dans cette littérature para-fantastique, on se rend vite compte qu'il n'y est jamais question de divertissement ou de jeux de rôles, mais bien de pratiques occultes.
Certes, ces penchants ésotériques n'ont jamais été très éloignés des cercles littéraires et de nombreux liens se sont tissés entre les deux milieux. Du XVIIème au XXème siècle, de nombreux intellectuels, écrivains et artistes se sont lancés dans des expérimentations occultes ou ésotériques, se liant de près ou de loin à des pratiques kabbalistes, rosicruciennes, spirites, alchimistes, essayant de communiquer avec l'au-delà, de retrouver des êtres disparus, de toucher le Centre du Monde, d'atteindre le Graal de l'ultime découverte. Au XIXème siècle, de nombreux groupes d'études des phénomènes paranormaux sont apparus, comme la Société pour la Recherche Psychique à Londres en 1882, étayés par des découvertes ou pseudo découvertes de plus en plus nombreuses, telles les expériences de Mesmer sur l'hypnotisme. Des auteurs aussi reconnus que Conan Doyle ou Hugo se sont d'ailleurs livrés à des pratiques spirites, certains comme Arthur Machen (membre de la Golden Dawn) ou Bulwer Lytton se sont même passionnés pour l'ésotérisme, tandis que Le Fanu, Balzac ou Nerval (proches de l'Eglise de la Nouvelle Jérusalem de Swendenborg) ou encore Gustav Meyrink se penchaient à la même époque sur un occultisme plus actif. Si l'on ajoute à cela le mysticisme panthéiste d'Algernon Blackwood et les innombrables références occultes que l'on peut retrouver dans les romans et nouvelles fantastiques, il faut bien admettre que le monde de la littérature est, depuis longtemps, abouté aux pratiques ésotériques.
Mais était-ce suffisant pour faire de Lovecraft un nouveau prophète de l'occulte ? Rien n'est moins sûr, puisque lui-même s'opposait avec véhémence à toute cette pseudo connaissance. Qu'est-il donc arrivé ? Et pour quelles raisons s'est-on emparé de ses nouvelles pour en faire des textes révélateurs ? En étudiant attentivement son œuvre, force est de constater qu'il avait lui-même semé les germes de cette singulière renaissance occulte, disséminant aux détours de ses intrigues de nombreux éléments susceptibles d'attirer les grands prêtres de l'ombre, leur donnant matière à des réflexions ésotériques et à des pratiques magiques.


1. Une lecture ésotérique ?

Lorsqu'on lit des articles de Lovecraft tels que " Le cosmos et la religion ", " La confession d'un incroyant " et surtout " le cancer de la superstition "(2) , on comprend rapidement que le Maître de Providence n'avait que faire de toutes ces idées ésotériques qu'il jugeait sans fondements. Pour lui, la vérité appartenait aux sciences fondamentales, même si la littérature semblait pour lui le véhicule idéal de ses rêves. " Je suis par nature un sceptique et un analyste, j'ai donc très tôt fait mienne cette attitude générale de matérialiste cynique que j'affiche à présent, et elle ne varie donc que dans ses détails et non dans ses fondements "(3) écrivit-il en 1922 pour bien faire comprendre à ses lecteurs quelle personne il était réellement, coupant court à toutes les rumeurs qui devaient déjà circuler sur son compte. Cette déclaration a de quoi surprendre ceux qui n'ont lu que ses nouvelles, y découvrant un monde dans lesquelles les lois sociales, religieuses et naturelles sont sans arrêt transgressées. Et pourtant, elle présente dans son exacte vérité l'entité Lovecraft, esprit cartésien et écrivain fantastique, sorte de Janus aux facettes contradictoires, penseur matérialiste et artiste, homme ayant les pieds sur terre, mais la tête dans les étoiles. Lorsqu'on étudie attentivement cette citation, on se rend vite compte qu'elle semble contredire la production littéraire lovecraftienne telle qu'on nous la présente : " sceptique " est bien un adjectif qui ne colle absolument pas à une nouvelle telle que " La Couleur tombée du Ciel " dans laquelle il faut être tout sauf sceptique pour accepter l'inacceptable. Il en va de même pour l'expression " matérialiste cynique ", car l'image que l'on se fait du Maître de Providence est plutôt celle d'un doux rêveur à la limite de la folie.
Mais ces contrastes peuvent parfaitement s'expliquer. Enfant solitaire, livré à lui-même, tenu à l'écart de l'école et des enfants de son âge, Lovecraft fut un autodidacte qui a dû se forger seul un esprit, cherchant dans ses nombreuses lectures le ciment adapté à la mise place de son œuvre. Et contrairement à ce que l'on peut penser, ce ne fut pas l'occulte la base de ses textes, mais bien la science, aussi bien la chimie que l'astronomie. On est en droit de s'étonner si l'on ne lit que les digressions oniriques d'une nouvelle comme " Les Montagnes hallucinées ", mais cela paraît évident lorsqu'on fait référence à la longue préparation de l'expédition (4). Le même article cité plus haut se poursuit par ces mots : " il n'y a rien que je puisse souhaiter, si ce n'est voir les choses telles qu'elles sont ". On a beau chercher, aucune trace d'ésotérisme n'est présente dans ses paroles. Lovecraft n'était certes pas qu'un matérialiste, plutôt un agnostique onirique, rejetant les mythes chrétiens, ces " vestiges de la foi " dont il se sentit si éloigné dès son cinquième anniversaire. Qui plus est, il avoua qu'à treize ans il était " complètement convaincu de la futilité et de l'insignifiance de l'homme " et qu'il se constitua alors une sorte de culte personnel d'inspiration antique.
Et voilà, la première brèche ! A regarder de près, il semble bien qu'un début de croyance ésotérique soit apparu dans la vie de Lovecraft.. à treize ans… De là, à en faire un occultiste, apôtre des incantations, des rituels et des recherches sur les manières les plus sûres d'entrer en contact avec l'au-delà, le pas est plutôt important. En fait, en lisant cet article, on suit le cheminement intellectuel d'un enfant surdoué, solitaire et livré à lui-même. Qu'il soit passé par un stade de rejet, un stade de création, pour enfin parvenir à se faire sa propre opinion est tout à fait normal et sain. En définitive, Lovecraft était un déterministe, c'est-à-dire quelqu'un croyant que dans la nature tout obéit à des lois rigoureuses, y compris les conduites humaines. On est bien loin de l'ésotérisme qui est souvent à l'opposé de cette doctrine philosophique. Et si ses mondes semblent étrangers à ses raisonnements scientifiques, cela n'en fait pas pour autant un apôtre de rituels abscons. Un écrivain explore dans son œuvre quelque chose de bien plus vaste que ses propres aspirations. Il y place ses craintes, ses espoirs, ses phantasmes, ses déchirures, tout ce qui fait de lui un artiste, saltimbanque évoluant au-dessus du vide que traverse la corde raide de l'écriture.
Mais alors, si ce n'est cette petite incartade d'adolescent dans les faubourgs d'une nouvelle religion antique, qu'est-ce qui a bien pu entraîner l'œuvre lovecraftienne dans les méandres de l'ésotérisme ? Quels rapports peut-il donc y avoir entre la littérature de marge et des systèmes de réflexion basés sur les " révélations " de Lovecraft ? Pourquoi ces ésotériques ont-ils absolument voulu faire du Maître de Providence un prophète de quelque culte révélé ? Il a bien fallu que des éléments les attirent et ceux-ci ne peuvent être contenus que dans les récits du Maître de Providence.


2. Le Necronomicon et autres ouvrages

Lorsqu'en 1921, le Necronomicon apparut dans la nouvelle La cité sans nom, Lovecraft ne devait pas se douter que cela allait avoir un tel retentissement. De nombreux autres auteurs avaient déjà utilisé cette ficelle littéraire du livre maudit sans attirer sur eux autant d'attention. Mais pour le Necronomicon, c'est autre chose (5). Ce livre de révélations lié au culte de Cthulhu obtint un tel succès qu'il devint rapidement un objet de dévotion, entraînant même certains crédules dans de longues et fastidieuses recherches afin d'en découvrir un exemplaire. Ce simple fait démontre avec évidence le réalisme de l'œuvre de Lovecraft, donc sa crédibilité auprès de son lectorat. Un réalisme mené de main de maître par l'auteur qui sut entourer son ouvrage d'un halo de mystère et de danger, n'en dévoilant que d'infimes parties, afin de mieux laisser le lecteur en imaginer les paragraphes les plus horribles. Et Lovecraft en joua parfaitement, produisant de nombreux commentaires afin de mieux asseoir son ouvrage dans le réel, lui adjoignant un auteur fou et exotique, un traducteur en latin, langue des rituels, et enfin une légende pleine de péripéties racontée notamment dans Histoire du Necronomicon. Cette légende bâtie autour de
Mais le réalisme ne faisant pas tout, Lovecraft avait imaginé de ne donner de ce livre que de vagues aperçus, d'étranges extraits destinés à intriguer et à terrifier, n'entrant pas dans l'excès qui aurait définitivement tué son effet. Le fameux distique que tout le monde essaie de comprendre et que personne ne parvient à traduire avec exactitude en est un parfait exemple (6). Aux lecteurs imaginatifs d'en écrire la suite. Et c'est ce qui a été fait, non seulement par les lecteurs, mais également par de nombreux autres écrivains, tout d'abord les amis de l'auteur, puis d'autres, et d'autres encore, ce qui donna une explosion exponentielle des récits incluant le Necronomicon. Cette multiplication des apparitions succinctes du livre ne faisant qu'accroître son prestige, donc sa crédibilité. Les échanges épistolaires du Maître de Providence participèrent également à cette légende, puisque Lovecraft parvint à faire croire à plusieurs de ses amis qu'il détenait un exemplaire de l'ouvrage maudit, ce qu'il réfuta rapidement. Mais son humour très britannique ne convint pas tout le monde. En effet, de nos jours, certains ont la certitude que l'écrivain avait bien en sa possession un Necronomicon et qu'il a pris peur et n'a pas voulu le dévoiler entièrement.
Ainsi, entre le réalisme de son histoire et les mystérieux extraits mis à la disposition de tous, l'ouvrage maudit avait tout pour se glisser dans une certaine clandestinité et rejoindre des groupuscules ésotériques avides de grimoires maudits susceptibles de leur ouvrir les portes d'un autre monde. Comme de plus, le peu qui nous a été offert peut le faire passer pour un manuel de magie destiné à invoquer des dieux, des démons ou des créatures venues d'outre monde, il suffisait aux ésotériques de tendre la main pour se l'accaparer. Et s'accaparer les autres.
En effet, le géni de Lovecraft ne s'étant pas arrêté là, il a crée d'autres livres, entraînant ses amis à en faire de même, se les accaparant ensuite afin de mieux les lier à son œuvre. Ce fut le cas des Manuscrits Pnakotiques, du De Vermis Mysteriis de Bloch, du Unaussprechlichen Kulten de Howard et de bien d'autres. Comme on peut le constater, les noms ne sont pas choisis au hasard. Le terme de " manuscrits " assoie le caractère ancien et unique du livre, tandis que le choix du latin par Bloch permet d'en faire un livre de rituels et celui de l'allemand par Howard de plonger son ouvrage dans les méandres des réformes et des sciences occultes. La mise en abîme du Necronomicon, et des autres ouvrages maudits, dans l'œuvre lovecraftienne, a bien entendu servi à rendre plus accessible les diverses transgressions fantastiques de son univers, mais cela a également ouvert les portes aux aventuriers de l'occulte, leur fournissant des manuels rapidement accessibles.


3. Le panthéon

Mais pour qu'il y ait révélations, rituels, donc pour que cela puisse réellement passionner des adeptes des sciences occultes, il fallait un peu plus que cela, et au moins des choses à révéler, des créatures à invoquer, de la magie à développer. C'est bien évidemment le cas dans l'œuvre de Lovecraft qui est veillée par le grand Cthulhu lui-même. Aux détours des pages, on découvre le nom, la présence, l'ombre de quelques infâmes créatures dont il ne nous est fait que de vagues et imparfaites descriptions. Outre Cthulhu, les noms d'Azathot, de Nyarlathotep, de Yog-Sothot, de Shub-Niggurah, de Dagon ou de Tsathoggua se glissent dans les pages afin de mieux nous inquiéter.
Ce véritable Olympe démoniaque apparaît comme un creuset idéal pour ceux qui se veulent de leurs cultes. Il suffit simplement de s'intéresser aux noms mêmes de ces dieux (ou démons ?) pour s'en persuader. Tout d'abord Dagon, raccroché au mythe par divers tours de passe-passe, est une déité des anciens Philistins, peuple ô combien méconnu, donc entouré de mystères. Ce dieu antique incarnait le Mal pour les chrétiens, puisqu'il appartenait à un culte polythéiste opposé aux premières tribus d'Israël. Créature marine pour Lovecraft, il était plus certainement un dieu agraire qui fut récupéré par différentes civilisations, dont Sumer. Les dérives lovecraftiennes en ont fait plus un démon auréolé de tout le savoir antique contenu dans son nom. Il en va de même pour les noms aux consonances égyptiennes d'Azathot, dont le préfixe " aza " semble phénicien alors que " thot " était le dieu de l'écriture, mais aussi l'ancêtre de l'Hermès Trismégiste des Grecs et des alchimistes. Les noms de Nyarlathotep et Yog-Sothot semblent avoir été construits de toute pièce. Etrangement, le début du nom Yog-Sothot paraît issu d'une racine sanscrite " yog " signifiant " union " alors que la racine est à rapprocher évidemment du même dieu que plus haut. Une étude précise de la morphologie des noms de dieux dans l'œuvre lovecraftienne apporterait d'ailleurs d'autres précisions quant aux mystères évoqués. Car il s'agit bien de mystères, au sens religieux du terme, semblables aux mystères Eleusis dont les rites secrets se pratiquaient dans certaines régions de la Grèce antique. Cet attachement aux lointaines cultures sémitiques, aux mythes indo-européens et aux religions du pourtour méditerranéen a permis aux textes de Lovecraft de s'ancrer dans le réel, tout en développant leurs vrilles étranges et fantastiques de manière plus vraisemblable.
Sa volonté de rendre tout cela plus crédible s'incarne parfaitement dans la manière dont est décrit le monde des Grands Anciens, leurs villes étranges perdues dans les sables (Irem dans La Cité sans nom), leurs métropoles cyclopéennes du bout du monde (en Arctique dans Les Montagnes hallucinées, en Australie dans la nouvelle Dans l'Abîme du temps) ou carrément au fond des mers à la manière d'une Atlantide démoniaque (R'lyeh où attend et rêve le Grand Cthulhu dans L'Appel de Cthulhu). Ainsi, les Grands Anciens ne sont-ils pas uniquement des déités désincarnées perdues dans un Olympe de pacotille entre ciel et terre. Ce sont des créatures de chair, capables de bâtir comme de détruire, plus proches de l'idée païenne de la force et du pouvoir que de l'imagerie chrétienne. Cela leur donne plus de crédibilité, et justement, cette crédibilité est ce qui a conduit les ésotériques à s'approprier plus facilement le mythe afin d'en faire un nouveau mystère. Le panthéon déjà créé, et même amélioré par Lovecraft lui-même dans une lettre du 27 avril 1933 envoyée à James F. Morton (7), ils leur suffisaient de l'utiliser tel quel et même de le compléter afin de lui donner plus d'ampleur. Ce qui fut fait. En liant ces dieux à des êtres humains, à ses amis comme C.A. Smith et à lui-même, Lovecraft se plaçait immanquablement au centre de ce panthéon, prophète des temps modernes d'une nouvelle religion révélée.



4. Les livres et citations

Pourtant, tout cela n'aurait certainement pas suffi à attirer les ésotériques qui auraient dû simplement en rire, assimilant les tentatives de rituels réalisées par les personnages de Lovecraft à de pures illuminations. Il leur fallait des bases solides, des références (8) incontournables, des repères auxquels s'accrocher. On le sait, la littérature comptait énormément aux yeux de Lovecraft puisque la bibliothèque familiale fut son unique univers durant toute son enfance, le lieu où il se réfugiait afin d'échapper à l'incompréhension de son entourage. Toutes ces années de lecture effrénée, de recherches, de consultations diverses ont servi à lui donner un bagage inégalable dont il parsème ses textes. C'est grâce à ses lectures, à ses influences, que ses récits se sont retrouvés truffés de liens intertextuels, de citations et de références . Toutes ses sources ont contribué à donner une légitimité littéraire aux textes lovecraftiens, les appuyant sur une assise solide, des fondations tirées de grands textes, mais également d'ouvrages interdits ou d'œuvres détournées. Tout cela devait servir à mieux faire accepter les nouvelles du Maître, à être reconnu auprès de ses pairs et des lecteurs le découvrant. Mais cela a joué dans un autre sens. En effet, à vouloir auréoler de mystères son œuvre, à vouloir trop la rattacher à des ouvrages ésotériques ou déjà récupérés par les ésotériques, Lovecraft a fait lui-même glisser ses écrits vers d'étranges arcanes.
Ainsi, aux détours de ses textes pouvons-nous rencontrer des citations d'ouvrage tels que : le Grand Albert, le Thesaurus Chemicus, La clavicule de Salomon, le Clavis Alchimae, le Liber Investigationis… autant de textes liés à la sorcellerie, à l'alchimie, à la magie, à la chimie, à des cultes déjà anciens qui passionnaient les ésotériques des siècles précédents. Autant de jalons vers l'ésotérisme. Claude Seignolle, dans " sa mise en garde en guise de préface " de l'édition du " Grand et du Petit Albert " (9) présente le livre ainsi : " Voici donc entre tes mains l'édition authentique et intégrale de ces prodigieux Grand et Petit Albert qui, depuis des siècles, font se pâmer l'imagination de ceux qui ne les possèdent pas ! Le pouvoir dans la poche ! Le mystère de ton côté et à ton entier service ! ". Il n'en faut pas plus pour expliquer la réputation d'un tel ouvrage. Et pour les autres précédemment cités c'est la même chose : traités de chimie ancienne, de magie et d'alchimie, dont les noms latins inquiètent, intriguent, font naître de magnifiques envolées lyriques et oniriques. S'ils sont en latin, c'est qu'ils ont quelque chose à cacher !
Bien plus encore, dans " l'Affaire Charles Dexter Ward ", on cite le Zohar, le livre de la splendeur, texte des kabbalistes juifs qui apparaît comme le grand livre des ésotériques et qui recèle des sens cachés connus des seuls initiés. Il en va de même pour le Livre d'Enoch, ouvrage apocryphe de l'Ancien Testament dans lequel est évoquée une apocalypse. A nouveau un livre secret rejeté par l'Eglise. Il n'en fallait pas plus pour attirer le regard des ésotériques qui y voyaient un terrain déjà jalonné. Et des jalons, ils en trouvèrent encore. Car à côté de ces livres apparaissent d'autres références occultes, tels les noms d'Eliphas Levi qui, selon Lovecraft, " prétendait détenir les secrets de l'antique magie, et se vantait d'avoir évoqué le spectre du vieux mage grec Apollonios de Tyane. " Il est d'ailleurs fait référence à une de ses incantations dans " l'Affaire Charles Dexter Ward "(10) . Dans ce même texte, l'alchimiste médiéval Artephius, le physiologiste italien Borellus, le kabbaliste chrétien Pic de la Mirandole, l'occultiste Johannes Trithemius sont autant de cautions ésotériques, autant de portes ouvertes à la récupération pour différents adeptes des sciences ésotériques. Si l'alchimie semble au-dessus de ce type de déviance, il n'en va pas de même pour les adeptes de l'occulte.
Cet exemple n'est d'ailleurs pas isolé, puisqu'il en va de même dans plusieurs autres textes appartenant ou non au mythe de Cthulhu. Dans " Le Festival ", texte de 1923, ce sont Lactance (apologiste chrétien), Joseph Glanvill (défenseur de la sorcellerie) qui sont cités, plaçant automatiquement ce récit sous les lumières sataniques. " L 'Appel de Cthulhu " se place d'ailleurs dans la même lignée avec ses références à Frazer et Miss Murray, mais avec une petite différence, c'est que Lovecraft avait voulu, cette fois-ci, obtenir une légitimité de ses paires en citant également les écrivains Blackwood, Machen et C.A. Smith. Tout cela peut sembler déroutant. Mais Lovecraft semblait prendre un malin plaisir à attirer ses lecteurs dans les méandres de ses citations et de ses référents intertextuels. Même les livres les plus anodins prenaient un sombre cachet sous sa plume. C'est le cas de l'ouvrage de Gossuin (ou Gauthier) de Metz intitulé Images du Monde. Paru au XIIIème siècle, sous couvert des connaissances de l'époque, il se voulait un livre scientifique, même si, de nos jours il ressemble plus à un livre ésotérique à cause de sa langue archaïque, de ses dessins et schémas un peu étranges. Mais ce n'était absolument pas son propos. Lovecraft l'a-t-il seulement lu ? Peut-être. Une traduction en anglais a été réalisée dès 1480 par Caxton et a obtenu un grand succès, il est donc possible qu'il ait eu entre les mains un exemplaire de cette traduction ou une de ses réimpressions.
Comme on peut le constater, Lovecraft semble avoir semé les germes de l'ésotérisme dans ses textes en y incluant ses propres références ésotériques mais également en détournant, volontairement ou non, certains textes. Ainsi, en voulant donner à ses nouvelles un petit goût de mystère indispensable au bon développement de l'intrigue, il a glissé des points d'appui que se sont empressés de saisir les adeptes de pratiques ésotériques. A force d'offrir de telles prises, il était évident que quelqu'un allait les saisir et pousser l'œuvre dans une direction qu'elle indiquait déjà, faisant des récits de Lovecraft, non plus de simples textes fantastiques, mais des ouvrages ésotériques semblables à ceux qu'il citait.


5. Les écrivains autour du mythe

En ouvrant son œuvre à tout le monde, en permettant à n'importe quel écrivain de s'approprier ses personnages, son panthéon et son mythe, Lovecraft cherchait à se placer au centre même de l'univers qu'il avait construit, dans ce monde de livres et de magie qui avait bercé toute son enfance. Il y est parvenu, devenant un personnage au milieu de ses propres personnages sous la plume de Robert Bloch, Brian Lumley ou Colin Wilson par exemple (11). Cela partait d'une idée originale et plutôt astucieuse, mais qui s'est retournée contre le génial auteur de Providence. En effet, lorsque chacun était, et est toujours, autorisé à s'intégrer au mythe, il est tout aussi capable de le déformer, de lui donner la forme qu'il souhaite. Si Robert Bloch, Clark Ashton Smith ou F. B. Long ne peuvent être critiqués, il n'en va pas de même pour d'autres dont il n'est pas nécessaire ici de citer les noms. Malheureusement, il est un nom qu'il faut néanmoins prononcer, car malgré tout le travail entrepris par Derleth, ses pastiches n'ont fait qu'alimenter l'œuvre de Lovecraft en informations parasites, créant de toutes pièces la légende du mythe de Cthulhu et le déformant au point d'en faire un assemblage de textes ésotériques. Dans " les engoulevents de la colline ", l'auteur d'un journal lu par le personnage principal nous donne des renseignements sur le culte lui-même et les créatures qu'il honore : " En ce qui concerne les Anciens, d'après les écrits, ils attendent à la Porte et la Porte est partout dans tous les temps. Ils ne savent rien du temps ni de l'endroit, mais ils sont dans tous les temps et dans tous les endroits sans jamais s'y montrer.. ", quelques lignes plus haut c'était carrément un rituel d'invocation qui était retranscrit : " Pour faire venir Yog-Sothot d'Ailleurs, ayez la sagesse d'attendre que le Soleil soit dans la Cinquième Maison, quand Saturne est en train, tracez le pentagramme de feu, et récitez trois fois le Neuvième verset, en répétant que la fête de Roodemas et Hallon projettera la Chose dans les Espaces Au-delà de la Grille, dont Yog-Sothot est le gardien… " On nage en plein délire occulte, bien loin des préoccupations de Lovecraft. En puisant à même les idées non exploitées de son ami, Derleth a certainement souhaité lui rendre hommage, mais il l'a fait en attirant le mythe à lui et en lui faisant prendre une direction que Lovecraft ne souhaitait pas lui voir prendre.
Certes, il faut reconnaître que sans Derleth, Lovecraft n'aurait certainement pas été connu du grand public, que sans son dévouement et son amitié bien des textes auraient été perdus et beaucoup oubliés. Mais Derleth a malheureusement porté un certain tort à l'œuvre du Maître de Providence. Catholique convaincu, proche des idées véhiculées par Henry Thoreau et Ralph Waldo Emerson, (panthéistes à la recherche d'une révélation intérieure, prônant le retour à la nature et le transcendantalisme), Derleth prônait des idées bien différentes de Lovecraft. Et c'est bien là que le bât blesse. Même parfaitement lue, les nouvelles liées à Cthulhu ne pouvaient souffrir d'être tirées dans une direction autre que celle indiquée par leur créateur. Bloch l'avait parfaitement compris, rendant hommage à Lovecraft en l'incorporant à deux nouvelles, puis mettant un terme au mythe dans son dernier ouvrage consacré à Cthulhu (12). Mais pour un subtil Bloch, combien de parasites, de gâte-papier, de plumitifs, d'écrivassiers de bord de comptoir, incapables d'apporter ne serait-ce qu'une étincelle à l'univers lovecraftien ? Combien d'assassins, combien de parricides, combien de régicides pour un unique créateur ? La liste serait longue, donc fastidieuse, mais elle permettrait de faire apparaître des aberrations bien plus importantes encore que les déviances de Derleth.


6. La critique, les traductions et le personnage

Enfin, il faudrait un peu se pencher sur la critique et sur les interprétations de l'œuvre lovecraftienne, car là aussi, il y a beaucoup à dire. Nombreux sont responsables de l'image déplorable de Lovecraft et du détournement de son œuvre. La critique dans son ensemble a toujours voulu attirer Lovecraft dans ses filets, n'hésitant pas à en faire un illuminé, un fou dangereux, un misanthrope, un raciste, un marginal parfaitement incapable de se lier avec quelqu'un. On a beaucoup inventé sur son compte, beaucoup déformé également, n'hésitant pas à corrompre l'œuvre afin de tirer les textes à la suite de la critique. Nous ne reviendrons pas ici sur les innombrables aberrations, coupes, modifications et erreurs émaillant la plupart des premières traductions françaises, il suffit de comparer ces parutions avec les œuvres en anglais ou tout simplement avec les derniers textes de la collection Bouquins pour s'en persuader. Mais pourquoi cela a-t-il été fait ? Là est le point le plus important. Des erreurs de traduction sont logiques, habituelles, toute traduction n'étant en fait qu'une interprétation de l'œuvre, mais les coupes sont volontaires, inacceptables, surtout lorsqu'elles ont un but précis.
Il fallait faire de Lovecraft un être aussi mystérieux que ses textes, la critique s'en est chargée. Puis il a fallu faire de son œuvre un univers aussi déformé que l'image que la critique en avait donné, les traducteurs s'en sont chargés. Le Mythe a été créé dans ce but : faire des nouvelles associées à Cthulhu un ensemble de textes cohérents et créer ainsi une aura ésotérique autour de textes inspirés par Dunsany et Machen. A partir de là, les critiques se sont engouffrés par cette porte, faisant de Lovecraft, non seulement un écrivain, mais également le créateur d'une sorte de culte, le Maître de Providence, avec tout ce que cela peut entraîner de dérives. Ainsi, de texte critique en texte critique, la légende se nourrissant de la légende, le petit écrivain w.a.s.p. de l'Est des Etats-Unis est devenu le prophète d'une œuvre révélée. Ce cercle vicieux se poursuit d'ailleurs dans les allégations d'un grand nombre. On a voulu faire de Lovecraft un reclus qui ne sortait jamais (que faire alors de ses nombreux voyages ?), quelqu'un qui ne connaissait rien de la vie quotidienne (et pourtant il prenait le train, écrivait des lettres), qui vivait dans un monde de rêve (où a-t-il trouvé les Dornier des Montagnes hallucinées alors ?), parlait des langues inconnues (lisait surtout énormément, parlant le latin et le grec), ne mangeait que de la glace et ne sortait que la nuit (ce serait étonnant puisqu'il ne supportait pas physiquement le froid). Un démon, en quelque sorte. Un érudit en fait.
Mais il fallait offrir aux lecteurs un personnage, vendre son œuvre, attirer le badaud à la foire au monstre. Il fallait mettre en avant ses défauts plutôt que ses qualités, monter en épingle ses gloses sur les races plutôt que de s'attarder sur ses oppositions au despotisme (13), se pencher sur ses dissertations mythologiques, plutôt que de mettre en exergue ses lettres condamnant les dérives des voyants. Méconnu, Lovecraft avait plus de chance de faire vendre que parfaitement démasqué. Certains de ses amis ne s'en sont pas privés, mettant en avant ses penchants antisémites (14) , ses idées sur les races supérieures, son attirance pour les peuples nordiques, sa passion pour la solitude loin de la grouillante foule. Eux qui l'ont connu en parlent en connaissance de cause, mais cela n'excuse pas tout. Qu'est donc un homme face à son œuvre ? Qu'était Céline, sinon un être bien pire que ne le fut Lovecraft ? Est-ce que cela a nui à la puissance de son œuvre ? Est-ce que cela l'a servie ? Il y a d'un côté l'œuvre et de l'autre l'homme. Interpréter est salutaire, déformer pour des raisons mercantiles est abject.
Car ce sont bien toutes ces déformations qui ont permis de faire de simples, mais néanmoins excellents, textes fantastiques des récits capables d'attirer l'attention des cultes ésotériques. Ce sont toutes ces corruptions qui ont poussé Fred Pelton à présenter, dans son ouvrage " A Guide of Cthulhu Cultus " en 1946, l'œuvre sous la loupe de l'occulte, dissimulant la qualité littéraire sous la chape du Mythe. Ce sont toutes ces trahisons qui ont conduit vingt ans plus tard Szandor LaVey à incorporer sa propre vision de Cthulhu dans son Eglise de Satan. Ce sont toujours ces gauchissements de l'œuvre lovecraftienne qui alimentent encore de nombreux groupuscules à travers le monde, comme " Les Evangiles du Diable " de Claude Seignolle alimentent une aile de l'Eglise de Satan en Italie. On remarque, avec évidence, que ce sont bien les créatures et les livres inventés par Lovecraft qui ont retenu l'intention de ces adeptes des pratiques occultes, que c'est le sombre Panthéon et ses noirs grimoires qui forment l'ossature de leurs cultes. Mais derrière cette apparence trompeuse, on se rend bien compte qu'un nombre considérable d'éléments ont conduit à cette situation pour le moins ubuesque : faire d'un homme farouchement opposé à toute forme de science non exacte un prophète des sciences occultes.
Ainsi, en cette fin de millénaire, le créateur Lovecraft est donc devenu l'une de ses créatures, prophète malgré lui, et en dépit de tout bon sens littéraire, de sectes ésotériques et occultes bien décidées à se servir de ses visions oniriques dans leurs cultes. On peut toujours s'en étonner, mais il est certain qu'à force d'offrir des transgressions toujours plus extrêmes de la religion, de la société et de la réalité, Lovecraft s'est lui-même placé en marge de la religion, de la société et de la réalité, devenant ainsi une proie idéale pour les gourous des cultes ésotériques qui ont vu en lui un nouveau messie à suivre. Et même si l'homme Lovecraft disparaît derrière ses créatures et ses sombres livres, cela n'est pas plus mal, car cela montre avec certitude que l'univers lovecraftien a gagné son autonomie et peut donc se défendre tout seul.

 



Denis Labbé et Agnès Rivendal

 


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NOTES

(1) Dans un ouvrage intitulé Enquête sur le satanisme, Bibliothèque de l'Hermétisme, Dervy, 1997, Massimo Introvigne nous apprend que Les Evangiles du Diable de Claude Seignolle ont été récupérés par un mouvement turinois appelé " Eglise de Satan " qui s'en sert lors de ses rituels d'invocation.

(2) In " Documents ", Lovecraft ***, Bouquins, Robert Laffont, mars 1992.

(3)In " La confession d'un incroyant ", id., p. 1196.

(4)Descriptions honteusement coupées dans certaines anciennes traductions françaises.

(5)Il n'est pas dans mon propos de revenir de manière exhaustive sur le contenu de ce livre maudit, simplement d'en montrer ses atouts auprès des ésotérismes.

(6)" That is not dead wich can eternal lie/And with strange aeons even death may die ". Le contenu même de ce texte parlant de mort (dead, death, die), d'avènement d'une nouvelle ère (with strange eaons), de vie éternelle (eternal) qui ne l'est pas vraiment, a tout pour s'élever en transgression des croyances établies et donc pour attirer ceux qui cherchent autre chose.

(7)Cf. H.P. Lovecraft : Le Maître de Providence, éd . Naturellement, p. 222.

(8) Cf. " Les références littéraires de Lovecraft " in H.P. Lovecraft : Le Maître de Providence, op. cit., pp. 319-336.
(9) A la suite des " Evangiles du Diable ", coll. Omnibus, Robert Laffont, p. 679.

((10)Cette nouvelle de Lovecraft, peut-être plus que les autres, est celle qui semble être la plus proche des milieux occultes et ésotériques. En effet, les nombreuses références littéraires réelles ou fictives, les rapprochements avec des maîtres de l'occultisme donnent au récit, déjà bien axé sur la découverte d'un monde différent, diabolique, une formidable portée ésotérique

(11)Cf. l'article " La critique du vœu chez Howard Phillips Lovecraft ", Phenix n°35, septembre 1993.

(12)Il suffit de lire Retour à Arkham pour s'en convaincre. Robert Bloch semble être le seul à avoir compris la signification du fameux distique, expliquant que c'est à l'avènement de ces temps étranges (strange aeons) que prendra fin l'attente de Cthulhu et que débutera l'asservissement de l'humanité. La mort n'aura alors plus aucune influence sur l'homme qui servira de nourriture à Cthulhu et ses pairs.

(13)" Cependant, lorsque je loue l'aristocratie, je ne fais en aucune façon allusion à la monarchie absolue telle qu'on la pratique dans la Russie du tasr ou dans l'Allemagne du kaiser. La modération est essentielle en toute chose, et l'autocratie politique, lorsqu'elle est poussée à l'extrême, engendre une multitude d'obstacles stupides à l'art et à l'intellect. " in Nietzschéisme et Réalisme, in Lovecraft***, op.cit.

(14)Ce que fit parfaitement bien Loveman.