A l’Ombre de la Conciergerie

Juillet 2007

On l’appelait Nanie ; elle se prénommait Liu et avait débarqué sur le sol de France, Terre d’Accueil, il y a de cela huit années. Ses parents, paysans dans la province de Shandong, avaient cédé au mirage de l’occident, seul endroit de la planète où leur petite fille pourrait échapper à leur dure condition. Et ils s’étaient saignés pour lui offrir un aller..... Sans retour.

Nanie

Après une période de flottement à Bagnol et, pilotée par de lointaines relations familiales, Nanie atterrit à Belleville, le nouveau China Town de la Capitale des Droits de l’Homme. Et de commencer une longue carrière de serveuse dans les restaurants d’une artère bruyante et colorée. Les restaurateurs n’étaient pas très regardants sur les papiers de leurs employés, disposant facilement d’une main d’œuvre docile et à bon marché. C’est dans l’une de ces enseignes, distinguée par le prestigieux trophée des « Baguettes d’Or », que je l’ai rencontrée. Elle avait 22 ans, ne parlait pratiquement pas le français, recevait un salaire de misère pour des horaires qui n’avaient rien à voir avec... les 35 heures. On lui octroyait royalement un jour de repos en semaine, quant aux vacances, elles ressortaient du domaine de l’aléatoire. Le logement était bien évidemment « collectif », le partage étant le seul moyen de faire face à des loyers exhorbitants proposés par des propriétaires chinois particulièrement avides. Quant à la santé, elle était gérée par des prêts de « carte vitale » de la part de « copines » dont la situation était en règle.

La découverte de la communauté chinoise des sans-papiers alla pour moi de pair avec celle de la « Chine dite d’en bas ». Nous avons les oreilles rebattues par le miracle économique chinois, nous avons les yeux remplis d’images de Shanghai la flamboyante, nous vibrons à la contemplation des travaux colossaux menés à Pékin pour les Jeux Olympiques 2008. Mais la vie de la population chinoise de base est d’une toute autre nature. Le père de Nanie est tombé malade et il fallait l’opérer des reins. Avec plusieurs amis, nous nous sommes cotisés pour que Liu fasse parvenir l’argent nécessaire pour financer une intervention, réalisée dans le cadre d’un système de santé qui ignore le concept de Sécurité Sociale. Quant au petit frère resté en Chine, les parents, soucieux également de son avenir, ont voulu le faire rentrer dans... l’Armée rouge. Mais pour pouvoir prétendre à intégrer ce corps prestigieux, il faut payer (très cher) d’indispensables intermédiaires susceptibles « de faire avancer le dossier ». Inutile de dire que l’investissement a été réalisé à fonds perdus.

Après plusieurs années de bons et loyaux services chez « les Baguettes d’Or », Nanie a eu l’audace de demander une juste augmentation de salaire. Ce qui lui a valu son renvoi manu militari. Au terme de quelques remplacements à droite et à gauche, elle a trouvé un nouvel emploi « stable », cette fois dans l’établissement d’une puissante famille thailando-vietnamienne de Belleville. Un salaire de rêve, 1.200 € par mois, avec un appartement mis disposition par le propriétaire, moyennant un très modeste loyer de 700 € par mois.....

2005. L’Espagne régularise ses sans-papiers et Nanie, conseillée par l’underground shino-bellevillois, voit enfin une façon de m et tre un terme à sa clandestinité. Il suffit de payer (bien sûr) une officine ad hoc qui la fera passer pour une employée d’un restaurant espagnol. Un coup de tampon, et r et our en France au bénéfice des accords européens.... Nous partons à Barcelone le week end de Pâques. Nous rentrerons quelques jours après, dans l’incertitude et avec un gros pincement au cœur lors du passage de la frontière. Elle a dû laisser aux intermédiaires locaux son passeport pour l’accomplissement des formalités. Inutile de dire que nous étions encore dans le domaine de l’arnaque, et que mon amie devra faire un an plus tard un aller-retour éprouvant à Madrid pour récupérer son seul document officiel.

Fin 2006, début 2007. Sarkozy, à l’Intérieur, prend son envol pour l’Elysée et les nuages s’accumulent sur Belleville. Première rafle des forces de police dans les établissements du patron de Nanie. Ce qui lui vaut un stage de deux jours à la Conciergerie, dont elle ressortira miraculeusement. Ses amies thaïlandaises, arrêtées dans la foulée, auront moins de chance et se verront offrir par la République Française un bill et d’avion, destination Bangkok. Et pour être certaines de ne pas rater le vol, un p et it voyage en panier à salade leur sera proposé jusque Roissy....

Nanie

Nanie perd son boulo.... « Comment, tu n’avais pas de papiers en règle ? » (Rires). Elle retrouvera très vite un emploi dans un restaurant de l’avenue de la Grande Armée , un endroit plus paisible et moins fréquenté par les Sarko’s boys. Mais le rêve français est brisé. Il faut trouver une solution, et celle-ci est vite proposée par la mafia shino-bellevilloise : « Un monsieur chinois (en situation régulière) est d’accord pour se marier avec moi. Ce sera un faux mariage, et cela coûtera 15.000 € ; mais je vais essayer de négocier pour 10.000 €. »

Elle n’aura pas le temps de discuter…… Le jeudi 21 juin, elle se fait rafler dans un salon de coiffure de Belleville où elle se faisait faire une beauté. Retour à la Conciergerie, avec les dealers de drogue et autres délinquants de droit commun. Commence alors une partie d’échecs surréaliste, dont l’issue est évidemment programmée à l’avance. Plusieurs passages devant le tribunal (lire la commission d’expulsion), la cause étant chaque fois perdue malgré les services ultra-professionnels d’un avocat présent essentiellement pour toucher 1.000 € à chaque instance (en espèces bien sûr).... Nanie craque au départ avant que ses gênes asiatiques ne l’aident à reprendre le dessus : patience sur fond de résignation. Sa stratégie, soufflée par ses brillants conseils, est de jouer la carte du « sans-papier intégral ». Son passeport reste soigneusement planqué chez une amie, le pari étant qu’elle ne pourra se faire refouler en Chine au risque d’être renvoyée à l’arrivée par les autorités chinoises. Petite lueur d’espoir qui semble accréditer cette démarche : elle est conduite à l’Ambassade de Chine pour se faire établir des papiers ; mais elle refuse de décliner son identité.

Jeudi 5 juillet. La stratégie a échoué, Nanie m’appelle pour me dire que la commission d’expulsion a rendu son arrêté et qu’elle sera refoulée en fin de journée. Je me précipite dans son hôtel 5 étoiles pour lui dire au revoir. J’ai honte d’être français. Je passe une dernière fois les lourdes portes métalliques pour accéder au parloir. La visite dure 20 minutes, montre en mains, comme à l’accoutumée. Nanie s’est forgé une philosophie : « la France est un pays sympathique qui m’offre un billet d’avion pour aller en vacances chez mes parents ».

Le vol est comme d’habitude en retard. Elle m’appelle avant le décollage pour me rassurer et me dire qu’elle n’a pas été maltraitée par la police. Une remarque très chinoise du reste, certainement inspirée par la comparaison avec l’attitude de leurs propres forces de l’ordre, réputées pour leur légendaire tendresse !

Samedi 7 juillet, 8 heures du matin : la sonnerie du téléphone portable me réveille. Nanie est bien arrivée chez ses parents, au terme de 10 heures d’avion et de dix heures de train. J’entends le caquètement des poules et le bruissement des ailes des oiseaux.....

Coïncidence, je reçois au moment où je termine ce papier un mail d’un de mes proches qui rentre d’un voyage en Inde :

Oublié de te dire que dans l'avion Air France qui allait à New Delhi (jeudi 14 juin), ai été témoin d'une expulsion plutôt musclée. Un indien au fond de l'appareil, un service de l'ordre sur les dents pour accueillir les passagers. L'avion reste au sol plus longtemps que prévu pour des questions de maintenance. Soudain, hurlements de l'indien qui essaie de se couper les veines. Il frappe et casse le petit store du hublot. Il est maîtrisé par le personnel de bord, traîné sur le sol et le service d'ordre vient le récupérer. Il laissait en France sa femme et ses enfants.

C'était à vomir.

Sarkozy peut être fier : il va nous montrer de jolies statistiques......

Paris, le 9 juillet 2007

Nanie