Dire que les papiers conspirationnistes que nous avait passé Serge Papy pour le précédent numéro de Murmures ont soulevé moultes réactions, ce serait assurément un euphémisme. Voici deux échantillons de cette nouvelle polémique, instructive, comme on l’aime à l’ODS.


Critique de la Conspiration



Jérémy Bérenger ©

Les « Dossiers Serge Monast » communiqués par Serge Le Guyader dans le N° 7 de MURMURES D’IREM me donnent envie de réagir sur la problématique de l’échappatoire délirante au défaut de sens de notre fin de millénaire.

Le Parachute d’Icare.


Nous voyons, au fil des pages de cette Charte des 666, se dévider la trame paranoïde d’une Conspiration orchestrée par un hypothétique collège aux sombres desseins. Collège assez comparable à la fameuse World Company des Guignols de l’Info, cynique assemblée de clones Stalloniens nourris de fascisme ultra-libéral, imposant les exigences impitoyables du Marché aux plus hautes instances de nos Etats. Caricature d’une Conspiration devenue fantasme.
Même si aucun fait tangible ne permet d’en accréditer l’existence, la rumeur en est suffisamment insistante pour n’être pas négligeable. Quand on sait quelle fut la contribution de certaines sociétés initiatiques dans l’architectonique de la pensée nazie, on imagine l’intérêt que peut représenter aux yeux de certains lobbies politico-financiers, la propagation d’une telle rumeur, se limitât-elle à sa seule résonance parmi un public en proie à une crise existentielle sans précédent.
En effet, ce fantasme tombe à point nommé, là où au terme sarcastique de notre Vingtième siècle, la plupart des mythes, idéaux et thèses que l’Homme a pu élaborer en matière d’antidote contre ses angoisses archaïques, révèlent leur inanité.

Le capitalisme dévoyé, l’effondrement de l’idéal socialiste, l’extension de la pauvreté de masse et sa systématisation, l’assombrissement des perspectives d’avenir, la résurgence sporadique des fascismes, le retour de l’exploitation, sont autant de signes annonciateurs de la fin d’un monde - d’un cycle, avanceront certains. Quant à savoir de quoi sera fait le proche avenir, il semble que toute prospective soit vouée à l’échec, tellement sont imprécises les données dont nous disposons sur notre présent même. Car il n’est rien aujourd’hui, aucun programme, aucun repère, aucun élément crédibles, qui puisse nous rassurer causalement sur la teneur de nos lendemains. En somme, nous voilà acculés de gré ou de force à l’instant présent, position qui exige une intelligence, un stoïcisme, une maturité auxquels ne nous a pas préparé le dressage qui nous a été infligé et par les instances éducatives de nos Etats-Nations, et par le populisme niais des supports médiatiques qui leur tiennent lieu de vecteurs de propagande, aux fins de formatage de nos mentalités au modèle docile, calculable, optimiste et grégaire du citoyen occidental. Comme jamais, Demain est flou. Les épées de Damoclès s’entrechoquent au-dessus de nos têtes. Devant tant d’inconnues, la réaction naturelle est la peur, avec ses corollaires, l’agressivité et la défiance. Un délire collectif s’avérait nécessaire, pour éviter que l’on sombrât dans un nihilisme somme toute fertile en réflexion, voire en subversion. Mais le nihilisme, fut-il éclairant selon la vision de Nietzsche, est on ne peut plus dommageable à l’activité des marchés. La désespérance induit le désinvestissement. Alors, à défaut d’espoir, rationalisons le désespoir. Structurons-le comme l’étape d’un programme défini à long terme, lui-même s’inscrivant dans le scénario machiavélique d’une Conspiration occulte de portée planétaire, impliquant - pourquoi pas ? - des éléments extérieurs ou clandestins, lesdits éléments étant protégés, parce que craints, par la principale puissance économique de l’occident, naguère encore modèle de liberté, de jeunesse, d’enthousiasme, admiré pour la démesure de ses entreprises et l’apparent non-conformisme de ses héros emblématiques ; alimentons ce délire d’une iconographie adéquate, suffisamment anthropomorphe pour en faciliter l’intériorisation par les esprits les moins malléables, et permettre de cristalliser les projections négatives du tout-un-chacun.

Le mythe de la Conspiration offre à qui y ajoute foi de légitimer son angoisse, ses doutes, son mal-être, par une volonté supérieure, incontrôlable, organisée selon une logique démoniaque. Il fallait bien que le Diable, ce miroir qui crache sa vérité à l’homme qui a besoin, de temps en temps, de se rappeler ses origines animales, Il fallait bien que le Diable fasse son petit come-back, sous la forme d’une menace où chacun trouve son compte de désennui.
Telle princesse angélique trouve la mort dans un accident de voiture ? Les Hommes en Noir, bras armés de la Conspiration, ont mis fin à ses velléités pacificatrices, qui allaient à l’encontre de la volonté d’épuration de Big Brother - les populations visées par les armements antipersonnels n’étant pas employables, ni susceptibles de devenir un marché porteur.
Un B-747 assurant la liaison New-York -Paris s’écrase peu après son décollage, pour des raisons demeurées inexpliquées ? Si le Département d’Etat fait obstacle à la publication des résultats de l’enquête, c’est qu’à bord du Vol 800, voyageaient des individus coupables d’avoir eu accès à des informations capitales aux yeux des Conspirateurs.
Et si la médiatisation du phénomène X-Files, outrancière au regard de la relative banalité du contenu de la série, était destinée à endoctriner les masses, via injonctions subliminales, aux dogmes défendus par la Conspiration ? A savoir la croyance en sa réalité et la nécessité d’en répandre la conviction ?

Un délire nécessaire.


La définition clinique du délire est : une tentative de structuration de phénomènes subjectifs échappant à la rationalité. Le symptôme intervient quand un risque de décompensation vient menacer l’équilibre d’un individu. Il s’agit de la forme la plus élaborée de défense contre l’angoisse de la Mort en tant qu’archétype d’anéantissement. Etendu à une société en déroute, ce symptôme peut prendre la forme d’une paranoïa collective ayant tous les attributs de la paranoïa clinique, c’est-à-dire des prémisses faussées dont les arborescences se recoupent de façon on ne peut plus cohérente, mais selon l’irrationalité des prémisses de base. Ainsi en est-il, selon mon humble avis, de notre Conspiration. Et si le fantasme s’en répand si bien, en conservant si bien son caractère pseudo-occulte, c’est qu’il répond à une demande. En cela, la Conspiration est bel et bien un courant. Mais au contraire d’un autre exemple de courant pseudo-occulte qui nous est offert par l’histoire récente - à savoir le New Age -, la Conspiration est un courant qui ne s’avoue pas. Par là, il se conforme aux représentations structurant la nécessité qui le porte. Nous sommes dans le péril célébré à mi-mots, le secret de Polichinelle dont la révélation est sanctionnée par une mort mystérieuse, des pressions venues de haut. Comme tendus dans l’attente d’un aveu terrible, nous prenons connaissance dans une apparente transgression des règles d’un jeu auxquelles nous ne sommes pas censés avoir accès. Nous y accédons cependant, des tiers ont payé de leur personne pour ce faire. Que risquent-ils ? Et que risquons-nous ? Ce « certain danger » dont ressortissent les grandes énigmes ésotériques qui ont ponctué l’histoire, de la Queste du Graal à l’Affaire Rennes-le-Château. Il est des vérités qu’il n’est pas bon de rendre publiques, mais que l’on rend cependant publiques dans des kilos de volumes celant dans leurs pages plus de secrets maudits que ne sauraient en receler tous les Nécronomicons des arrière-mondes. Nous sommes dans le paradoxe du trésor caché. « Le trésor est celé dans un caveau discret dont le marquis régnant connaît seul le secret » ... mais il est une carte, pour trouver le trésor. Il en va ainsi de chaque secret, sans quoi nul n’en ferait jamais mention. Ceux qui cherchent sont-ils ceux qui trouvent ?

Le New-Age, de la pensée magique à la pensée unique.


Il y a dix ans, quand nous étions au plus fort de ce qu’on appelait alors le mouvement New Age, il s’agissait de répondre par une approche pseudo-spirituelle - et socialement gratifiante - aux exigences narcissiques de perfection et d’efficacité de cette nouvelle optique de l’Entreprise que nous définissons aujourd’hui sous le terme de « Pensée Unique ». On nous jurait par tous les dieux exhumés des marigots Tibétains que les temps étaient venus d’une nouvelle compréhension du monde, selon une logique interactive reliant chacun en un Tout régenté qui par les astres, qui par les devas, qui par le Christ cosmique. Régimes macrobiotiques, psychanalyse californienne, paganisme réactualisé, jardinage miraculeux, aliens, NDE, pensée magique, numérologie, sexualité de groupe et autres biorythmes, réunis par des nœuds Hartmann en un bouquet aussi disparate que mercantile, se déclinaient en antiennes au positivisme exacerbé sur fond de musique planante. Ce « bazar du Bizarre » fit les choux gras de moults disciples de Charroux, Guieu, Miguères, Krishnamurti et consorts ... L’Ere du Verseau était là, du moins, elle était imminente. Demain ça irait mieux. Surtout pour les organisateurs de « stages de ressourcement », de « voyages initiatiques », de psychothérapies accélérées, les producteurs de cassettes sophro, les médiums, gourous, orviétans de tous acabits, et accessoirement les cadres stressés et leurs secrétaires frigides qui formaient leurs cibles privilégiées et le gros de leur clientèle. Quid du Nouvel Age pour l’employé, le chômeur, l’étudiant, le retraité moyen, le travailleur immigré, le lycéen en échec ? Achoppant au social, le mouvement New Age s’essouffla. Quelques scandales l’achevèrent. On ne sait toujours pas, à ce jour, quand débutera l’âge d’or qui nous était prédit. Si harmonieux. Si humain. Si libéral, par l’éthique de responsabilité qui en était le dogme cardinal. Si américain, quoi. Quant à la musique planante, elle a pris du rythme. Le rêve des années 80 est devenu rave-party, on ne médite plus l’extase, on la prend en comprimés. On ne pense plus en terme de positif, de négatif, du moins plus systématiquement, on recule les limites du pire quand on ne s’efforce pas de s’oublier. Ceux qui cherchent continuent à chercher. Quant à ceux qui trouvent ... bien malin ! Il en ira ainsi de la Conspiration

En guise d’illustration ...



A quelques kilomètres de Cannes, dans le massif de l’Estérel, se dressent les bâtiments désaffectés de ce qui fut le Maure-Vieil, un centre de remise en forme New Age. Ici, l’hôtellerie aux larges terrasses orientées au couchant. Là, des gradins disposés en demi-cercles autour d’un autel disparu. Jouxtant cette chapelle à ciel ouvert, une sorte de temple surmonté d’un dôme aux mosaïques émondées. Une croix chrétienne, rouillée, voisine avec des structures métalliques rappelant des références astrologiques qui valaient pour un espoir enfoui, désormais, dans la ronce vivace. Plus loin, des murets de pierres sèches se souviennent des paysans qui, jadis, se suffisaient des récoltes que leur consentaient leurs restanques ingrates.
Pérennité de l’impermanence. La mer, en contrebas, est encore là pour des milliers d’années. Elle était là aux origines. Et les contingences humaines passent ...

Murmures d'Irem