Les quelques remarques formulées dans notre dernier Bulletin sur HPL et le racisme n’ont pas été sans susciter de nombreuses réactions. J’ai choisi pour aujourd’hui la plus intéressante d’entre elles, signée Franck Périgny.


Puisque D&M 11 ouvre le débat sur le racisme de Lovecraft, je m’en voudrais de laisser cette flambée s’éteindre sans y jeter mon quota d’huile.

Je veux immédiatement poser comme postulat de départ que, pour moi, il ne fait aucun doute que Lovecraft était raciste, ou l’a été pendant la majeure partie de son existence. Dire que c’était une opinion beaucoup plus répandue à son époque qu’aujourd’hui (à considérer que ce soit le cas ...) n’y change rien. Prétendre, comme Stéphane Gambier, que le " terme " nègre ", n’avait pas la teneur péjorative qu’il a aujourd’hui " me semble discutable, voire naïf. Mais jouer sur les mots ne nous mènera nulle part.

Je veux bien admettre que ni Stéphane Gambier, ni HPL (né en 1890 et non 1889 : en 1889, c’était Hitler !) n’étaient présents à la création du KKK, mais ses actions se sont poursuivies du vivant de Lovecraft et bien au-delà : sauf erreur, il existe encore ... Cela dit, je prends acte du fait que Stéphane Gambier n’est pas intéressé par une " polémique " sur le racisme de Lovecraft. Moi non plus, mais par un échange de vues hors de toute polémique. Puisque la question est largement soulevée dans D&M 11, et puisque Lovecraft nous intéresse jusque dans ses côtés sombres, autant essayer d’aller au fond des choses. Et s’il ne se trouve personne pour avoir envie de réagir à ce que je pourrai dire sur le sujet, le débat sera clos et nul ne s’en portera plus mal. Est-il besoin de rappeler que Lovecraft écrivit en 1912 et 1913 des " poèmes " d’inspiration raciste : " Providence en l’an 2000 " (publié dans Le Cri Mécanique n° 4) et " De la création des Nègres ", titre éloquent s’il en est ? Faut-il citer à nouveau les diatribes dégoûtées contre les hordes " italo-sémitico-mongoloïdes " qui, selon HPL, constituaient l’essentiel de la population new-yorkaise ? Lovecraft n’a pas manqué d’étaler ses opinion racistes. Quant aux origines de ce racisme, elles sont certainement multiples et autant culturelles que psychologiques. Sans doute, un " WASP " désargenté des années 20/30, tel que l’était Lovecraft, avait-il plus de chances d’être ouvertement raciste qu’un prof d’aérobic californien des années 70 ou 80 ... Je veux dire par là que le milieu et l’idéologie dominante ont très certainement joué leur rôle. C’est en tout cas ce que pensait Lovecraft à la fin de sa vie. Dans une lettre à Willis Conover, datée du 31 janvier 1937, il avouait avoir pris " pour argent comptant les illusions et les préjugés traditionnels du milieu (socialement et politiquement conservateur) " auquel il appartenait (cité par L. Sprague de Camp dans H.P. Lovecraft, le roman de sa vie, Néo, P. 466).

D’autre part, si je parle d’origine " psychologique ", c’est qu’il me semble que pour le Lovecraft complexé que nous connaissons, avec sa santé fragile et ses études ratées, croire en sa propre appartenance à une " race supérieure " constituait peut-être l’ultime manière de se valoriser à ses propres yeux. Bien entendu, aucune de ces tentatives d’explication ne rend de telles opinions sympathiques.

A côté de cela, il y a un paradoxe Lovecraft, que tout le monde connaît également : il a épousé une juive et encouragé la carrière littéraire de jeunes juifs (Loveman, Bloch) sans aucune réserve. Ou presque.

Pourquoi diable ne pouvait-il s’empêcher, lorsqu’il évoquait son admiration pour le poète Loveman, de préciser que celui-ci était " un resplendissant païen ... de race juive " ? Se sentait-il obligé de s’excuser de compter un juif parmi ses amis, comme s’il craignait, en avouant simplement cette amitié, de trahir quelque chose ? Ce que je vois chez ce Lovecraft-là, loin de l’" outsider " de l’image d’Epinal, c’est un fond de conformisme, de tristement banal conformisme aux opinions de cette bourgeoisie blanche dont les belles demeures, les domestiques et les chevaux (cf. Simon Lequeux dans Etudes Lovecraftiennes n° 14) représentaient le paradis perdu de son enfance. On ne peut être et avoir été, dit la sagesse populaire : n’étant plus socialement supérieur, il restait à Lovecraft l’illusoire consolation de se croire biologiquement supérieur...

Je crois aussi que Stéphane Gambier se plante quand, après avoir découvert dans la correspondance de Lovecraft les preuves de son racisme, il en doute encore car il s’étonne de n’en pas trouver d’autres indices... dans sa fiction. Sans vouloir participer à cette confusion qui me semble dangereuse, je peux quand même lui signaler quelques signes pouvant être interprétés comme la transposition dans l’œuvre de Lovecraft de ses opinions racistes : répugnantes hybridations avec des créatures hideuses venues d’îles lointaines dans " La cauchemar d’ Innsmouth " voire dans " Arthur Jermyn ", ou encore rôle des Noirs dans " L’ appel de Cthulhu " (le texte original dit " negro ", sans majuscule, pour ceux que ça intéresse...). Il y a, ainsi, dans l’œuvre d’HPL, certaines indications que l’on peut, si l’on veut, interpréter comme des traces de son racisme. Mais je suppose que l’on peut également leur attribuer une signification toute différente ! Quiconque s’intéresse à ce sujet particulier lira avec profit " De l’homme au singe : dévolution et bestialité dans l’œuvre de H.P. Lovecraft " de Michel Meurger, dans le recueil Lovecraft et la S.-F./2, Encrage, 1994. Les articles de Michel Meurger constituent en général l’antidote souverain aux interprétations hâtives. Voilà l’occasion de rappeler, fût-ce évident, que l’œuvre est imaginaire et ne constitue pas la meilleure source pour connaître avec certitude les opinions et les croyances de l’auteur. A plus forte raison si l’on interprète des extraits hors de leur contexte, sans se renseigner sur les sources d’inspiration de l’auteur, les circonstances de la rédaction... Il me semble que les lettres de Lovecraft et les témoignages de ceux qui l’ont connu constituent tout de même des sources plus fiables quand il s’agit de savoir ce qu’il pensait. C’est, après tout, par ces extraordinaires discussions à partir de la fiction de Lovecraft, que de nombreuses personnes en sont venues à s’imaginer qu’il croyait à l’occultisme, alors que toute sa correspondance ainsi que les témoignage de ses proches démontrent clairement le contraire.

Pour en revenir à notre sujet, le racisme de Lovecraft, le moins que l’on puisse dire du texte de W. Grimwald (" Les vues politiques et raciales de H.P. Lovecraft ") est qu‘il ne saurait, lui non plus, être considéré comme un avis définitif. Dire en conclusion, dans une prose d’un lyrisme douteux, que Lovecraft " travailla pour la liberté de l’Aryen, pour lequel il a combattu jusqu’à la mort plutôt que de plier " me semble pour le moins excessif ! Pour autant que je sache, Lovecraft est mort sur un lit d’hôpital, pas les armes à la main à la bataille de Stalingrad ! Son " engagement " aryaniste était purement intellectuel, théorique, et je ne pense pas qu’il aurait jamais mis sa vie dans la balance ! D’autre part, comme le rappelle Stéphane Gambier (cf. Sprague de Camp, pages 414-415 et 464 à 466), à la fin de sa vie, Lovecraft avait renié les opinions extrémistes de sa jeunesse, soutenait Roosevelt et penchait pour le socialisme. C’est de cette période que date son souhait d’une " forme décente de socialisme ". Les mouvements d’extrême-droite ont toujours cultivé la confusion, Mussolini était " socialiste " avant d’être fasciste et il est sans doute inutile de rappeler que " nazi " n’est que l’abréviation de " national-socialiste " ! Mais en amalgamant le Lovecraft " socialiste " de 1936 et le Lovecraft " fasciste " des années précédentes, Grimwald ne fait qu’ ajouter à cette confusion. De même, écrire que " Lovecraft était un théoricien fasciste d’une clairvoyance particulière " semble ainsi justifier les idéologies fascistes, puisqu’elles étaient le fait de gens " clairvoyants " !

Il faut dire, à la décharge de l’auteur, que son texte souffre manifestement d’une traduction calamiteuse. Certains passages sont complètement incohérents, comme " Cela en a résulté d’une inutilisable et conséquente montée du " national equilibrium ", et j’en passe. Autrement dit, on pourra ouvrir le débat sur les écrits de Grimwald quand il aura été traduit en français ; ce n’est manifestement pas le cas.

Autre épisode : la récupération de Lovecraft par les néo-nazis. Rien de surprenant. Avec un tel vivier de déclarations ouvertement racistes et antisémites dans la correspondance d’HPL, pourquoi se gêneraient-ils ? Malheureusement, on ne saura jamais, alors que c’est quand même l’essentiel, si Lovecraft les aurait approuvés...Le Lovecraft de 1925, sans doute. Celui de 1933/34, encore, peut-être bien. Mais le Lovecraft de 1936/37 ?... C’est tellement plus facile de faire parler un mort, et je ne tomberai pas dans le même travers que ces nazillons en prétendant m’exprimer au nom de Lovecraft. J’ajouterai néanmoins, pour la petite histoire, que le procédé est habituel à l’extrême-droite : à la fin des années 80, et en utilisant pratiquement les mêmes tournures (à défaut des mêmes termes, ils se retiennent quand même !) que le parti nazi US avec Lovecraft, la presse du Front National clamait que, malgré son allégeance de façade à l’idéologie dominante du show-biz ... Thierry Le Luron était lepéniste de cœur !

Pour finir, il faut tout de même évoquer les propos de Francis Valéry. Il me semblerait idiot de vouloir lui répliquer en prenant peu ou prou la " défense " de Lovecraft. Les propos que cite Francis Valéry existent, et on ne peut lui reprocher de s’en indigner. Simplement, il y a aujourd’hui, dans notre propre pays, toute une clique de racistes bien vivants et bien plus écoutés que le pauvre Lovecraft, qui mériteraient sans doute d’être la cible de la verve assassine ici déployée. Mais je ne veux pas donner de leçons d’antiracisme. Je voulais juste faire cette remarque : les propos d’HPL (" italo-sémitico-mongoloïdes " et autres éructations) sont extraits de sa correspondance privée. Ils ont été publiés près de 40 ans après sa mort, et, il me semble, près de 50 ans après leur rédaction. On pourrait alors imaginer que n’importe quel écrivain que l’un de nous admire aujourd’hui soit, en ce moment même, en train d’écrire ce genre de conneries dans une lettre à un ami. Cela sera peut-être publié vers 2045. Cela fait-il de ses admirateurs, actuels et futurs, des complices de cette détestable idéologie qui ne les concerne en rien, puisque je le répète, elle est en l’occurrence du domaine de la vie privée .? On n’a jamais vu imprimé sur le quatrième de couverture de L’affaire Charles Dexter Ward, " Lisez Lovecraft et haïssez les nègres ", ni sur la couverture des Montagnes Hallucinées : " Un des sommets de la littérature fantastique antisémite ". Essayer de culpabiliser les admirateurs de Lovecraft, qui peuvent connaître ses tristes penchants idéologiques sans nécessairement y adhérer, il me semble que c’est se tromper de combat, à l’heure où un leader politique accapare les médias avec " l’inégalité des races ", à l’heure où (pauvre France !) une forêt de micros se tend vers les grognements racistes et homophobes de celle qui fut le symbole de la femme française... Et même, en effigie, celui de la République !

Je veux tout de même reconnaître à Francis Valéry le mérite de nous avoir un peu secoué les puces; On le voit dans le même numéro de D&M, bien des fans se réfèrent encore au " prétendu racisme " de Lovecraft et se contentent d’admettre que du temps d’HPL, on disait " nègre " sans mépris. Je préfère encore dire carrément : j’admire un écrivain raciste, sans honte, parce que ce n’est pas le raciste que j’admire, c’est l’écrivain.

Lovecraft était, ou a été, raciste. Nous le savons, nous le lisons quand même et nous n’en concevons pas pour autant la moindre sympathie pour les idéologies racistes, d’où qu’elles viennent.

Franck Périgny, Wattignies. ©

Dragon