Sitôt
les portières de la limousine refermées, ses glaces
latérales s'opacifièrent, comme celles nous séparant
du poste de conduite. Monsieur Melek ne pipa mot durant un trajet
qui n'excéda pas dix de nos minutes. Je pensais qu'une
fois encore, nous nous retrouverions en un lieu souterrain, et
c'est avec une légitime surprise que je découvris,
descendant de voiture, d'orgueilleuses colonnades néo-classiques
d'un palais menaçant ruine, en bordure d'une avenue que
nous étions seuls à longer, mon mentor et moi. Un
décor crépusculaire où tout était
désolation, où des carcasses de voitures parsemaient
un bitume décomposé en de lépreuses plaques
envahies de malsaines herbes folles. Les jardins du palais, laissés
à l'abandon, évoquaient un vaste terrain vague,
du gazon en jachère émergeaient les souches cisaillées
de grands arbres dont les troncs à demi enfouis achevaient
de pourrir, couverts d'énormes champignons exhalant une
infâme puanteur. Par un grand portail entr'ouvert aux battants
singulièrement corrodés, nous nous engageâmes
dans une allée recouverte d'un sable grisâtre.
- Nul ne pouvait pénétrer dans ce périmètre,
hormis l'entourage immédiat du Président, dit Monsieur
Melek.
- Le ... Président ?
- Il s'agissait là de l'accès privé à
la résidence du chef d'état le plus puissant de
la planète.
- Vous voulez insinuer que nous sommes à ...
- La Maison-Blanche. une fois encore, il fallait, pour illustrer
ce que nous avons à vous transmettre, prendre quelques
libertés avec la dimension Temps. Emplissez vos yeux de
la vision anticipée de ce que pourrait être Washington
autour de l'année 2003 de votre troisième millénaire.
Monsieur Melek avait l'art d'exprimer de terribles choses avec
le détachement badin de celui qui de toute éternité,
a formulé sa vaticination au conditionnel, ce qui ne laissa
pas de m'intriguer. Autant que son allusion plurielle, qui ne
tarda pas à se légitimer par la présence
d'un inconnu de haute taille qui nous attendait au seuil d'un
grand hall jonché de gravats. Vêtu d'une sorte de
livrée blanche au col montant, souriant et juvénile,
il portait en sautoir un pendentif adorné d'une fleur de
lys taillée dans une énorme pierre rouge. Monsieur
Melek le salua avec déférence avant de nous présenter.
- Sir Anthon McHenwick, sa Seigneurie René-Eolig, archiérophante
d'Avalon, Grand Archidiacre de la Très Sainte Eglise de
Glastonbury, descendant direct et digne du Roy Artur. Lorsque
sera consommée l'Ultime Imprécation, et que resurgira
de son outre-monde Ys la Terre de l'Eternelle Jeunesse, douze
chevaliers escorteront Sa Seigneurie vers le trône qui,
de toute éternité, lui est imparti. Reconnu par
un grand dignitaire religieux qui lui remettra l'épée
sacrée du Probe, René-Eolig instaurera pour la durée
du Cinquième Cycle, celui de l'Accomplissement dans l'unité,
le règne attendu du Grand Monarque.
Le prétendant déganta sa dextre et me la tendit,
à la manière des Français ; l'ayant serrée,
je remarquai qu'à son annulaire, il portait une grosse
chevalière qu'il ne me laissa pas le loisir de détailler
à souhait. Prestement, le gant de pécari vint recouvrir
ce qui avait tout l'air d'un attribut héraldique.
Un historien français de mes amis m'entretenait un jour
de l'énigme constituée par l'apparition ponctuelle,
à des périodes critiques de l'histoire de France,
d'un chevalier blanc répondant au nom de René. La
dernière fois qu'il fit parler de lui, c'était durant
la seconde guerre mondiale, dans une région lyonnaise où
La Résistance perdit ses plus valeureux héros. En
d'autres termes, il semble que ses interventions aient enrayé
de terribles désastres, coupé court à d'atroces
machinations. Je me suis toujours montré circonspect avec
les légendes rapportées à l'envi par toutes
sortes de chroniqueurs, mais il est de fait que des archives existent
sur les agissements du mystérieux chevalier, dans le Vercors
des années 1940 ; il y est fait état de son étonnant
charisme, j'y ai pu lire des extraits de ses prises de parole
empreintes d'une piété que je trouvai déplacée
au regard des atrocités vécues par ceux à
qui il s'adressait ; l'homme disparut sans laisser d'autres traces
qu'un souvenir encore prégnant, selon mon confrère,
chez ceux qui l'approchèrent. Etais-je en présence
du même personnage ?
Nous longions un corridor aux parois rongées par une humidité
fétide. Les parquets éventrés laissaient
voir, par endroits, un sous-revêtement attaqué par
de vilains varechs spongieux, qui luisaient étrangement
à la lueur des torches à huile disposées
partout dans le palais ruiné.
René-Eolig devait entamer de sidérants propos par
une sentence que j'avais souventes fois entendu prononcer par
Monsieur Melek.
- Rien n'est jamais hasard dans le microcosme et dans le macrocosme.
Ni dans l'Histoire des hommes. Conscient de l'accueil incrédule
que vous réserverez à mes dires, je les formulerai
sur le ton de l'hypothèse. Puisque nous vous avons choisi
comme porte-parole, et qu'il est à craindre que votre crédibilité
de savant s'en trouve entachée, nous ne saurions trop vous
inviter à vous prévaloir d'une semblable formulation
dans le récit que vous ferez de notre entretien.
Il parlait d'une voix claire et bien timbrée, avec un léger
accent gaélique, sans se départir d'un sourire courtois.
- Pardonnez-moi...
Nous devançant, Monsieur Melek poussa une grande porte
de bois précieux aux ornements arrachés, ouvrant
sur une vaste pièce inondée d'un pâle soleil,
dont lambris et moulures témoignaient par des stigmates
équivoques de terribles méfaits. Ce lieu avait été
le théâtre d'un massacre, la gorge nouée je
l'arpentai des yeux, effaré de le reconnaître comme
étant le décor tant de fois visité par les
caméras de télévision, au moment où
des décisions capitales venaient d'être prises, puis
énoncées à la face du monde, sous la caution
d'une glorieuse bannière désormais absente.
- Le Bureau Ovale ?
- Ce qu'il en reste après le Grand Pillage, scanda Monsieur
Melek.
- Peut-être l'événement se produira-t-il,
enchaîna le prétendant, et vous aurez tout loisir
d'en observer les prémisses dans une incarnation prochaine,
peut-être ne se produira-t-il pas, dans lequel cas nous
nous trouvons dans le champ d'une saine fiction qui, une fois
connue et prise en compte, pourra infléchir le libre-arbitre
de certains hommes d'Etat, et par conséquent, la Suprême
Décision. Le processus est enclenché pour que se
joue un conflit bref mais de première ampleur, dont l'humanité
mettrait plusieurs siècles à se relever. Tout nous
porte à croire cependant que des esprits élevés
sauront faire entendre leur voix.
- Ce langage vous est sibyllin, Sir Anthon, reprit Monsieur Melek,
aussi allons-nous nous montrer plus explicites. Jouez-vous aux
échecs ?
- Je n'ai pas l'esprit ludique, monsieur.
- Néanmoins, vous n'ignorez pas le principe de ce jeu ?
- Une stratégie visant à placer certaines figures
en s'aidant d'autres pions chargés de mettre en échec
les tentatives de l'adversaire.
- Votre approche est succincte, mais elle suffira à ce
que nous nous comprenions. Les acteurs de l'Histoire humaine se
répartissent en des rôles invariables, ceci depuis
que sont nées les civilisations. Les rois, les reines,
ceux qui régentent ; les valets défendent l'idéologie
dominante des fous, qui la refusent. Les pions sont le peuple,
masse indifférenciée, irréfléchie,
malléable, allégeante à ceux qui lui semblent
parler juste, ou plutôt qui savent le flatter pour en faire
son instrument. Vous me suivez ?
- Je le crains. Car il faut une main pour déplacer les
pions sur l'échiquier...
- Et cette main est agie par un cerveau. Dieu, la fatalité,
Big Brother pour les plus imaginatifs... ou les plus intuitifs,
les folles imaginations cernant souvent des réalités
qu'il est bon d'ignorer, si l'on tient à sa relative sérénité.
Quelques fous ont conjecturé l'existence d'un cénacle
secret où seraient orchestrés les mouvements financiers
déclencheurs de crises, les révolutions agitant
des sociétés minées par l'usure, voire les
catastrophes technologiques, les épidémies meurtrières.
D'aucuns parmi ces fous ont même avancé que les génocides
relèvent de hautes concertations qui dépassent l'entendement
des peuples ; qu'aucune élection d'aucun chef d'état
ne résulte du scrutin démocratique, que des hommes
sont mis en place au moment où ils ont un rôle précis
à jouer.
Je faillis éclater de rire à ce scénario
paraphrénique.
- Good Heavens ! Je ne vois là que pure divagation ! vous
ne prétendez tout de même pas que le sort de notre
infortunée planète dépend de la fantaisie
d'une poignée d'initiés ?
René-Eolig réagit par une mimique malicieuse.
- les errements passionnels n'étant pas l'apanage des Gouvernants
Invisibles, ceux-ci ne sauraient verser dans la fantaisie, Sir
Anthon.
Il joua avec son pendentif fleur-de-lysé qui, captant un
rayon du soleil déclinant, luit d'un reflet mauve qui un
instant irisa les lieux où nous nous trouvions de surnaturels
scintillements. Un mot s'imposa à mon esprit comme une
obsession, je ne conçus pas le sens de ce mot à
la tonalité radieuse, je savais comme l'on sait dans les
rêves, qu'il existait en moi et que l'iridescence mauve
que le Prétendant venait de susciter par la seule captation
d'un rayon solaire, me l'avait révélé. Tinoramosa.
Tinoramosa... Du diable si...
- Notre Loge Secrète n'est pas un lieu délimité,
énonça René-Eolig, ses neuf membres ne se
rencontrent jamais physiquement. Parmi les Neuf Gouvernants Invisibles,
quatre sont d'une nature analogue à la vôtre, des
mortels se succédant en des lignées où se
retrouvent les réincarnations de ceux qui furent des nôtres,
depuis que les présomptions humaines imposent leurs dangers.
Ces personnalités portent des noms illustres et appartiennent
aux élites des affaires, de la Science, de la religion.
Ceux-là n'ont connaissance de leur qualité qu'à
un âge avancé, et ils en sont avertis par un processus
inconscient ; un rêve marquant, ineffaçable de leur
esprit, une synchronicité frappante, une rencontre imprévisible,
avec la conviction qu'elle est de ces conjonctions spirutuelles
qui façonnent un être. Il a dû vous arriver,
Sir Anthon, d'être présenté à quelqu'un
qu'il vous a paru connaître depuis toujours ? La loi des
réincarnations n'est pour rien dans ce frisson métaphysique
qui atteint les êtres les plus rationnels. Il est des destinées
qui nécessairement doivent fusionner, afin que se réalise
un fragment à dimension humaine du projet de l'Univers.
Sans ces conjonctions orchestrées, car déterminées
d'intelligences complémentaires, de grandes oeuvres d'art,
des découvertes scientifiques majeures n'auraient jamais
vu le jour. Mais ne digressons pas. Cinq autres Gouvernants, dont
je suis, sont de la même génération que Monsieur
Melek ; ignorants du vieillissement et de toute dégénérescence,
atemporels et évoluant dans un continuum pluri-dimensionnel
intégrant les mondes visibles et invisibles, le subtil,
et tous ces flous que vous dénommez infinis ; ils sont
les ultimes ressortissants de l'Humanité Originelle. Nous,
Gouvernants Invisibles, sommes soumis à la seule hiérarchie
des Neuf supérieurs Inconnus, qui nous délèguent
en qualité d'ambassadeur Monsieur Melek, votre hôte
et guide. Et s'il fallait résumer le but de nos interventions,
je dirais que nous sommes là pour que s'accomplisse le
projet de l'Univers, mais ce serait ne rien révéler.
Je croyais entendre un de ces mages familiers des programmes télévisés
à sensation, dont les énormités ésotérico-paranoïaques
contribuent tant à l'extension des sectes;
- Vous ne déniez pas l'imperfection naturelle de l'Homme,
dit Monsieur Melek, grandiloquent, en particulier sa nette inclination
à succomber à ses instincts primaires, passionnels
? Il est des forces domestiquées qui, pour un orgueil blessé,
une rivalité exacerbée par des sentiments bellicistes,
peuvent être de nature à nuire à cet accomplissement
auquel le genre humain est promis.
Les Gouvernants Invisibles sont les vigiles de vos nations, et
les garants d'un vaste projet qui, paradoxalement, implique des
génocides, la dissémination de virus, l'ourdissement
de complots politiques...
- Assez ! Je ne veux pas en entendre davantage, m'indignai-je.
Monsieur Melek haussa le ton.
- La maturation des peuples en passe par là, il n'est que
la souffrance pour éveiller la compassion de millions d'êtres
obnubilés par des objectifs temporels, égotiques.
Il n'est que l'horreur pour que se forment les consciences à
la négation de l'horreur !
L'infernal Melek tenait là un langage de dictateur, auquel
je ripostai, la voix hachée par la colère:
- Bien sûr ! Châtier les hommes pour les grandir,
seule la souffrance mène à la perfection, et tant
pis s'il est fait bon marché de vies innocentes ! Je refuse
de reproduire de tels propos. Au cas où il vous resterait
une once de respect, Monsieur, je vous saurai gré d'accéder
à mon souhait de mettre un terme à ces entretiens.
Il accueillit mon courroux d'un tranquille clignement de paupières.
- Soit. Mais avant, veuillez encore contempler le décor
qui nous entoure, faites-le en homme réfléchi, en
acceptant cette vision comme une éventualité plausible.
Vingt-cinq millions de morts ; l'extinction de toute vie dans
un périmètre égal à la superficie
de treize états américains ; un même idéal
habitant une fraction de l'Humanité, aux dogmes naguère
fraternels, généreux, pourrait sous l'impulsion
de redoutables fanatiques, se muer en démence collective.
Des femmes, des vieillards, des enfants, soumis au dévoiement
de leur idéal millénaire, inféodés
aux injonctions exaltées d'une poignée de meneurs,
seront les acteurs d'un massacre aux retombées épouvantables.
Sachez qu'il est laissé à l'Homme un libre-arbitre
qui est la seule limitation à nos pouvoirs. De fait, si
ceux qui ont assez d'envergure pour être écoutés
se taisent, ou si la raison dont ils se prévalent est muselée,
la catastrophe aura lieu. Et si elle avait lieu, elle ne serait
que le prologue à l'extermination de deux milliards de
vos semblables. L'Homme est maître de ses choix, il est
libre d'éviter l'engrenage ou de s'y précipiter.
Quoi qu'il en soit, quand bien même ne demeurerait-il sur
ce globe qu'une poignée d'hommes, le projet de l'Univers
s'accomplira, nous sommes là pour y veiller.
Monsieur Melek et le Prétendant s'éloignèrent,
je demeurai seul dans le Bureau Ovale sinistré, un sanglot
monta en moi, que je ne réprimai pas.
A suivre...