Les Stances de Dyzan

 

Eh bien oui, la rubrique fictions de Murmures survivra, puisque tel est le souhait de la majorité d'entre vous. Avec bien sûr pour débuter, notre rendez-vous habituel avec un Supérieur Inconnu.......

Sir Anthon MC HENWICK Esq.

RENCONTRES AVEC UN SUPÉRIEUR INCONNU

(Relation traduite par Jérémy Bérenger ©)

Sitôt les portières de la limousine refermées, ses glaces latérales s'opacifièrent, comme celles nous séparant du poste de conduite. Monsieur Melek ne pipa mot durant un trajet qui n'excéda pas dix de nos minutes. Je pensais qu'une fois encore, nous nous retrouverions en un lieu souterrain, et c'est avec une légitime surprise que je découvris, descendant de voiture, d'orgueilleuses colonnades néo-classiques d'un palais menaçant ruine, en bordure d'une avenue que nous étions seuls à longer, mon mentor et moi. Un décor crépusculaire où tout était désolation, où des carcasses de voitures parsemaient un bitume décomposé en de lépreuses plaques envahies de malsaines herbes folles. Les jardins du palais, laissés à l'abandon, évoquaient un vaste terrain vague, du gazon en jachère émergeaient les souches cisaillées de grands arbres dont les troncs à demi enfouis achevaient de pourrir, couverts d'énormes champignons exhalant une infâme puanteur. Par un grand portail entr'ouvert aux battants singulièrement corrodés, nous nous engageâmes dans une allée recouverte d'un sable grisâtre.
- Nul ne pouvait pénétrer dans ce périmètre, hormis l'entourage immédiat du Président, dit Monsieur Melek.
- Le ... Président ?
- Il s'agissait là de l'accès privé à la résidence du chef d'état le plus puissant de la planète.
- Vous voulez insinuer que nous sommes à ...
- La Maison-Blanche. une fois encore, il fallait, pour illustrer ce que nous avons à vous transmettre, prendre quelques libertés avec la dimension Temps. Emplissez vos yeux de la vision anticipée de ce que pourrait être Washington autour de l'année 2003 de votre troisième millénaire.
Monsieur Melek avait l'art d'exprimer de terribles choses avec le détachement badin de celui qui de toute éternité, a formulé sa vaticination au conditionnel, ce qui ne laissa pas de m'intriguer. Autant que son allusion plurielle, qui ne tarda pas à se légitimer par la présence d'un inconnu de haute taille qui nous attendait au seuil d'un grand hall jonché de gravats. Vêtu d'une sorte de livrée blanche au col montant, souriant et juvénile, il portait en sautoir un pendentif adorné d'une fleur de lys taillée dans une énorme pierre rouge. Monsieur Melek le salua avec déférence avant de nous présenter.
- Sir Anthon McHenwick, sa Seigneurie René-Eolig, archiérophante d'Avalon, Grand Archidiacre de la Très Sainte Eglise de Glastonbury, descendant direct et digne du Roy Artur. Lorsque sera consommée l'Ultime Imprécation, et que resurgira de son outre-monde Ys la Terre de l'Eternelle Jeunesse, douze chevaliers escorteront Sa Seigneurie vers le trône qui, de toute éternité, lui est imparti. Reconnu par un grand dignitaire religieux qui lui remettra l'épée sacrée du Probe, René-Eolig instaurera pour la durée du Cinquième Cycle, celui de l'Accomplissement dans l'unité, le règne attendu du Grand Monarque.
Le prétendant déganta sa dextre et me la tendit, à la manière des Français ; l'ayant serrée, je remarquai qu'à son annulaire, il portait une grosse chevalière qu'il ne me laissa pas le loisir de détailler à souhait. Prestement, le gant de pécari vint recouvrir ce qui avait tout l'air d'un attribut héraldique.
Un historien français de mes amis m'entretenait un jour de l'énigme constituée par l'apparition ponctuelle, à des périodes critiques de l'histoire de France, d'un chevalier blanc répondant au nom de René. La dernière fois qu'il fit parler de lui, c'était durant la seconde guerre mondiale, dans une région lyonnaise où La Résistance perdit ses plus valeureux héros. En d'autres termes, il semble que ses interventions aient enrayé de terribles désastres, coupé court à d'atroces machinations. Je me suis toujours montré circonspect avec les légendes rapportées à l'envi par toutes sortes de chroniqueurs, mais il est de fait que des archives existent sur les agissements du mystérieux chevalier, dans le Vercors des années 1940 ; il y est fait état de son étonnant charisme, j'y ai pu lire des extraits de ses prises de parole empreintes d'une piété que je trouvai déplacée au regard des atrocités vécues par ceux à qui il s'adressait ; l'homme disparut sans laisser d'autres traces qu'un souvenir encore prégnant, selon mon confrère, chez ceux qui l'approchèrent. Etais-je en présence du même personnage ?
Nous longions un corridor aux parois rongées par une humidité fétide. Les parquets éventrés laissaient voir, par endroits, un sous-revêtement attaqué par de vilains varechs spongieux, qui luisaient étrangement à la lueur des torches à huile disposées partout dans le palais ruiné.
René-Eolig devait entamer de sidérants propos par une sentence que j'avais souventes fois entendu prononcer par Monsieur Melek.
- Rien n'est jamais hasard dans le microcosme et dans le macrocosme. Ni dans l'Histoire des hommes. Conscient de l'accueil incrédule que vous réserverez à mes dires, je les formulerai sur le ton de l'hypothèse. Puisque nous vous avons choisi comme porte-parole, et qu'il est à craindre que votre crédibilité de savant s'en trouve entachée, nous ne saurions trop vous inviter à vous prévaloir d'une semblable formulation dans le récit que vous ferez de notre entretien.
Il parlait d'une voix claire et bien timbrée, avec un léger accent gaélique, sans se départir d'un sourire courtois.
- Pardonnez-moi...
Nous devançant, Monsieur Melek poussa une grande porte de bois précieux aux ornements arrachés, ouvrant sur une vaste pièce inondée d'un pâle soleil, dont lambris et moulures témoignaient par des stigmates équivoques de terribles méfaits. Ce lieu avait été le théâtre d'un massacre, la gorge nouée je l'arpentai des yeux, effaré de le reconnaître comme étant le décor tant de fois visité par les caméras de télévision, au moment où des décisions capitales venaient d'être prises, puis énoncées à la face du monde, sous la caution d'une glorieuse bannière désormais absente.
- Le Bureau Ovale ?
- Ce qu'il en reste après le Grand Pillage, scanda Monsieur Melek.
- Peut-être l'événement se produira-t-il, enchaîna le prétendant, et vous aurez tout loisir d'en observer les prémisses dans une incarnation prochaine, peut-être ne se produira-t-il pas, dans lequel cas nous nous trouvons dans le champ d'une saine fiction qui, une fois connue et prise en compte, pourra infléchir le libre-arbitre de certains hommes d'Etat, et par conséquent, la Suprême Décision. Le processus est enclenché pour que se joue un conflit bref mais de première ampleur, dont l'humanité mettrait plusieurs siècles à se relever. Tout nous porte à croire cependant que des esprits élevés sauront faire entendre leur voix.
- Ce langage vous est sibyllin, Sir Anthon, reprit Monsieur Melek, aussi allons-nous nous montrer plus explicites. Jouez-vous aux échecs ?
- Je n'ai pas l'esprit ludique, monsieur.
- Néanmoins, vous n'ignorez pas le principe de ce jeu ?
- Une stratégie visant à placer certaines figures en s'aidant d'autres pions chargés de mettre en échec les tentatives de l'adversaire.
- Votre approche est succincte, mais elle suffira à ce que nous nous comprenions. Les acteurs de l'Histoire humaine se répartissent en des rôles invariables, ceci depuis que sont nées les civilisations. Les rois, les reines, ceux qui régentent ; les valets défendent l'idéologie dominante des fous, qui la refusent. Les pions sont le peuple, masse indifférenciée, irréfléchie, malléable, allégeante à ceux qui lui semblent parler juste, ou plutôt qui savent le flatter pour en faire son instrument. Vous me suivez ?
- Je le crains. Car il faut une main pour déplacer les pions sur l'échiquier...
- Et cette main est agie par un cerveau. Dieu, la fatalité, Big Brother pour les plus imaginatifs... ou les plus intuitifs, les folles imaginations cernant souvent des réalités qu'il est bon d'ignorer, si l'on tient à sa relative sérénité. Quelques fous ont conjecturé l'existence d'un cénacle secret où seraient orchestrés les mouvements financiers déclencheurs de crises, les révolutions agitant des sociétés minées par l'usure, voire les catastrophes technologiques, les épidémies meurtrières. D'aucuns parmi ces fous ont même avancé que les génocides relèvent de hautes concertations qui dépassent l'entendement des peuples ; qu'aucune élection d'aucun chef d'état ne résulte du scrutin démocratique, que des hommes sont mis en place au moment où ils ont un rôle précis à jouer.
Je faillis éclater de rire à ce scénario paraphrénique.


- Good Heavens ! Je ne vois là que pure divagation ! vous ne prétendez tout de même pas que le sort de notre infortunée planète dépend de la fantaisie d'une poignée d'initiés ?
René-Eolig réagit par une mimique malicieuse.
- les errements passionnels n'étant pas l'apanage des Gouvernants Invisibles, ceux-ci ne sauraient verser dans la fantaisie, Sir Anthon.
Il joua avec son pendentif fleur-de-lysé qui, captant un rayon du soleil déclinant, luit d'un reflet mauve qui un instant irisa les lieux où nous nous trouvions de surnaturels scintillements. Un mot s'imposa à mon esprit comme une obsession, je ne conçus pas le sens de ce mot à la tonalité radieuse, je savais comme l'on sait dans les rêves, qu'il existait en moi et que l'iridescence mauve que le Prétendant venait de susciter par la seule captation d'un rayon solaire, me l'avait révélé. Tinoramosa. Tinoramosa... Du diable si...
- Notre Loge Secrète n'est pas un lieu délimité, énonça René-Eolig, ses neuf membres ne se rencontrent jamais physiquement. Parmi les Neuf Gouvernants Invisibles, quatre sont d'une nature analogue à la vôtre, des mortels se succédant en des lignées où se retrouvent les réincarnations de ceux qui furent des nôtres, depuis que les présomptions humaines imposent leurs dangers. Ces personnalités portent des noms illustres et appartiennent aux élites des affaires, de la Science, de la religion. Ceux-là n'ont connaissance de leur qualité qu'à un âge avancé, et ils en sont avertis par un processus inconscient ; un rêve marquant, ineffaçable de leur esprit, une synchronicité frappante, une rencontre imprévisible, avec la conviction qu'elle est de ces conjonctions spirutuelles qui façonnent un être. Il a dû vous arriver, Sir Anthon, d'être présenté à quelqu'un qu'il vous a paru connaître depuis toujours ? La loi des réincarnations n'est pour rien dans ce frisson métaphysique qui atteint les êtres les plus rationnels. Il est des destinées qui nécessairement doivent fusionner, afin que se réalise un fragment à dimension humaine du projet de l'Univers. Sans ces conjonctions orchestrées, car déterminées d'intelligences complémentaires, de grandes oeuvres d'art, des découvertes scientifiques majeures n'auraient jamais vu le jour. Mais ne digressons pas. Cinq autres Gouvernants, dont je suis, sont de la même génération que Monsieur Melek ; ignorants du vieillissement et de toute dégénérescence, atemporels et évoluant dans un continuum pluri-dimensionnel intégrant les mondes visibles et invisibles, le subtil, et tous ces flous que vous dénommez infinis ; ils sont les ultimes ressortissants de l'Humanité Originelle. Nous, Gouvernants Invisibles, sommes soumis à la seule hiérarchie des Neuf supérieurs Inconnus, qui nous délèguent en qualité d'ambassadeur Monsieur Melek, votre hôte et guide. Et s'il fallait résumer le but de nos interventions, je dirais que nous sommes là pour que s'accomplisse le projet de l'Univers, mais ce serait ne rien révéler.
Je croyais entendre un de ces mages familiers des programmes télévisés à sensation, dont les énormités ésotérico-paranoïaques contribuent tant à l'extension des sectes;
- Vous ne déniez pas l'imperfection naturelle de l'Homme, dit Monsieur Melek, grandiloquent, en particulier sa nette inclination à succomber à ses instincts primaires, passionnels ? Il est des forces domestiquées qui, pour un orgueil blessé, une rivalité exacerbée par des sentiments bellicistes, peuvent être de nature à nuire à cet accomplissement auquel le genre humain est promis.
Les Gouvernants Invisibles sont les vigiles de vos nations, et les garants d'un vaste projet qui, paradoxalement, implique des génocides, la dissémination de virus, l'ourdissement de complots politiques...
- Assez ! Je ne veux pas en entendre davantage, m'indignai-je. Monsieur Melek haussa le ton.
- La maturation des peuples en passe par là, il n'est que la souffrance pour éveiller la compassion de millions d'êtres obnubilés par des objectifs temporels, égotiques. Il n'est que l'horreur pour que se forment les consciences à la négation de l'horreur !
L'infernal Melek tenait là un langage de dictateur, auquel je ripostai, la voix hachée par la colère:
- Bien sûr ! Châtier les hommes pour les grandir, seule la souffrance mène à la perfection, et tant pis s'il est fait bon marché de vies innocentes ! Je refuse de reproduire de tels propos. Au cas où il vous resterait une once de respect, Monsieur, je vous saurai gré d'accéder à mon souhait de mettre un terme à ces entretiens.
Il accueillit mon courroux d'un tranquille clignement de paupières.
- Soit. Mais avant, veuillez encore contempler le décor qui nous entoure, faites-le en homme réfléchi, en acceptant cette vision comme une éventualité plausible. Vingt-cinq millions de morts ; l'extinction de toute vie dans un périmètre égal à la superficie de treize états américains ; un même idéal habitant une fraction de l'Humanité, aux dogmes naguère fraternels, généreux, pourrait sous l'impulsion de redoutables fanatiques, se muer en démence collective. Des femmes, des vieillards, des enfants, soumis au dévoiement de leur idéal millénaire, inféodés aux injonctions exaltées d'une poignée de meneurs, seront les acteurs d'un massacre aux retombées épouvantables. Sachez qu'il est laissé à l'Homme un libre-arbitre qui est la seule limitation à nos pouvoirs. De fait, si ceux qui ont assez d'envergure pour être écoutés se taisent, ou si la raison dont ils se prévalent est muselée, la catastrophe aura lieu. Et si elle avait lieu, elle ne serait que le prologue à l'extermination de deux milliards de vos semblables. L'Homme est maître de ses choix, il est libre d'éviter l'engrenage ou de s'y précipiter. Quoi qu'il en soit, quand bien même ne demeurerait-il sur ce globe qu'une poignée d'hommes, le projet de l'Univers s'accomplira, nous sommes là pour y veiller.
Monsieur Melek et le Prétendant s'éloignèrent, je demeurai seul dans le Bureau Ovale sinistré, un sanglot monta en moi, que je ne réprimai pas.
A suivre...