Editions Eye of the Sphinx, 1997

C'est une surprise de taille que nous offre l'éditeur britannique Eye of the Sphinx, jusqu'ici spécialisé dans les œuvres de jeunes auteurs fantastiques tels que Clara Basket, Dominik Butler ou Jeremy Wild. L'ouvrage ici présenté est en effet quasi-mythique, à tel point que nombreux étaient ceux qui doutaient même de son existence. En quelques mots, il s'agit d'une sorte de traité de magie noire rédigé au XIVe siècle et qui eut à son époque une influence déterminante, tant sur l'occultisme que sur la pensée en général.


L'Auteur


Qui fut donc le mystérieux auteur de cet ouvrage ? On sait bien peu de choses de lui, et le fait qu'il ne nous soit connu que sous les initiales P. M. est en soi bien symptomatique. Les seuls éléments dont nous disposons sont ceux donnés par l'éditeur dans la dernière partie de l'ouvrage ; encore peut-on parfois avoir des doutes sur la fiabilité des sources. Il ne sera pas inutile de les exposer en détail.

" P. M. " naît aux alentours de 1320 dans un village rural de l'Ile de France. En 1337, il entre à l'abbaye cistercienne de Fontenay en qualité de novice ; son ascension dans la communauté sera rapide puisque dès 1342 on le retrouve au poste influent de trésorier. Les quelques allusions à frater P. M. qu'on retrouve dans la correspondance de l'abbé Célestin, supérieur du monastère, sont très cohérentes malgré leur brièveté : c'est un homme de confiance, dont la piété et la dévotion sont un modèle pour tous les autres moines. Cependant, le goût que notre homme manifeste pour les livres fait parfois froncer les sourcils au bon père Célestin. Il faut dire que la bibliothèque de Fontenay, outre de superbes bibles enluminées (qu'on peut aujourd'hui admirer au musée de Cluny) possède un important fonds d'ouvrages plus profanes, en latin, en grec et en arabe : traités de philosophie, ouvrages astronomiques, histoires naturelles décrivant, à la suite d'Aristote et de Pline, toutes sortes de monstres fabuleux... Parmi ces volumes, il est hors de doute qu'aient figuré certains grimoires d'origine incertaine, traitant de démonologie et de sorcellerie. Aussi on peut comprendre l'irritation manifestée par l'abbé quand le frère P. M. vient de plus en plus fréquemment lui demander les clés de la bibliothèque : de telles lectures ne conviennent pas à un bon moine, chez lequel une saine ignorance est toujours préférable à un excès de curiosité envers certains sujets dangereux.
Au moment où, suite à ces événements, l'abbé envisage à regret des sanctions disciplinaires, P. M. disparaît. Il semble qu'il se soit enfui précipitamment de Fontenay, emportant très peu d'affaires avec lui. Dans sa cellule, on retrouvera un exemplaire très rare d'un certain grimoire arabe, presque totalement brûlé ; les moines présents témoigneront que la fumée dégageait une effroyable odeur sulfureuse. Troublé, Célestin ordonne que toute mention du frère P. M. soit effacée des registres du monastère. L'ordre du père abbé ne sera exécuté qu'imparfaitement : du nom du moine fugitif, subsisteront malgré tout ces déroutantes initiales...

Quant à notre homme lui-même, on retrouve sa trace un peu plus tard à Nuremberg, puis à Prague. Il semble qu'il ait séjourné plusieurs mois dans la capitale de la Bohème, qui était aussi celle de l'alchimie et de l'occultisme. Il rencontre les principaux maîtres de ces sciences douteuses et s'entretient avec eux en latin des heures durant. C'est suite à ces conversations qu'il poursuit son voyage en direction des Carpates. En Valachie, il parcourt, seul et à pied, les tortueux sentiers de montagne qui mènent à un certain château de sinistre renommée. Là, il est l'hôte du maître des lieux, un noble étrange d'un âge extrêmement avancé, sur lequel les paysans superstitieux font courir les rumeurs les plus folles. Il est quasi certain que c'est durant ce séjour que P. M. a accumulé une grande partie du savoir dont son Liber Portarum ne donne qu'un faible aperçu.

Ses voyages ne sont pourtant pas terminés, bien au contraire. Après les Balkans, la Turquie ; il passe six mois à Constantinople. Le spectacle navrant de l'empire d'Orient en plein déclin ne lui inspire aucun commentaire ; il se préoccupe uniquement de courir les bibliothèques et de rencontrer des esprits semblables au sien. Reprenant la route à nouveau, il parvient au Moyen-Orient et foule les sables de Palestine. En Syrie, il visite les ruines de Palmyre dans lesquelles il passe plusieurs nuits seul ; il prétendra plus tard y avoir découvert des secrets plus anciens que l'humanité.

A partir de là, la piste de P. M. devient extrêmement difficile à suivre. On prétend l'avoir rencontré en Egypte, transcrivant furtivement les secrets murmurés dans un souk du Caire par des sages couverts de rides ; en Perse, contemplant mystérieusement les statues millénaires des taureaux ailés à face humaine ; dans le désert de Gobi, conversant avec les tribus Ouïgour ; en Inde, visitant l'abominable temple secret de Mac Bénac ; dans la péninsule indochinoise, furetant parmi les ruines grandioses d'Angkor ; en Chine, à la recherche des routes menant à la cité interdite de Yian Ho ; et jusqu'au Japon, où il serait allé recueillir des informations sur les dragons colossaux qui dévastent périodiquement les cités de ce pays. Que faut-il croire de ces témoignages plus douteux les uns que les autres ? Sans doute pas grand chose ; aucune preuve matérielle ne vient les étayer, à part peut-être les lettres PM qu'on a récemment découvertes, gravées sur un rocher escarpé surplombant le Gange. Pourtant il est quasi certain que les pas de l'ex-moine l'ont entraîné dans bien des pays, qu'il a rencontré bien des personnages étranges, et été témoin de bien des phénomènes plus étranges encore.

Quoi qu'il en soit, après ces années de pérégrinations, P. M. revient finir ses jours dans son pays natal. On est à peu près sûr que c'est vers 1358 qu'il s'installe à Paris. Il occupe un logement dans ce qui est aujourd'hui le quartier des Halles, et se prend vite d'amitié pour son voisin de palier, le juriste Nicolas Flamel. Les deux hommes ont beaucoup d'intérêts communs ; ils passent fréquemment leurs soirées ensemble dans les tavernes des environs et s'y livrent à de véritables beuveries. Le cimetière des Innocents, alors tout proche, est pour eux une source inépuisable d'inspiration : le vin aidant, nos deux savants dissertent passionnément de la nature des feux follets, des morts-vivants et autres vampires, au point de causer la terreur et la suspicion des autres clients. Un rapport de police témoigne du fait que la maréchaussée parisienne a, au moins une fois, porté un regard inquisiteur sur ces deux érudits d'âge mûr à la conversation si inconvenante ; détail amusant, si le nom de Flamel y est parfaitement lisible, celui de son compagnon, par contre, a été effacé par le temps ou par une cause moins naturelle, au point qu'il n'en reste plus que les initiales...

Mais Flamel finit par s'assagir. Il épouse une riche veuve, dame Pernelle, et celle-ci, dotée assurément d'une forte personnalité, le contraint à abandonner ses habitudes nocturnes et surtout à prendre ses distances par rapport à un compagnon qu'elle juge par trop encombrant. Dès lors, celui-ci ne peut plus compter sur le soutien de son ami. Sous la pression de la rumeur qui le traite de sorcier et de nécromant, il juge plus sage de quitter le quartier. Pas pour aller très loin, cependant, puisqu'il s'installe rue Saint-Jacques, non loin de la Sorbonne. Prenant possession d'une minuscule boutique, il en fait une librairie à l'enseigne de " La Porte des Mystères ", dont le panonceau est frappé des lettres PM en grands caractères gothiques. En apparence, il y propose des Vies des Saints et autres innocents ouvrages de piété ; cependant son arrière-boutique regorge d'ouvrages plus équivoques, dont les épaisses reliures de cuir noirci et les fermoirs de métal corrodé cachent des titres tels que la Clavicule de Salomon, le Grand Albert, le Livre des secrets perdus de Mortival ou la Table d'émeraude, autant de best-sellers parmi les occultistes de l'époque. C'est là qu'après une longue période de silence, suivie de plusieurs années de travaux préparatoires, il entame la rédaction du Liber Portarum. Celle-ci durera sept ans et trois mois. Les événements qui s'ensuivent sont assez confus. Il semble que P. M., voulant se détendre et fêter le fin de son travail, soit sorti de sa boutique un beau jour de l'été 1392, se dirigeant vers la Sorbonne pour aller boire et rire dans la joyeuse compagnie des étudiants. A ce moment, il disparaît. Des passants médusés ont raconté plus tard comment sa silhouette s'est soudain trouvée enveloppée de tentacules de feu, puis a semblé se dissoudre peu à peu (inutile de dire que personne n'a jamais voulu croire un mot de leur témoignage). Quelques instants plus tard, un incendie se déclare dans sa boutique sans raison apparente ; seule une petite malle de livres (conteant le texte complet du Liber Portarum) pourra être sauvée.

Comment le manuscrit parvient-il à son éditeur, nul ne le sait. Il se trouve qu'en novembre 1394, il est publié anonymement à Paris. Son tirage extrêmement restreint ne doit pas dissimuler la diffusion extraordinaire que connurent presque immédiatement, dans certains cercles de mystiques, les idées qui y sont contenues. Un exemplaire a été retrouvé dans la bibliothèque de Gilles de Rais, un autre dans celle de Léonard de Vinci ; John Dee en aurait possédé une copie, qui aurait été acquise plus tard par Isaac Newton. Plus près de nous, il est probable que quelques personnalités marquantes de notre siècle ont eu, à un moment ou à un autre, l'occasion de parcourir ne serait-ce que quelques chapitres (on pense en particulier à certains écrivains fantastiques).

Le livre


On devine qu'un homme au destin aussi extraordinaire ne peut avoir écrit qu'un ouvrage hors du commun ; et c'est effectivement le cas. Au fil de ces quelque six cents pages, le lecteur d'aujourd'hui se trouve plongé dans un univers intellectuel bien différent de celui qui lui est familier. Plutôt que du développement logique et suivi de quelques idées-forces, il s'agit là d'un foisonnement de chapitres, de récits, de digressions, voire de poèmes, le tout illustré de dessins cryptiques, magnifiquement reproduits en fac-similé dans la nouvelle édition. Au milieu de ce fatras verbal, les idées fondamentales, sont, non pas exposées, mais plutôt - et on reconnaît là un procédé favori des alchimistes - dissimulées. Cet aspect rend évidemment le livre très difficile à résumer.

Il semble cependant clair que, comme l'indique son titre, l'ensemble du livre est articulé autour de la notion de portes. On y retrouve, de façon souvent redondante et répétitive, le développement des thèmes suivants :



Inutile cependant de chercher des recettes. Comment ouvrir une porte, comment l'emprunter, l'auteur ne donne sur ce sujet que de vagues indications. On devine plutôt qu'on ne reconnaît la description de cérémonies effroyables au cours desquelles le sang humain est très certainement versé en abondance ; mais ces passages sont obscurcis par de constantes digressions sur les vertus des racines médicinales ou la numérologie kabbalistique, des vers à la gloire des libellules ou de l'étoile polaire, de savantes dissertations sur le lieu secret où les chats se réunissent à minuit ou sur les vertus comparées du vin et de la bière, le tout rehaussé d'une quantité impressionnante de mots latins, grecs, arabes, voire persans... Et quand l'auteur annonce, de manière extravagante, qu'il a lui même, à de multiples reprises, traversé les portes et contemplé ce qui se trouve au-delà, c'est sous forme de poèmes bizarres aux strophes asymétriques, remplis d'images aussi flamboyantes qu'incompréhensibles. Tout ce que le lecteur peut en retirer, c'est une migraine accompagnée d'affreux bourdonnements d'oreilles.

Mis à part ces aspects datés, qui rapprochent le livre des nombreux traités d'occultisme de la même époque, le lecteur actuel ne peut manquer d'être frappé par la modernité de certaines idées qui ressortent ça et là. L'auteur semble avoir eu une vision prémonitoire du Big Bang, de la fission de l'atome et de la théorie du chaos. A certains endroits, il manifeste un relativisme philosophique et une tolérance assez peu répandus à son époque ; d'autres passages semblent anticiper sur les théories modernes de la connaissance. On rencontre par endroits l'idée que tous les êtres vivants descendent d'une origine commune. Et certaines phrases affichent un matérialisme assez surprenant, comme cette affirmation que tous les dieux que s'est donnée l'humanité ne sont que des créatures qu'elle n'a pas su comprendre, mais sans rien de surnaturel.

Voici donc un livre comme on en rencontre rarement. En parcourant ses pages sybillines, on se retrouve plongé dans un curieux univers, à la croisée des chemins entre les formes les plus archaïques de la pensée occidentale, et le fantastique le plus futuriste. Un livre, en tous cas, qui ne laissera personne indifférent.

Christophe Thill©

Dragon