Conclusion. Aliénation totale comme Horreur Ultime

 

  

 

Quelle qu’ait été l’inspiration littéraire du " Satellite Jameson ", il est intéressant de constater que les idées fondamentales disant que [1] tromper la mort immédiate en refroidissant le corps de quelqu’un, et [2] tromper la mort ultime par des technologies supérieures de transplant de cerveau dans un appareil de soutien mécanique, ont chacune été presqu’anticipées dans les histoires de Lovecraft, deux ans avant que Jones ne les utilise. Cependant, les cryogénistes se souviennent que Lovecraft fut le premier à relier ces deux idées, dans sa quête d’une meilleure histoire d’horreur. Alors que Jones s’empare des aspects positifs d’un cerveau isolé se dérobant au vieillissement, Lovecraft avant lui imagina probablement que la meilleure approche littéraire de l’Enfer scientifique, éternel, est celle où le cerveau qui ne vieillit pas est en fait réduit à l’impuissance. (En effet, Jones, certainement dans un clin d’oeil à Lovecraft, écrit un passage où son héros cyborg, immortel, est pris au piège justement de cette façon là, durant un moment, sans aucune communication et aucune perpective de secours). Des pensées aussi sombres, même si cela se modifie par la suite, sont des réactions typiques à l’idée de l’immortalité scientifique, et le lecteur se souviendra qu’on peut dire avec quelque justesse qu’un " voyage rendu possible dans l’Enfer scientifique " est le thème de la première histoire cryogénique, écrite par Robert Ettinger lui-même (" The Penultimate Trump " (1948), Voir Cryonics Mai 1991).

 

En tant que maître de l’horreur psychologique, l’une des principales peurs que Lovecraft cherchait à stimuler était la terreur humaine de l’aliénation, la peur d’un être sociable d’être coupé de tout contact relationnel et de son environnement familier, tout en restant conscient. Cet horrible sentiment d’étrangeté et d’isolement circule à travers toute l’oeuvre de Lovecraft pratiquement, et il y a des preuves du fait que l’auteur lui-même eut l’impression pendant sa vie de n’avoir été qu’un homme de passage, en dehors de son propre temps. Le thème général, cependant, revient aux prémices du genre SF.

 

Frankenstein, comme on l’a noté, est un récit sur les horreurs de l’aliénation (négligé en tant qu’enfant, physique non attractif), peut-être plus encore que sur la résurrection scientifique. Le thème est récurrent chez Shelley, son seul autre roman de Science-Fiction (" Le Dernier Homme ") raconte l’histoire du dernier homme sur Terre. La créature de Shelley est un être supérieur à bien des égards, mais il ne peut pas trouver l’amour, et passe son temps " en dehors " de la société, à regarder dedans Lovecraft, comme Shelley, semble avoir été conduit à beaucoup de ses nouvelles et à ses idées prophétiques par la tentative de tirer toutes les ficelles de la " peur de l’isolement " à la fois, tout en essayant de minimiser les événements mystiques.*

 

*(note): Les humains sont comme un troupeau d’animaux, et une partie surprenante de la SF construit la tension littéraire sur les mêmes bases que celle que vous ressentez quand vous essayez d’arrêter un cheval de location qui s’est écarté du chemin tandis que les autres continuent devant. Bien sûr il y a des variations: par exemple, la contribution d’Arthur C. Clarke à ce sous-genre est de donner au héros isolé et séquestré une espèce de transmetteur afin qu’il puisse parler aux gens alors qu’il court à sa perte. Le sujet de l’isolement et de l’auto-suffisance dans la fiction et dans la vie en relation à la cryogénie est probablement digne d’un autre essai. Fin de la note.

 

Considérons le " facteur d’aliénation " que constitue le fait de se réveiller dans un autre corps. ou dans un corps mécanique. Ou l’aliénation de se réveiller dans l’hyper-espace, entouré... d’aliens. Ou se réveiller sous la forme d’une tête ou d’un cerveau désincarné, après avoir été réanimé par des moyens scientifiques. Tous ces thèmes apparaissent dans les histoires de Lovecraft, et si puissante est leur singulière vision de l’horreur qu’il ne peut les souhaiter, même à ses monstres, sans quelque expression d’empathie. En effet, dans " Les Montagnes Hallucinées ", le narrateur est ému, à un moment, il éprouve même de la pitié en regardant les créatures végétales ressuscitées, et leur condition anachronique, assaillies comme elles sont par les humains et les chiens:

 

" Pauvres diables ! Après tout, ils n’étaient pas mauvais dans leur genre. C’était des êtres d’un autre âge et d’un autre ordre d’existence. La Nature leur a joué un tour infernal, comme elle pourrait le faire à n’importe quoi que la folie, l’insensibilité ou la cruauté humaine déciderait d’arracher à la mort ou à un endormissement polaire stérile. Ce fut leur tragique retour à la maison. Ils ne s’étaient même pas montrés brutaux: qu’avaient-ils fait ? Ils s’étaient réveillés dans le froid d’une époque inconnue, attaqués par des quadrupèdes aboyant frénétiquement, couverts par ce qui ressemble à de la fourrure, et s’étaient vaguement défendus contre eux et des simiens blanc aussi agités, venus avec des emballages et un attirail suspects [...] Scientifiques jusqu’au bout, qu’ont-ils fait que nous n’aurions pas fait à leur place ? "

 

Le point de vue de l’écrivain est justement que les monstres ne sont pas méchants, c’est plutôt la situation dans laquelle ils sont placés qui est mauvaise; et nous ne ferions pas mieux nous-même si c’était à notre tour de nous éveiller d’une aussi longue suspension.

C’est peut-être l’opinion de Lovecraft résumée en quelques mots: ressusciter quelqu’un (ou même quelque CHOSE) pour qu’il se retrouve dans l’isolement social est " folie, insensibilité, cruauté ". S’il en est ainsi, c’est une opinion qu’il n’est pas le seul à soutenir. Toutes les horribles images de l’aliénation que Lovecraft a construites avec tellement de talent ont tourmenté, et continuent toujours à le faire, les cryogénistes modernes dans leurs tentatives d’argumenter leur singulière idée, ce qui passe pour de l’insensibilité. Ce n’est pas l’idée d’être éventuellement tiré pour toujours hors de sa culture, de sa famille et de toutes ses relations qui terrifie une personne ordinaire considérant la cryogénie (car évidemment la mort fait tout ça). Mais la terreur vient plutôt de l’idée de tout ce qui pourrait vous arriver si vous étiez réanimé dans le futur et dont vous seriez CONSCIENT: ressentir des choses et en souffrir dans un endroit auquel on ne s’accommode pas. Et peut-être (comme les cerveaux kidnappés de Lovecraft) qu’il n’y aurait même plus de possibilité d’en sortir, même dans la mort.

 

Les femmes semblent avoir une nature plus sociable que les hommes: ce n’est probablement pas une coïncidence qu’une femme soit la première personne à exprimer adéquatement dans la fiction les possibilités d’un isolement social et de l’horreur inhérente à l’évolution des technologies de la résurrection. Aujourd’hui, 176 ans après le cauchemar de Mary Shelley, les cryogénistes ne parviennent toujours pas à vendre leur idée tant aux femmes qu’à une culture toujours profondément empreinte de la vision gothique de Shelley: un être reconstruit à partir de la mort, rejeté de la société jusqu’à la souffrance. Question: est-ce que les cryogénistes eux-mêmes sonnent parfois comme le cerveau désincarné de l’histoire de Lovecraft: prônant calmement et mécaniquement l’attractivité de l’immortalité fonctionnelle et du futur voyage dans l’espace, quitte à devoir déplorer qui sait à quel point le monde social et la vie de famille tels que nous les connaissons actuellement en cette étrange fin du XXèmesiècle?

 

Oui, c’est sans doute le cas. Et en conséquence, le frisson qui remonte le long de l’épine dorsale des gens qui entendent parler de la cryogénie pour la première fois est un sentiment qu’H.P. Lovecraft connaissait bien.

 

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Note de l’auteur: ce document a paru dans le magazine Cryonics, mais récemment, en me promenant sur Internet, j’ai découvert alt.horror.cthulhu, et j’ai pensé qu’il pourrait trouver ici un public nouveau. J’espère que vous l’avez apprécié. Depuis que l’essai a été écrit, il y a eu une adaptation cinématographique du premier roman d’Anne Rice, dans lequel cet auteur féminin tisse la légende du vampire immortel, étroitement incluse dans le thème de l’aliénation sociale de Shelley et Lovecraft. Chez Rice, non seulement les protagonistes se trouvent rejetés culturellement (c’est un fait), mais ils affrontent finalement l’horreur ultime de se trouver rejetés également de leur PROPRE culture. De nouveau, les monstres ont leurs monstres, et la terreur finale n’est pas celle de la mort, mais d’être vivant et seul dans un monde que personne n’a créé.

 

Steve HARRIS

 

Traduction de Anne-Virginie Desroches.

Dragon