Bienvenue dans les caves sulfureuses de notre Bulletin Lovecraftien ; un Bulletin gras à souhait qui s’ouvre sur un morceau d’anthologie odésienne : l’émission consacrée à HPL sur Radio Libertaire le 11 décembre 1999. Merci à notre petite Fée Julie pour sa transcription. 

Émission

 Bienvenue chez les Maîtres du Monde,

11 décembre 1999

Radio Libertaire (89.4)

 

L'émission Bienvenue chez les maîtres du monde parle de SF et de fantastique; vous pouvez l'écouter un samedi sur deux sur Radio Libertaire 89.4 à 21 h. Cette émission est animée par Yves Letort.

Yves Letort : Bienvenue chez les maîtres du monde ! Je persiste et signe et récidive avec les éditions Encrages en vous présentant un autre ouvrage, de Patrice Allart Guide du Mythe de Cthulhu. Cthulhu n'est pas à proprement parler un mythe qui s'accroche vraiment à la littérature fantastique, donc moi je me considère “ out ”, et non-spécialiste de la chose, donc j'ai demandé à Jean-François Géraut de bien vouloir présenter cette chose à ma place, cette chose venue d'un autre monde bien sûr. Jean-François Gérault, bonsoir !

Jean-François Gérault: Bonsoir !

Y.L: Comment vas-tu d'abord, ça fait longtemps que je ne t'ai pas vu !

JF Gérault: Ça va bien ! Oui, c'est vrai, ça fait longtemps ; j'étais venu une précédente fois pour une émission sur les éditions Encrages en général, donc on avait présenté un peu ce que font les éditions Encrages depuis déjà dix ans. Là je suis très content de pouvoir à la fois présenter ce nouveau livre, le Guide du Mythe de Cthulhu, qui a été fait par Patrice Allart, qui je trouve est un excellent livre très clair pour une personne qui voudrait aborder tout ce mythe qui a été créé par Lovecraft, dont nous allons parler, et qui a été continué par de nombreux écrivains. Il y a ici aussi Christophe Thill, de l'ODS, le célèbre ODS.

Y.L: Ne pas confondre peut-être avec l'OTS ou l'OMS !

JF Gérault: L'ODS signifie l'Œil du Sphinx et c'est une association de gens qui travaillent, qui sont passionnés, je dirais, autour de Lovecraft et aussi de beaucoup de choses. Je pense que chacun va se présenter ?

Christophe Thill[1] : Christophe Thill ; bonsoir ! Donc effectivement, je représente ici l'Œil du Sphinx, un groupe de personnes passionnées de toutes les variétés du fantastique : on a parmi nous des amateurs de SF, également, des amateurs de fantasy, et tout cela forme, je dirais, une sorte d'hydre à plein de têtes, ce qui fait que l'ensemble est tout à fait polymorphe. Donc on édite deux revues, deux magazines, deux fanzines qui sont Dragon & Microchips, qui parle de fantastique en général, et l'autre c'est Murmures d'Irem qui est plus orienté occultisme, mais, disons, un occultisme loin de tout le côté bizarre, malsain, etc. C'est-à-dire que c'est plutôt les pieds sur terre et parfois également avec un petit air critique et un petit sourire ironique sur certaines choses.

Patrice Allart: Bonjour, donc, Patrice Allart, pour ce livre sur Cthulhu qui représente ma passion et que j'espère pouvoir faire partager

JF. G: Et que tu fais très bien partager. Ce que je voulais dire, ce qui est intéressant actuellement, c'est qu'il y a actuellement une résurgence de tout ce qui concerne Lovecraft, qui pourtant est un écrivain du début du siècle puisqu'il est né, si je m'abuse, en 1890 et qu'il est mort en 1937.

Y.L: Et non pas à une période plus récente comme certaines rumeurs tendraient à le faire croire.

JF.G: Oui, c'est-à-dire qu'il y a eu autour de Lovecraft toute une mythologie, et en fait ce qui est très intéressant dans le cas de Lovecraft, l'initiateur du mythe de Cthulhu, c'est que plein de rumeurs et plein de suites aussi bien chez les écrivains fantastiques que chez les ésotéristes ont eu lieu, et c'est vraiment un phénomène très très intéressant et assez unique. Donc je parlais de résurgence, et il faut tout de même signaler deux autres choses : il y a les éditions Oriflam qui depuis deux ans ont publié toute une série d'anthologies sur ce mythe, le mythe de Cthulhu créé par Lovecraft, par d'autres écrivains à la suite, des grands écrivains comme Robert Bloch, Henri Kuttner. Et il y a eu aussi, qui est parue, et qui est d'une valeur un peu moindre, qui est paru cette année chez Naturellement, Le Maître de Providence : HP Lovecraft et qui est en fait un petit mélange d'articles parus dans différentes revues

Y.L: On n'a pas là affaire à un travail biographique conséquent, d'après ce que tu dis, d'après tes réserves.

JF.G: Non ; le dernier travail biographique a été fait par Joshi — Christophe va me corriger, ou Jean-Luc Buard qui vient d'arriver, qui va se présenter lui aussi, qui va répondre — le dernier travail biographique a été fait par Joshi qui est un américain et un des plus grands spécialistes de Lovecraft et n'a pas encore été traduit en français, je pense.

C.T: Malheureusement non ! On peut regretter que la biographie précédente de Lyon Sprague de Camp qui est auteur de fantasy et qui était très partial à propos de Lovecraft et très critique du genre “ ah, M. Lovecraft, si vous aviez fait comme ça, vous auriez gagné plus d'argent ”, ait connu des multiples éditions françaises alors que celle de Joshi… Les éditeurs français ne sont toujours pas familiers avec le nom de S.T. Joshi.

Y.L: Puis-je me permettre quand même d'intervenir: Sprague de Camp est un écrivain professionnel, est un écrivain qui a beaucoup publié, qui a fait aussi énormément de reprises d'autres écrivains — on pense à Howard par exemple ou à d'autres — peut-être que son optique était justement une optique extrêmement professionnelle quand il proférait ce genre de choses vis à vis de Lovecraft qui n'avait pas une approche très professionnelle sans doute dans la présentation de ses textes, enfin en tout cas certains éditeurs.

CT: Oui, ça, je crois que c'est tout à fait clair. C'était le professionnel vivant qui voulait donner des conseils au non-professionnel mort, ce qui est toujours un petit peu choquant, quand on a une certaine sympathie pour l'auteur

Y.L: Surtout quand Lovecraft ne peut pas répondre. Je crois qu'il serait peut-être bon, Jean-François, de revenir à la personnalité de Lovecraft avant de parvenir à ses biographies.

JF.G: Oui, tout à fait. Il serait bon aussi que Jean-Luc se présente puisque justement il connaît très bien tout ce qui est Lovecraft puisqu'il a écrit des articles dans les Cahiers d'études lovecraftiennes de Encrages; tu y avais participé?

JL Buard: Un fanzine d'études lovecraftiennes…

JF.G: Les Études lovecraftiennes, voilà, c'est ça. Et puis après chez Robert Laffont tu avais fait une bibliographie sur Lovecraft, dans la fameuse collection Bouquins.

JL. B: Qui est d'abord paru en postface à un livre de Joshi, chez Encrages, et Lacassin avait souhaité la voir reprise dans l'édition en trois tomes de Lovecraft, pour compléter ses propres travaux.

JF.G: D'ailleurs qui a été très contesté par les spécialistes, cette édition.

JL.B: C'est-à-dire que Lacassin il avait travaillé, c'est tout à fait louable, il était de ceux qui ont travaillé dans les années soixante-dix sur Lovecraft, mais il n'avait pas tellement mis à jour ses travaux depuis lors notamment du point de vue de tout ce qui s'était fait aux États-Unis, qu'il avait un peu perdu de vue. Donc il fallait un peu mettre à jour tout ça et proposer une prolongation de ses travaux bibliographiques, y compris biographiques, puisqu'on en était resté à la biographie de Sprague de Camp à cette époque là, alors que Joshi était arrivé entre temps et avait prolongé et repris les travaux, fait de nouvelles trouvailles etc. Donc tout ça c'est quand même dépassé puisque cela fait plus de dix ans que c'est paru; et on aurait encore besoin d'être remis à jour maintenant.

JF.G: Tout à fait. Bon, peut être qu'on va parler comme tu nous l'as suggéré Yves, de Lovecraft lui-même, pour les auditeurs qui sont non-spécialistes, qui découvrent Lovecraft et aussi ses continuateurs, puisque le mythe de Cthulhu, c'est un mythe qui a été créé par Lovecraft et repris par de nombreux écrivains. Patrice, peut être, peux-tu nous présenter un peu la vision que tu as de Lovecraft comme écrivain, comment tu le perçois, qu'est ce qui t'a passionné chez lui pour écrire ce livre, Le Guide du Mythe de Cthulhu ?

P.A: Et bien, ce qui m'a passionné c'est toute la mythologie qu'il a créée, qui lui a survécu chez d'autres auteurs, avec un panthéon de divinités. En fait, c'était un écrivain des années 20, dans un petit magazine, et les lecteurs qui lisaient ses nouvelles étaient des écrivains amateurs, comme Robert Bloch ou Henry Kuttner, qui se sont mis eux aussi à écrire, et le mythe s'est développé ainsi.

JF.G: Bah, c'était un petit magazine, et en même temps un grand magazine, puisque si on veut replacer ça dans le contexte de l'époque, c'est de Weird Tales, dont tu parles, ce n'était pas de l'édition professionnelle, mais c'était tout de même lu.

PA: En fait, le marché de l'époque était constitué de ce genre de magazines, ce n'était pas encore l'édition des livres, comme on peut l'avoir maintenant.

Y.L: Il me semble qu'il y a un mythe qui se soit accroché à Lovecraft et à bons d'écrivains de l'époque, c'est le mythe de la réclusion. On a représenté Lovecraft comme quelqu'un d'enfermé. Comment était-il en fait dans la vie? C'est quand même important, peut être de voir ça, l'image qu'il a présenté un moment à son public !

JL.B: Le mythe de la réclusion vient de l'enfance de Lovecraft; il a été un enfant reclus. Il est arrivé à l'adolescence puis après, au début de l'âge adulte, il a cessé d'être totalement reclus: il s'est ouvert au monde, il a découvert d'autres amitiés dans un réseau de correspondants de presse amateur où les gens s'écrivaient des lettres et les regroupaient sous forme de petites publications. Il s'est constitué tout un réseau de correspondants à travers le pays et il a commencé à sortir de sa réclusion qui était vraiment cantonnée à ses premières années, entre 7 et 14-15 ans, par-là. Ce mythe lui a collé à la peau toute la vie, et d'ailleurs il l'entretenait volontiers.

Y.L: D'ailleurs on l'avait surnommé “ le solitaire de Providence ”, non ?

C.T: Je crois qu'il y a deux choses qui font assez bien justice de ce mythe, c'est d'une part les témoignages de ses amis, des gens qui l'ont connu comme quoi c'était un type adorable en société, qu'il adorait recevoir les amis de passage et qu'à la période à il a vécu à New York il ne les quittait pratiquement jamais ; d'autre part si on prend la carte des États-Unis, enfin de l'Amérique du nord, et qu'on voit tous les voyages qu'il a faits, car c'est un homme qui adorait voyager et qui gagnait peu d'argent et qui mettait presque tout ce qu'il gagnait dans des billets de train et des billets d'autobus, et bien on voit qu'il est allé aussi au nord que Québec, aussi au sud que la Floride et quant à l'Ouest il n'est pas allé jusqu'au Texas ou en Californie voir les amis qu'il avait là-bas, mais il est allé modérément loin dans l'Ouest.

Y.L: Donc il faut faire justice de cette réputation un peu…

JF.G: Ce que je voudrais dire moi, c'est que ce qui est bizarre sur Lovecraft c'est que certaines personnes ont à la fois fait sa réputation et ont propagé des légendes sur lui. Il y a eu un petit bouquin de Houellebecq, en France, je sais plus d'ailleurs le titre du livre, c'était “ Loin de tout, loin de la vie ”…

C.T: Contre le monde, contre la vie

JF.G: Contre le monde, contre la vie, où justement Lovecraft est présenté comme un misanthrope, solitaire. Le problème c'est que Houellebecq ne connaissait pas grand chose de Lovecraft et a imaginé beaucoup de sa vie. Je ne sais pas si Jean-Luc est d'accord ?

JL.B: C'est l'interprétation effectivement un peu mythifiée de sa vie.

Y.L: Il faut simplement dire que la collection dans laquelle il a été publié, aux éditions du Rocher je crois, c'était “ Les Infréquentables ”, qui était une collection qui pratiquait forcément la commande auprès d'écrivains qui connaissaient peu ou prou le sujet.

JL.B: Il vient de sortir en livre de poche, je crois.

P.A: Le problème c'est que le livre est bien écrit — je l'ai relu pour faire l'émission — c'est bien écrit, le problème c'est qu'il y a des choses qui sont fausses, et il n'y a rien comme références bibliographiques. Il assène des choses, c'est une biographie rêvée, il s'identifie à un Lovecraft qu'il imagine, il décrit son propre personnage à travers Lovecraft.

C.T: On en apprend plus sur Houellebecq que sur Lovecraft.

JL.B: Exactement. C'est assez romantique comme personnage.

P.A: C'est dans l'idée des écrivains maudits : les écrivains fantastiques devaient être maudits.

C.T: Je crois que cela vient aussi des circonstances dans lesquelles Lovecraft a été découvert en France, où il a été édité pour la première fois au milieu des années cinquante, et l'on connaissait extrêmement peu de choses sur sa vie; la publication de la correspondance n'avait pas encore été faite, personne n'avait vraiment été fouiller dedans, et des gens comme Jacques Bergier qui l'ont fait découvrir au public français ont brodé un petit peu sur ce mythe, ont raconté des choses — bon on connaît l'histoire de Lovecraft parlant couramment quatre langues africaines, ce qui est quand même légèrement exagéré pour ne pas dire plus — a un petit peu suppléé au manque d'informations par l'imagination.

JL.B: L'histoire des quatre langues, cela vient en fait d'une nouvelle de Lovecraft dans lequel le personnage parle quatre langues africaines, et on a collé l'œuvre de Lovecraft au personnage lui-même. Au bout d'un certain moment il n'y avait plus de distinction. C'est ça le gros problème.

P.A: Il y a eu exactement la même chose, par rapport à ce que tu disais, sur la fameuse affirmation de Bergier comme quoi il avait reçu une lettre de Lovecraft où Lovecraft lui dit qu'il a été à Paris en rêve avec Edgar Poe, ce qui est absolument faux. Lovecraft ne l'a jamais écrit dans sa correspondance, il a trouvé ça dans une nouvelle…  

JL.B: Cette histoire n'est pas très claire. Ce qui est certain c'est que Bergier disait à l'époque de Lovecraft dans son magazine, et qu'il y a des lettres de Bergier dans Weird Tales. À partir de là, on peut imaginer qu'il a écrit à Lovecraft, mais on n'en a aucune preuve.

C.T: Tout ce qu'a fait Bergier est marqué du sceau de l'imagination et de l'exagération.

JF.G: Mais c'est tout de même lui, il faut lui reconnaître cet énorme mérite, qui a lancé Lovecraft en France, je pense.

Y.L: Nous reviendrons peut être sur le sujet de Bergier et d'autres choses après une petite pause musicale, si vous le permettez..

[Suit une drôle de musique!]

 Y.L: Bienvenue chez les maîtres du monde, sur Radio Libertaire, et pas ailleurs. Ce soir nous avons à parler du Guide du Mythe de Cthulhu aux éditions Encrages. N'est ce pas, Jean-François ?

JF.G: Oui, donc on va maintenant parler directement de ce mythe de Cthulhu, après avoir abordé des points qui étaient passionnants, dont on peut discuter pendant des heures, sur la biographie de Lovecraft, et d'abord on va simplement parler un peu de l'œuvre de Lovecraft, et en quoi — pour chacune des personnes qui sont là — elle est déterminante, qu'est ce qui l'intéresse, pourquoi il s'est passionné pour cette œuvre, en quoi elle lui paraît différente des autres œuvres fantastiques, et pourquoi Lovecraft est encore maintenant aussi connu et aussi suivi par différentes personnes. Alors, Patrice, qu'est ce que tu peux dire sur la thématique de Lovecraft, quelles sont les œuvres qui t'ont intéressé, qu'est ce qui, à ton avis, est déterminant chez lui ?

P.A: Disons que Lovecraft — même si certains pensent qu'il n'en était pas conscient — il a créé tout un panthéon de dieux. Pour lui, en fait, les dieux sont des entités venues d'autres dimensions, ou d'espaces lointains, qui dans le passé ont régné sur la terre il y a des millions d'années, et ces dieux ou extraterrestres, ces démons attendent de reprendre possession de la terre: c'est le thème général de beaucoup de ses nouvelles.

JF.G: Et pourquoi alors te sens-tu plus fasciné par cette littérature, par rapport à des écrivains comme Poe ou alors Stephen King ? Qu'est ce qui est plus envoûtant, plus intéressant chez Lovecraft ?

P.A: Pour moi, c'est uniquement ça, cette mythologie qui s'est constituée à partir de quelques nouvelles et qui a désormais atteint un nombre de romans et de nouvelles incroyable chez différents auteurs, qui ont été influencés par lui, jusqu'à des écrivains modernes, très populaires. Il y a très peu d'écrivains fantastiques ou de fantastiques du xxe siècle qui n'ont pas été influencés par Lovecraft à un moment donné.

JF.G: Et Christophe, à ton avis, pourquoi est ce que tout le monde — y compris Stephen King qui a écrit deux nouvelles inspirées par Lovecraft — pourquoi y a-t-il autant de gens qui se réclament de Lovecraft, et qu'est ce qui t'a passionné, toi, dans la conception de Lovecraft ?

C.T: Je crois qu'il y a deux choses bien différentes ! En ce qui me concerne moi-même — je peux sans doute en parler plus facilement que du reste du monde —, il y a deux choses qui me passionnent chez Lovecraft, qui me fascinent, qui m'allèchent, c'est d'une part les éléments qui sont dans ses histoires, qui sont des vieux livres maudits croulants, avec des reliures peut-être en peau humaine, qui énumèrent des noms maléfiques, qui sont des cités perdues construites il y a des millions d'années par des entités non-humaines, bon toutes sortes de choses comme ça qui font marcher l'imagination à fond. Et puis il y a sa manière de raconter des histoires, qui est assez particulière, qui est un petit peu analogue, comme il le disait lui-même, à la situation de quelqu'un qui est en train de rêver, et qui assiste aux événements plus qu'il n'y participe réellement, finalement. Il y a toujours ce côté d'incrédulité dont on peut faire une marque du fantastique et qui joue un rôle chez Lovecraft. Maintenant, pour ce qui est de l'engouement lovecraftien, c'est vrai qu'il suffit d'écrire “ Lovecraft ” sur une couverture et ça vend ; c'est une chose qu'on observe, parce qu'il y a des livres qu'il n'a pas vraiment écrits, il y a tout de même son nom sur la couverture, et il faut croire qu'il y a une raison à ça. Je pense que c'est parce que tout ce côté mythologique, comme le disait un vieil article sur lequel je suis tombé qui était paru, je crois, dans Les Lettres françaises dans les années cinquante ou quelque chose comme ça, c'est quelque chose qui est très profondément en nous, c'est une manière de faire passer l'incroyable et l'inconcevable en jouant sur des ressorts qui sont peut être quelque part au fond de notre cerveau, et en quelque sorte une manière de faire croire à l'incroyable et à l'incrédible qui marche, et qui produit une fascination; c'est un peu difficile à expliquer, c'est vrai… Je crois que maintenant, en plus, il y a un effet boule de neige, c'est-à-dire qu'à partir du moment où Lovecraft a commencé à marcher, de plus en plus de gens s'y mettent, se raccrochent à son nom, et il y a des générations comme ça qui se construisent.

JF.G: Et toi Jean-Luc, toi qui as fait des études bibliographiques sur Lovecraft ?

JL.B: On tombe toujours dans Lovecraft quand on est petit. D'abord parce qu'on en entend parler, et qu'il est déjà connu, on aimerait bien savoir de quoi il s'agit. Et donc je suis assez d'accord avec Christophe Thill, tout cet aspect du Necronomicon, tous ces éléments, toute cette magie des noms qui reviennent d'un texte à l'autre et qu'on essaye ensuite de rechercher pour essayer de reconstruire un univers qui est éclaté en différents textes, tout cela c'est très fascinant. C'est à la fois d'inspiration classique, du fantastique classique, et il y a quelque chose en plus qu'on n'avait pas encore lu vraiment dans les textes. Lovecraft synthétise différents courants, et d'ailleurs il l'explique dans son essai sur la littérature fantastique ; et en synthétisant, il apporte quelque chose de nouveau à l'imaginaire, cette chose nouvelle étant reprise et démultipliée par de nombreux auteurs, c'est toute mouvance qui s'observe au cours du xxe siècle dans la littérature fantastique qui est très attrayante.

JF.G: Mais justement alors, se pose cette question des influences de Lovecraft; ce qui est dit très souvent, c'est qu'il était très influencé par Edgar Poe, il a un style qui vient du fantastique traditionnel, mais paradoxalement, beaucoup de gens veulent l'annexer à la SF. Alors, qu'est ce qu'il y a dans ses œuvres qui pourraient être apparenté à la Science Fiction, puisque là on est dans une émission de SF; pourquoi est ce que Lovecraft peut être annexé à la SF ?

Y.L: Puis-je me permettre une suggestion, du moins une hypothèse, il y a une rationalisation déjà des dieux, ils viendraient d'un autre monde, est ce que ça suffit pour le rattacher à la SF ?

JF.G: Disons que c'est une des voies, le fait que les dieux soient d'origine extraterrestre, ça peut rattacher Lovecraft à la SF, mais pas vraiment, ça a été contesté, car c'est quelque chose qui se passe dans le passé, donc ce n'est pas quelque chose qui est tellement SF. Alors Jean-Luc, toi qui es spécialiste ?

JL.B: Il y a beaucoup de débats à ce sujet, parmi les amateurs de Lovecraft, et effectivement l'aspect de la SF chez Lovecraft dérive en fait de cette cosmologie prééminente à la fiction, où il essaye de réécrire une histoire du monde à partir depuis les origines cosmiques de l'homme, donc ça, ça rattache à la SF indubitablement. Maintenant il y a des textes plus SF chez Lovecraft, plus fantastique évidemment, et ceux qui sont de SF sont parus dans des revues de SF d'ailleurs, dans les années trente. Donc il s'agit de ces grands textes dont les noms m'échappent, d'ailleurs…

C.T: “ Dans l'abîme du temps ”…

JL.B: “ Dans l'abîme du temps ”, et etc. Ils sont vraiment plus marqués au coin de la rationalité, et la magie est expliquée rationnellement; donc, ce qui peut se passer d'extraordinaire a une raison, une explication rationnelle, voilà ce qu'il apporte au fantastique, en quelque sorte. Et donc il perturbe, il change le fantastique.

JF.G: Il y a aussi, je pense, l'aspect très important que, dans le monde de Lovecraft, il n'y ait pas l'opposition ancienne entre le bien et le mal. C'est-à-dire qu'autrefois, dans le fantastique traditionnel, il y avait les forces du bien, les forces du mal, les vampires qui étaient mauvais ; et là les dieux ne sont pas vraiment méchants, ils considèrent les hommes comme des objets, comme des choses, il n'y a pas cette notion de lutte entre le bien et le mal. Alors, Christophe Thill, qu'est ce que tu penses de ça ?

C.T: Moi, je crois que c'est très important tout cela, effectivement. Je crois que toutes ces histoires de fantastique et de science-fiction, il y a un peu des histoires de querelles de frontières, qui à mon avis viennent aussi d'un changement dans le fantastique. Première définition du fantastique classique, c'est le surnaturel: c'est les vampires, c'est les revenants, etc. C'est toutes les croyances dérivées soit des croyances populaires, comme les loups-garous, soit des restants de démonologie qui ont leur origine dans la religion chrétienne ou les autres religions. Je crois que Lovecraft fait partie de la lignée des gens qui ont substitué une autre définition du fantastique qui est “ il se passe des choses incroyables ”. Bon, des choses qui peuvent dater; pour moi “ Le Horla ” de Maupassant, c'est un des premiers exemples que je connais — je suis loin de connaître tout — mais c'est pour moi un des premiers exemples que je connais de cette lignée là. C'est pour ça que même quand on a “ Dans l'abîme du temps ” des extraterrestres qui manipulent le temps, pour moi il ne s'agit pas vraiment de SF, dans la mesure où, pour moi, la SF joue plutôt sur des choses incroyables mais qui sont reconnues comme quotidiennes. C'est-à-dire que si on peut aller dans une boutique et acheter son voyage dans le temps, et aller rencontre des extraterrestres quotidiennement, on est dans la SF. Si on se retrouve projeté dans le temps, et qu'on n'y croit pas, on est dans le fantastique. Donc ce point de vue là, Lovecraft est effectivement peut être un des pervertisseurs, ou un des changeurs du fantastique, mais je pense que qu'il reste dans le domaine du fantastique.

JL.B: Bon, ce qu'il y a aussi par rapport au débat fantastique / science fiction, Lovecraft, quand il décrit ses entités, il ne les décrit pas d'une manière floue, il les décrit d'une manière extrêmement précise, je dirai même biologiquement précise ; ça a aussi beaucoup marqué les lecteurs.

Y.L: Jean-Luc Buard, il y a aussi cette remarque, mais Patrice Allart, par exemple, dans son livre, sur le Guide du Mythe de Cthulhu, c'est aussi une question de style, n'est ce pas ?

PA: Oui, puisqu'en fait, par exemple, un roman comme Frankenstein de Mary Shelley, ou Docteur Jekyll et Mister Hyde de Stevenson selon certains critères seraient des romans de SF puisqu'ils font appel à la science ; mais par leur traitement qui est de faire peur, ils sont plus fantastique, puisque le fantastique est souvent associé à l'épouvante : les vampires, le bien contre le mal… La SF, c'est plus quelque chose de positif, enfin c'est l'homme qui domine un peu. Chez Lovecraft, l'homme n'est qu'un jouet, par rapport à des forces qui le dépassent. Dans la SF, l'homme est maître de son destin : il va dans l'espace, il crée des machines. Dans le fantastique, qu'il s'agisse de loups-garous ou de démons, il n'est qu'un jouet, il ne comprend pas tout. Donc je pense que c'est ça, une question de traitement.

Y.L: Ça me paraît un avis d'un amateur de fantastique vis à vis de quelqu'un qui se défie un peu de la SF, je trouve ; m'enfin bon, on ne va pas s'éterniser dans le débat parce que là n'est pas la question. Mais je n'ai pas la sensation que Frankenstein était fait pour faire peur à un moment, c'était surtout un superbe texte romantique, dès le départ. Mais bon, on va peut être évacuer le sujet, et peut être revenir à l'écriture de Lovecraft, et à ses thèmes de prédilection, non ?

JL.B: Tout à fait; bon, au niveau de l'écriture, il y a beaucoup de choses qui ont été dites: ce que disait Jean-Luc, la précision de ses descriptions. Mais ce qui est assez curieux — bon, moi j'ai participé à un débat là-dessus où il y avait des fans qui parlaient — ils disaient que ce n'était pas raconté comme on raconte d'habitude, on n'avait pas l'impression que c'était un écrivain, mais plutôt quelqu'un qui créait un monde. Il y a vraiment quelque chose qui fait peur, il y a parfois certaines maladresses chez Lovecraft qui font croire à quelque chose de vrai ; je ne sais pas ce que vous en pensez ?

C.T: C'est l’incrédulité du narrateur qui commence toujours par dire : “ Peut être que tout ce que je vais vous raconter n'est pas vraiment arrivé, peut être que je suis fou, peut être que j'ai rêvé mais voilà ce qui m'est arrivé. ”

Y.L: C'est peut être aussi le pouvoir de suggestion d'un écrivain arrivé à une très grande maîtrise de son style.

JL.B: Oui, je pense que Lovecraft avait beaucoup réfléchi, avait une correspondance très importance — on a dit de vingt mille jusqu'à cent mille lettres — il avait donc une correspondance très importante avec beaucoup d'écrivains amateurs, il faisait partie d'un réseau d'écrivains amateurs, et il a aussi repris des nouvelles. Donc il avait une conscience très grande de ce que pouvait être le fantastique, mais aussi de ce pouvait être la littérature en général.

Y.L: Patrice Allart, y a-t-il un écrivain, puisque tu as écrit ce livre sur toutes les suites, le Guide du Mythe de Cthulhu, c'est toutes les suites qu'on a donné à cette création de Lovecraft, toute cette mythologie, est ce qu'il y a des continuateurs qui pourraient être égaux au maître ?

P.A: Disons que certains sont bien inférieurs, d'autres sont différents.

Y.L: Cite des noms justement pour les auditeurs !

P.A: Des écrivains fantastiques comme Graham Masterton, qui a certainement repris le mythe et se l'est approprié, il en a fait une version personnelle. Stephen King a été un peu plus fidèle, mais dans deux nouvelles uniquement, mais sinon il s'en est inspiré pour d'autres romans, mais là encore il a créé son propre univers, inspiré de Lovecraft. Tous différents: August Derleth, Robert Bloch, qui n'avaient pas la même conception du mythe. Robert Bloch, par exemple, a très peu traité des dieux ; il a créé certains dieux mais uniquement comme des noms qu'il plaçait dans ses nouvelles, sans vraiment les développer. Par contre, August Derleth, lui, préférait développer cette mythologie, créer d'autres dieux. Chacun l'a développée à sa manière.

JF.G: Puisque l'on parle d'August Derleth, Christophe Thill, je pense qu'il faut parler du rôle déterminant…

Y.L: Puis-je permettre d'intervenir encore une fois pour vous demander une petite pause musicale. uelques moments de suffocation musicale….

[Suit une musique bruyante et étouffante.]

 

Y.L: Voilà, c'était quelques moments de suffocation musicale, offert par Radio Libertaire, et surtout l'émission Bienvenue chez les maîtres du monde, promis, j'en ai encore dans ma besace pour le restant de la soirée si vous voulez, enfin bon, je ferai quand même attention, j'aurais pitié de vos oreilles. On revient sur Lovecraft, surtout sur un mythe qu'il a créé qui était Cthulhu. Qu'est ce que Cthulhu, c'est un dieu, c'est une créature, c'est un mythe, un corpus de mythes ? En quoi ça consiste, comment c'est né, pourquoi, je veux tout savoir !

JF.G: On va demander à Patrice Allart, qui est l'auteur du Guide du Mythe de Cthulhu, de nous décrire en détail Cthulhu : qui est-ce, quelle forme a-t-il, et de parler en général à la fois des dieux créés car Lovecraft a créé une mythologie qui fut ensuite enrichie par tous les auteurs qui ont propagé ce mythe de Cthulhu. Peux-tu nous parler de la progression du mythe depuis Lovecraft, et puis on parlait de Derleth qui a vraiment enrichi beaucoup, et puis de tous les autres continuateurs ?

P.A: D'accord. On peut faire démarrer ce mythe de Cthulhu à L'Appel de Cthulhu, que Lovecraft a écrit en 1926, et publié en 1928. Mais en fait, dès la fin des années dix, il avait déjà commencé à écrire des nouvelles concernant ces divinités extraterrestres, ces êtres venus d'autres dimensions, tout à fait indescriptibles, donc je ne pourrais pas en faire de description. Le premier est Dagon, un dieu-poisson, ensuite Nyarlathotep, dans un poème et dans une histoire en prose, mais c'est surtout à partir de L'Appel de Cthulhu qu'il a vraiment développé ce mythe puisque beaucoup d'histoires ensuite lui sont rattachées. D'autres écrivains, comme Robert Howard, le créateur de Conan, ou Clark Ashton Smith se sont mis à écrire des nouvelles plus ou moins rattachées au mythe, mais c'est surtout Lovecraft qui, par amitié pour eux, s'est servi de leurs propres créations dans ses histoires. Ainsi, le dieu-crapaud de C. A. Smith, Tsathoggua, a été utilisé dans les nouvelles de Lovecraft, et ainsi de suite. D'autres écrivains par la suite : Robert Bloch, l'auteur de Psychose, avant d'avoir écrit Psychose, participait au mythe. Lui aussi a créé ses propres divinités, qu'il n'a jamais développées, puisqu'il préférait le style de l'histoire plutôt que la participation à la mythologie. En revanche, August Derleth l'a parfaitement développée, c'est lui qui a voulu créer ce concept de divinité maléfique et de divinité bénéfique, qui se sont affrontées à l'aube des temps, un concept chrétien, Derleth étant très catholique. Il a donc voulu créer ses divinités maléfiques, les divinités du vent, dont il a fait des élémentaires, des représentations des éléments (le feu, l'air, l'eau), Cthulhu devenant donc le premier élémentaire de l'eau.

JF.G: Peut être Christophe va-t-il reprendre sur les autres divinités encore créées ? Il y a Hastur, il y a…

C.T: Il y en a, on pourrait effectivement en aligner beaucoup. Il y a aussi une chose qu'il faut encore mentionner, c'est les livres : grande importance des livres maudits, des livres qui ont été écrit il y a très longtemps et dans lesquels tous les secrets sont dévoilés. Le plus connu, c'est le Necronomicon, du poète arabe dément Abdul Alhazred, qui a été écrit, d'après Lovecraft, aux alentours de l'an 700, donc par un poète du Yémen qui aurait été un adorateur de Cthulhu et Yog Sothoth. Donc il faut préciser une bonne fois pour toutes que ce livre n'existe pas, que Alhazred n'existe pas, que Lovecraft les a inventés, qu'il n'a jamais été en communication avec les Grands Anciens, que c'est purement de la fiction.

JF.G: Comment le sais-tu, Christophe ?

C.T: Comment je le sais ? Lovecraft me l'a dit ! (rires)

Y.L: On nous l'aurait caché à l'insu de notre plein gré, là ? (rires)

C.T: Lovecraft était un grand amoureux de l'imaginaire, et un grand ennemi de la croyance en l'imaginaire pris littéralement, c'est-à-dire l'ésotérisme etc. Tout cela pour lui, c'est une œuvre colossale, une grande création. Pour revenir au mythe de Cthulhu, oui, il y a des tas de divinités, mais je crois que ce qui est important à dire c'est que sont toujours des divinités qui représentent quelque chose. On peut dire dans leur ensemble, elles présentent une idée centrale dans la philosophie de Lovecraft — parce que c'est un homme qui se livrait à la philosophie en amateur, on le trouve dans ses lettres — qui est que la place de l'homme dans le cosmos, c'est rien, c'est tout petit. Notre existence n'a aucune importance, et donc il met en scène ces divinités colossales qui peuvent nous détruire, non pas parce qu'elles le veulent, mais parce que simplement, elles sont énormes et elles vont nous marcher dessus sans s'en rendre compte. De ce point de vue là, il y a des gens qui adorent Cthulhu, qui adorent Yog Sothoth ; mais ils se trompent, parce que le jour où, peut-être avec leurs prières, peut-être avec leurs incantations, mais peut-être purement par hasard, le jour où les Grands Anciens reviendront, et bien eux qui croient obtenir une place privilégiée, en fait seront simplement les premiers dévorés.

JF.G: Alors Jean-Luc Buard, toi qui est un des rédacteurs des Études lovecraftiennes, que penses-tu de toutes ces suites, est ce que pour toi il y a du bon, du mauvais, du très mauvais, du très bon ?

JL.B: Il est vrai que Lovecraft n'a pas été égalé par ses continuateurs. Personne n'a vraiment repris son style, ou l'atmosphère qu'il a su créer dans ses nouvelles. Tous les autres ont un peu modifié les choses, ou ont rajouté d'autres éléments, mais on n'a pas recréé l'écriture de Lovecraft, ou son inspiration. Tout simplement parce qu'au départ, ça s'est lancé un peu par hasard, et sous forme de jeu entre les lecteurs de Lovecraft, ses amis et lui-même ; ils se sont pris de jeu à développer par des clins d'œil entre leurs œuvres respectives les uns les autres, et à entretenir une certaine mythologie. Mais petit à petit, ils se sont pris au jeu, et la chose a pris de l'ampleur.

C.T: Il faut mentionner aussi le fait que Lovecraft révisait, c'est-à-dire souvent réécrivait, les œuvres de beaucoup d'écrivains de peu de talent, qui grâce à lui arrivaient à se faire publier entre autres dans Weird Tales, le pulp dont on a parlé, et il s'amusait à incorporer ses noms de divinités, et à faire plus ou moins croire par jeu, que c'était des choses qui appartenaient au fonds commun de l'humanité, et qu'il y avait un autre auteur qui les avait découvertes, à part lui, alors qu'en fait tout cela venait de lui, et il s'amusait beaucoup à voir des gens qui écrivaient pour lui dire “ où est ce que je peux trouver un exemplaire du Necronomicon ? ”

JL.B: Il y a une part énorme de jeu dans toute cette écriture, dans tout ce mythe. Au départ, ils ont voulu s'amuser, et ça a bien marché d'ailleurs, puisqu'on est là aujourd'hui.

JF.G: Puisque maintenant il y a, paraît-il, aux États-Unis, trois versions différentes du Necronomicon. Christophe, toi qui avais écrit là-dessus[2], est ce que tu te trouves ça déplorable, est ce que tu trouves ça bien parce qu'il y a une part d'imagination humaine, comment est ce que tu perçois ça ?

C.T: Je trouve ça triste parce que personne n'a réussi à faire un faux Necronomicon qui soit aussi terrifiant qu'on peut l'imaginer d'après les quelques citations de Lovecraft. Lovecraft fait des citations très fragmentaires, la plus longue qu'il fait dure une page à peu près, dans “ L'Abomination de Dunwich ”, parfois c'est une phrase. Il y a le célèbre distique :

N'est pas mort celui qui pour toujours peut gésir,

Et au fil des éons, la mort même peut mourir.

Mais jamais aucun des Necronomicon qui ont été écrits et commercialisés ne peut approcher l'amplitude de terreur de ce qu'on peut imaginer. Par exemple, un de ceux qui ont été édités aux États-Unis prétend être le Necronomicon original, qui est en fait un livre de magie sumérienne et où, oh surprise ! on retrouve les noms des divinités lovecraftiennes à côté de ceux des divinités babyloniennes. C'est un faux grossier. Un de mes correspondants, Daniel Harms, qui a écrit un bouquin sur le sujet et qui se trouve être aussi être spécialiste de l'anthropologie, a pu démonter ça parce qu'il connaît. Mais le non-spécialiste — tout lecteur de Lovecraft ne connaît pas forcément la mythologie babylonienne — et donc c'est très facile pour nous autres lecteurs de se laisser bluffer. Il y a eu un autre Necronomicon — qui est sorti chez Belfond en France — qui est décevant aussi. Celui que j'aime le plus personnellement, c'est Druillet qui l'a fait. Il n'y a rien à lire dedans, il n'y a que des dessins, des gribouillages : c'est suggestif, et en fait, ça ne peut être que ça, ça ne peut être que de la suggestion.

JF.G: C'est vrai que j'ai essayé le Necronomicon de Belfond, et il ne s'est rien passé. J'ai essayé les incantations, et apparemment ça ne marche pas. Il y eu aussi une édition chez J'ai Lu. Ce genre de livre complètement faux a tout de même un succès colossal.

C.T: Moi, je dois avouer que la première fois que j'ai vu ce livre en vitrine — ça devait être dans une libraire occultiste — je me suis précipité pour l'acheter. Donc j'ai été bluffé comme pas mal de lecteurs, des gens qui voient marqué Lovecraft ou Cthulhu sur une couverture, ou Necronomicon, et qui sont séduits immédiatement. Je crois que c'est un phénomène que tout le monde parmi nous a dû observer : une fois qu'on a lu les textes, une fois qu'on croit avoir fini, avoir épuisé tout ce qu'on pouvait trouver, on se dit “ j'en veux encore ”. C'est là qu'on va aller chercher d'autres auteurs, et parfois on est déçu.

JF.G: C'est ça qui est très fort chez Lovecraft — moi je ressens personnellement ce que vous avez développé comme je n'aurais pas développé — c'est son habileté à suggérer, et à dire qu'il y a des choses impossible à décrire. C'est la première fois finalement dans la littérature fantastique: auparavant on décrivait tout, tandis que Lovecraft se contente de suggérer, et la connaissance, on ne peut jamais y accéder véritablement. Tu disais que l'homme est quelque chose de minuscule et en plus quelque chose d'ignorant; c'est presque une conception existentialiste, en fait.

C.T: Une des manières, que je préfère personnellement, qu'a Lovecraft d'exprimer ça, c'est dans une histoire qui s'appelle “ La Maison de la sorcière ”, où il met en relation la sorcellerie de Salem et le culte des Grands Anciens, et où il dit qu'en fait les sorcières étaient des adoratrices, sans le savoir, des Grands Anciens, c'est-à-dire qu'elles croyaient adorer le Diable sous la forme d'un homme noir, et en fait c'était le dieu-démon Nyarlathotep. Grâce à leur connaissance des Grands Anciens, elles avaient la capacité de voyager à travers le temps, de voyager à travers l'espace, grâce à des moyens géométriques. Lovecraft parle toujours de courbes, d'angles, de géométrie non-euclidienne, etc. Il glisse toujours des choses scientifiques mélangées à un vernis d'occultisme qui a pu faire croire à certains qu'il lui-même était dans l'occultisme, ce qui était absolument faux. Donc, il y a cette idée des connaissances qui peuvent mener à des choses extraordinaires, à se retrouver instantanément à la surface d'une autre planète, mais qui est très dangereuses car elle passe en même temps par des sacrifices. Lovecraft ne parle jamais de vendre ou de perdre son âme, mais l'idée est là quelque part.

Y.L: Mais c'est pour cela, je pense, qu'on a parlé de SF à propos de Lovecraft, et finalement, ce sont des textes très modernes ; on ferait mieux de parler de modernité plutôt que de SF, c'est-à-dire il y a quand même quelque chose d'absurde, c'est déjà une vision de l'absurde avant même qu'on l'aborde, l'homme n'est rien sur la terre, il ne connaît rien, il n'arrive pas à accéder à la connaissance, et il risque d'être écrasé immédiatement. Je ne sais pas ; qu'est ce que tu en penses, Jean-Luc ?

JL.B: C'est pour cela qu'il faut laisser les Grands Anciens tranquilles. Tous ces sujets là sont vraiment très très dangereux.

Y.L: Mais c'est aussi la différence avec des récits fantastiques, car auparavant, dans les récits fantastiques, de nombreuses fois, le bien l'emportait, tandis que là, dans les récits de Lovecraft, le narrateur devient soit fou, soit...

C.T: La victoire est provisoire : on ne peut pas vaincre les Grands Anciens, on peut leur échapper provisoirement.

Y.L: Donc c'est quelqu'un qui, je pense, a une conception totalement pessimiste du monde, quoi ?

C.T: Je ne suis pas sûr que ce soit une conception pessimiste du monde ; il y a des entités auxquelles on ne peut pas échapper, et qu'on arrivera jamais à vaincre comme par exemple l'entropie ; on peut dire que Cthulhu, c'est l'incarnation ou peut être la personnification de l'entropie.

JF.G: C'est exact. Mais si on a parlé de SF à propos de Lovecraft, c'est aussi parce que c'était quelqu'un de passionné par les sciences : il a fait de l'astronomie quand il était jeune, si je ne m'abuse, il a même écrit, et il s'est intéressé à d'autres sciences comme la chimie. Patrice Allart, qui a écrit ce livre sur Cthulhu, tu as dû étudier toutes ces origines, dans ces livres…

 P.A: C'est vrai qu'il a collaboré à une revue amateur d'astronomie. La magie qui est utilisée par ces êtres est avant tout de la science, tout simplement.

JF.G: Mais une science étrangère et dévalorisée, parce que justement au xixe siècle la science était très valorisée, mais dans la conception de Lovecraft, la science aboutit à des catastrophes.

C.T: Conception, c'est peut être un peu fort, disons, dans son monde imaginaire. Maintenant, on voit dans ses lettres que, lui, il avait une curiosité scientifique dévorante, et il voulait que la science aille toujours plus loin, il ne pensait absolument pas qu'il y avait un horizon qu'il était dangereux de dépasser, comme le pensent, par exemple, des fondamentalistes chrétiens aux États-Unis pour lesquels l'être humain ne doit pas trop connaître de choses.

Y.L: Lovecraft serait donc en quelque sorte un rationaliste ?

C.T: Totalement rationaliste. Il se disait lui-même matérialiste mécaniste.

Y.L: Alors pourquoi raconter tout à coup des histoires qui confinent au mysticisme, parfois ? Qui pourraient le rendre un peu bizarre ?

C.T: Il est facile d'identifier l'auteur et sa création, sans trop se poser de questions.

Y.L: Il faut tout de même rappeler que nous sommes dans un contexte littéraire dès qu'il s'agit de la création de Lovecraft. Il ne peut pas vraiment y avoir d'identification, sauf sur un certain point que me rappelait une auditrice, c'est le racisme de Lovecraft, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure. Jean-François ?

JF.G: En fait, on pourrait se demander pourquoi Lovecraft a écrit ces textes fantastiques alors qu'il était rationaliste, mais justement, c'est pour cela qu'on a répondu qu'il n'a pas écrit du fantastique mais de la SF.

Y.L: Il y avait tout un courant dans la SF à l'époque, avec des rationalistes dont le chef de file qu'était Campbell; donc cette approche était prééminente. Il y a eu un courant qui s'est créé avec Lovecraft ou avant Lovecraft; est-ce que c'est Lovecraft qui a inauguré ce style, un peu fantasy ? Un peu beaucoup même !

C.T: Évidemment il a inauguré quelque chose, mais on retrouve des racines — je parlais tout à l'heure du “ Horla ” de Maupassant —, il y a des auteurs qui sont avant Lovecraft, et envers lesquels Lovecraft n'a jamais caché sa dette.

Y.L: On peut parler d'Edgar Poe, par exemple ?

C.T: Bon, Edgar Poe, c'est clair, quand on regarde dans le texte original — les traductions étant ce qu'elles sont — quand on regarde un texte d'Edgar Poe et un texte de Lovecraft, la parenté du style est évidente.

Y.L: Tu ne vas tout de même pas critiquer Baudelaire, non ? (rires)

C.T: Il n'est pas là, donc on peut dire… Mais le style fleuri, le style ampoulé d'Edgar Poe et celui des débuts de Lovecraft bon bah… (silence lourd de sens)

JL.B: Si on regarde bien l'œuvre Edgar Poe, elle n'est pas non plus très fantastique, c'est un rationaliste lui aussi.

JF.G: C'est tout à fait ce que j'allais dire ! Edgar Poe s'est aussi beaucoup moqué de tout ce qui était ésotérisme, et de certains de ses collègues qui faisaient du fantastique, et en plus il y a beaucoup de ses contes qui sont hyper rationalistes, quand on voit ses raisonnements, c'était quelqu'un qui était passionné lui aussi de rationaliste. Je trouve qu'il y a de nombreuses analogies entre Edgar Poe et Lovecraft. Déjà, Edgar Poe a été découvert par les Français, et Lovecraft aussi ! Bon, Edgar Poe c'était Baudelaire, et Lovecraft c'était un peu Bergier, et ces deux auteurs ont été pendant un certain temps méprisé aux États-Unis, alors que la France les connaissait très bien. Ensuite ces deux personnes ont toutes deux écrit des poèmes. Tu parlais de “ pourquoi est-ce qu'ils écrivent du fantastique ”. Lovecraft a commencé en écrivant des poèmes: peut être n'a-t-il pas trouvé le succès désiré avec la poésie, et peut être a-t-il écrit par la suite du fantastique. Je ne sais pas ce que vous en pensez ?

JL.B: De la poésie, il est passé au merveilleux avec l'influence de son cycle du rêve.

Y.L: Patrice Allart dit qu'il est très fortement influencé par un écrivain d'origine anglaise, qui a été lord Dunsany.

JL.B: C'est cela oui : c'est le cycle de Randolph Carter, qui fait la jonction entre ses débuts poétiques et la création de Cthulhu, les récits fantastiques ultérieurs.

JF.G: Mais il est très influencé, puisque tu en parles, Yves…

Y.L: Monsieur Yves, s'il te plaît !

JF.G : Monsieur Yves, excuse-moi, excusez-moi Monsieur Yves ! Il a été très influencé par un écrivain qui s'appelle Arthur Machen, et qui a écrit un livre tout à fait remarquable qui s'appelle Le Grand Dieu Pan, où il y a déjà cette rhétorique de Lovecraft de ne pas montrer; c'est-à-dire que ce livre, Le Grand Dieu Pan, est très angoissant sans qu'on ne voie jamais rien. Il y a une part de science là aussi, car c'est à la suite d'une opération qu'une jeune femme rencontre le Grand Dieu Pan. Ca me paraît très — d'ailleurs Lovecraft l'a dit lui-même qu'il était très admirateur de cet auteur — il y a en fait quatre écrivains qui sont des influences majeures : Poe, dont on a déjà parlé, Machen, mais aussi Bierce et Lord Dunsany.

C.T: On peut rajouter Algernon Blackwood qui a écrit aussi de très belles choses et que Lovecraft admirait pour le côté occultiste mis à profit dans certaines histoires. Il disait qu'il y avait une nouvelle de Blackwood qui s'appelle “ Les Saules ”, et qui aurait pu être une nouvelle du mythe de Cthulhu! Et puis il y a Robert W. Chambers, un auteur pour lequel j'ai beaucoup de tendresse…

JF.G: Tu es un spécialiste, Christophe ! Christophe Thill a écrit …

C.T: En compagnie du Roi en Jaune[3], le Dragon & Microchips spécial n°16, sur l'univers fantastique de Robert Chambers. Bon, je n'ai pas traité tous les aspects !

JF.G: Explique un peu, présente-nous, c'est une publication de l'ODS ?

C.T: C'est une publication de l'Œil du Sphinx, c'est un numéro spécial de la revue Dragons et Microchips, qu'est ce que j'ai voulu faire ? J'ai voulu mélanger trois choses ou plus spécialement deux : d'une part dire qui était Chambers, et puis quelle était son œuvre majeure, c'est-à-dire Le Roi en jaune, et puis aussi donner l'occasion de s'exprimer à des gens qui sont rentrés, car il y a une sorte de sous-mythologie du mythe de Cthulhu, qui est la mythologie du Roi en jaune, inventée par Chambers qui a été plus tard reprise par Derleth et d'autres personnes — tout ça c'est très compliqué —, et il y a des auteurs, des jeunes auteurs français, américains, qui se sont amusés à écrire des histoires du Roi en jaune, d'Hastur, de Carcosa, enfin des choses absolument magnifiques. Il y a une grande différence entre Chambers, Arthur Machen et Lovecraft, c'est que chez Chambers et chez Machen, on est dans le domaine du décadent, on est chez des gens qui sont très esthètes, qui sont des amoureux de l'art, du raffinement, avec ce côté corruption etc. Lovecraft a eu sa période décadente avec des histoires comme “ Le Molosse ”, ou “ Hypnos ”, qui pourraient presque être du Oscar Wilde, mais dans ce qu'on appelle ses grands textes — qui se rapportent au mythe de Cthulhu — il a dépassé ce stade-là. Donc, je disais Blackwood, je disais Chambers, il y a un autre auteur que Lovecraft mentionnait beaucoup, c'est Montague Rhode James, un auteur anglais qui écrivait des histoires de fantômes. On peut se dire : “ ce n'est pas très original, des histoires de fantômes, pour quelqu'un qui veut rénover le fantastique ”, mais les histoires de James ce ne sont pas des fantômes avec le drap blanc et les chaînes, c'est des fantômes très bizarres.

Y.L: Autour des influences de Lovecraft, il y a tous ces écrivains, mais est-ce qu'il y a aussi une influence philosophique ? Par exemple, on a parlé tout à l'heure du racisme de Lovecraft ; il serait peut être bon d'y revenir ! Une auditrice m'a dit qu'elle avait lu un texte qu'elle considérait comme raciste de la part de Lovecraft — qui est d'ailleurs dans l'anthologie du fantastique de Goimard et Stragliatti, collection Omnibus, je ne me rappelle plus du titre de la nouvelle — et il a des réflexions antisémites dans sa correspondance ! Je me souviens du volume qui était paru dans la collection “ Marginalia ”, chez Glénat, par exemple, où il y avait certaines réflexions. Qu'en est-il de l'héritage philosophique de Lovecraft à ce propos, est-ce courant aux États-Unis à l'époque où il est, où il vit, où il fait ses études, où il écrit, est ce qu'il a eu une influence spéciale de la part de quelqu'un, savez-vous des choses à ce propos ?

JF.G: Je voudrais justement replacer les choses dans leur contexte. Il a été dit beaucoup de choses sur le racisme de Lovecraft, des choses qui ont été un petit peu extrapolées.

Y.L: Il n'en demeure pas moins qu'une lectrice vient d'appeler à ce propos !

JF.G: Il y a dans la correspondance de Lovecraft des allusions racistes, il y a même des textes qui peuvent être interprétés, qui ont été interprétés par Houellebecq abusivement de façon raciste. Mais il faut situer à la fois par rapport au caractère de Lovecraft, et par rapport à l'époque. Si tu veux, on a dit qu'il y avait des allusions antisémites dans le courrier de Lovecraft qui comporte tout de même entre vingt mille et cent mille lettres, il faut savoir que si l'on dépouillait le courrier des Américains à l'époque, on trouverait forcément dans presque toutes les correspondances, malheureusement, des allusions antisémites. Il y avait un antisémitisme très fort à l'époque à la fois aux États-Unis et en Europe. On en d'ailleurs vu les conséquences.

Y.L: Le problème, Jean-François, c'est que ça se retrouve chez un écrivain, qui est amené à exposer ses opinions en plein jour.

JF.G: C'est le cas de beaucoup d'écrivains populaires, ou qui ont une extrême popularité, on retrouve malheureusement les courants de l'époque. Ce qu'il faut dire, c'est que Lovecraft avait des amis juifs, il a épousé une femme d'origine juive, donc s'il avait vraiment été très antisémite, ça paraît très bizarre. Ce qu'il y a, c'est que Lovecraft — on a dit qu'il n'était pas le reclus dont on parle — mais c'était quand même quelqu'un de très renfermé, avec des principes qui dataient d'un autre siècle. Je ne sais pas si mes compagnons sont d'accord avec moi ? En fait, il détestait un peu tout ce qui est modernité, donc il a vu énormément d'immigrants arriver aux États-Unis à cette époque, et comme beaucoup d'américains, il a vu ça d'un très mauvais œil, ce qui a contribué à un certain racisme chez lui mais on ne peut pas dire que qu'il ait développé de théorie raciste, fasciste ou quoi que ce soit.

Y.L: Disons que ça serait plutôt de l'ordre du puritanisme ?

C.T: Sur le contexte du racisme de Lovecraft, je crois qu'il y a deux choses qu'il faut dire: d'une part le fait que le racisme faisait partie de la société américaine de l'époque et pas seulement chez l'homme de la rue. Il faut lire un livre de Stephen Jay Gould qui s'appelle La Mal-mesure de l'Homme, dans lequel Gould, c'est un biologiste américain, explique toutes les théories de l'inégalité raciale de l'intelligence. Donc on parlait — de la même manière que Lovecraft parle dans ses lettres, excusez-moi du terme, de l'infériorité des nègres — et bien il y avait des psychologues qui parlait aussi de l'infériorité des nègres. Donc, on peut excuser certaines personnes de les croire sur parole. D'autre part, ce qu'il faut dire aussi, c'est que Lovecraft venait d'une famille qui à l'origine était aisée, voir assez riche, qui a connu — avec la mort du grand-père quand il était tout gamin — qui a connu une chute sociale. Lovecraft s'est retrouvé dans ses gens qu'on appelle “ les petits blancs ”, c'est-à-dire des gens qui ne possèdent plus rien que la fierté d'être blanc, comme on en a vu pas mal en Afrique du sud il y a quelque temps avec la chute du régime de l'apartheid, des gens qui ne comprenaient plus pourquoi brusquement le fait d'être blanc avait été dévalué, pourquoi cela ne leur donnait plus une valeur sur le marché supérieure à celle de n'importe qui d'autre. Lovecraft voyait qu'il vivait avec un revenu très bas, à la limite de la pauvreté, alors qu'autour de lui il y avait des immigrés italiens, polonais, canadiens-français. Une petite histoire à propos de ça quand même: on voit au début de la vie de Lovecraft sa hargne contre les canadiens-français qui s'obstinent à parler français, qui fête la saint Jean-Baptiste, qui gardent tous les symboles de leur religion, etc. Et puis un jour Lovecraft va visiter Québec. Lovecraft est un grand amoureux d'architecture, et il voit cette ville, cette ville européenne — parce que Lovecraft est amoureux de l'Europe dans laquelle il n'a jamais mis les pieds, il s'est toujours considéré comme sujet britannique — et là il tombe amoureux de la ville de Québec, et subitement, les canadiens-français lui paraissent merveilleux.

JF.G: Et toi Jean-Luc, que penses-tu de ce sujet brûlant, et, je trouve, mal débattu car il y beaucoup de rumeurs et pas de faits précis.

Y.L: Attendez, nous allons faire une petite pause musicale!

[Pour une fois, la musique est supportable…]

Y.L: Vous êtes toujours à l'écoute de Radio Libertaire, 89.4, c'est toujours l'émission Bienvenue chez les Maîtres du Monde, autour de Lovecraft, principalement autour d'un ouvrage de Patrice Allart, qui s'intitule Guide du Mythe de Cthulhu , aux Cahiers d'études lovecraftiennes, nous reviendrons peut être tout à l'heure à ces fameux cahiers, qui sont l'une des multiples productions des éditions Encrages. On va peut être finir sur Lovecraft et le racisme, pour dire quand même que c'est plutôt ambigu, je trouve, cette position de Lovecraft, non ? Même s'il est dans le courant de son époque, même s'il va dans le sens du poil, ça ne lui retire aucune excuse !

JF.G: Malheureusement oui, c'est comme Simenon, c'est comme Hergé, c'est toujours déplorable qu'un grand créateur mette des allusions racistes dans son œuvre.

Y.L: Donc c'est tout de même quelque chose à ne pas négliger, à ne pas gommer. Je pense qu'autour de cette table, tout le monde en avait conscience, et c'était justement pour le signaler, qu'il ne fallait pas en faire l'économie à ce moment-là.

C.T: On ne peut pas passer sous silence le racisme de Lovecraft, qui est compréhensible, qui est explicable, ce qui veut pas dire excusable, mais qui est quand même assez peu ragoûtant, quand il parle du Lower East Side, bon un phrase très connue dans laquelle il parle des émigrés qui habitent là, et qui sont pas humains, et qui sortent par les portes et les fenêtres, comme une espèce de monstrueuse gelée protoplasmique. C'est du délire intégral. Moi, ce qui me fascine quand même, c'est autant il y a de violence raciste dans certaines lettres, autant finalement on la retrouve assez peu dans les histoires. On a même certaines histoires comme “ Celui qui hantait les ténèbres ” où on a des Italiens qui sont des gens crédules et superstitieux, et catholiques évidemment, qui sont assemblés autour de l'église dans laquelle il y a un monstre qui se cache. Ils sont là avec leurs bougies : la seule arme qu'ils ont, ce sont des bougies allumées qui menacent en permanence de se faire éteindre par les coups de vent — puisque c'est une créature qui déteste la lumière et qui vit dans l'obscurité, comme le titre de l'histoire l'indique — et ils sont là parce qu'ils veulent protéger leur communauté, protéger leurs enfants, avec leurs petites bougies à la main. Ça a beau être des paysans superstitieux et incultes, moi je les trouve tout de même très courageux ! Je pense que, sous la plume de Lovecraft; c'est pas du mépris 100%.

Y.L: Très bien. Bon, passons peut être à un autre aspect de Lovecraft, c'est toute l'exégèse qu'il y a eu autour, et dont le Guide du Mythe de Cthulhu est l'un des derniers avatars, non ?

JF.G: Oui, il faudrait parler de la réception de Lovecraft en général. On avait parlé au départ de Jacques Bergier, mais il y a des gens qui se sont enthousiasmés pour Lovecraft — Cocteau qui était enthousiaste aussi — et il y a eu plusieurs dates importantes, je pense que Jean-Luc peut rappeler ça. Il y a eu un Cahier de l'Herne sur Lovecraft, il y a eu les Études lovecraftiennes. Maintenant il y a la traduction de toutes les anthologies de Chaosium par Oriflam. Enfin il y a eu plusieurs étapes qui ont permis de faire connaître Lovecraft en France, peut être pourrais-tu nous raconter, nous décrire un peu ça, Jean-Luc Buard ?

JL.B: Ça a commencé dans les années cinquante avec les traductions dans une collection de SF, d'ailleurs, qui s'appelait “ Présence du futur ”, ce qui est donc un paradoxe, qui était un peu portée par Bergier, qui l'avait lu avant la guerre et qui voulait à tout prix le faire découvrir au public français, ce qu'il a tout à fait réussi. Ensuite il y a eu un peu un vide dans les années soixante, et à la fin de ces années-là il y a eu les Cahiers de L'Herne

Y.L: De François Truchaud.

JL.B: Qui a été une date essentielle, puisqu'il a fait connaître au monde entier Lovecraft, c'est une référence intellectuelle très importante, et à l'époque autant que maintenant. Et il l'a fait quasiment découvrir, ou redécouvrir, par effet de boomerang, aux États-Unis. À partir de là, dans les années soixante dix, les États-Unis se sont mis à faire un peu l'exégèse de Lovecraft, des recherches, et ça a été retourné par les travaux de Joshi, qui ont été traduits, et la biographie de Sprague de Camp, qui date de cette époque. Donc ça se fait par vagues successives, on a essayé d'approfondir et d'arriver de plus en plus près à la vérité, au mystère Lovecraft. Maintenant, on traduit beaucoup d'histoires, c'est la génération Chaosium, c'est les jeux de rôles ; tout ça c'est traduit de l'américain, c'est encore une nouvelle génération de lecteurs qui désirent connaître Lovecraft et qui le découvrent à la fois par les textes eux-mêmes et par les textes autour, toutes les prolongations.

JF.G: Christophe Thill, toi qui connais mieux peut-être que nous le jeu de rôle…

C.T: Non non non ! À mon grand regret, je n'ai jamais pratiqué le jeu de rôle, mais effectivement…

JF.G: Mais à l'ODS, à l'Œil du Sphinx…

C.T: Il y a quelques rôlistes à l'Œil du Sphinx….

JF.G: …Qui est une association lovecraftienne, il faut le rappeler.

C.T: En partie lovecraftienne ! C'est une association pour la promotion des littératures de l'imaginaire, au sein de laquelle les rôlistes ont leur rôle à tenir. Il y a eu une série — qui est un petit peu au ralenti maintenant — qui s'appelait Rôle’n’Rêve, avec un numéro spécial sur L'Appel de Cthulhu, donc il y a des gens qui se sont amusés à développer…

JF.G: L'Appel de Cthulhu qui est le nom du jeu de rôle…

C.T: …Qui est sorti au début des années quatre-vingts, qui a connu chez Chaosium — Chaosium, c'est un éditeur américain, avant tout un éditeur de jeux de rôle, le plus connu étant L'Appel de Cthulhu, dans un deuxième temps c'est aussi un éditeur de livres ; ils en viennent même à éditer des livres qui n'ont rien à voir avec les jeux de rôles, donc il y a eu un roman de Joe Pulver qui est sorti il y a peu de temps, une histoire de tueur en série, mais toujours sur fond lovecraftien. Il y a des gens qui s'amusent — les rôlistes sont des gens très créatifs — qui s'amusent à développer des scénarios qui se basent sur ce monde qu'ils aiment tant, puisqu'ils vont pas se limiter à ce qu'ils trouvent dans la boîte du jeu, ils veulent du nouveau, ils veulent du frais, donc les plus passionnés créent leurs propres aventures. Pour ça, on a un petit réseau d'échange parmi nous, pour les gens qui sont intéressés, il y a quelques auteurs de scénarios parmi nous qui sont passionnés par ça.

JF.G: Mais justement j'ai discuté avec Philippe Marlin, donc qui est le président de l'ODS…

C.T: Le gourou, on peut dire ! (rires)

JF.G: Le gourou de l'ODS, et qui regrettait un peu deux choses dans le livre de Patrice Allart, le Guide du Mythe de Cthulhu, qu'il trouvait très intéressant, c'est justement l'absence de référence au jeu de rôle. Il faut savoir que L'Appel de Cthulhu est un des premiers jeux de rôle qui est sorti.

C.T: Il a eu un effet assez phénoménal, puisque c'est comme ça que beaucoup de jeunes, de jeunes gens, de lycéens, prennent leur premier contact avec Lovecraft.

JF.G: Il regrettait aussi qu'on n’ait pas parlé des auteurs français influencés par Lovecraft. C'est-à-dire qu'il y a des auteurs, comme Jacques Nguyen, qui est passionné de…

C.T: Jean-Jacques Nguyen, qui est une branche brillante issue à l'origine de l'Œil du Sphinx, on peut le rappeler, qui est maintenant un des jeunes auteurs français couverts de prix Rosny, et autres choses remarquables

JF.G: Donc qui est passionné par la question. Mais peut être Patrice n'a pas assez insisté sur les gens en France qui en sont passionnés. Qu'est ce que tu en penses, Jean-Luc Buard ?

 JF.G: Donc qui est passionné par la question. Mais peut être Patrice n'a pas assez insisté sur les gens en France qui en sont passionnés. Qu'est ce que tu en penses, Jean-Luc Buard ?

JL.B: Et bien d'abord ils ne sont pas très nombreux, ils ne sont pas une cohorte comme les Américains et les autres. On les trouve dans la bibliographie à la fin, leurs œuvres sont référencées et donc on peut très bien aller voir les livres.

C.T: Si j'osais, je dirai qu'il y a presque plus de talents dans les spécialistes de Lovecraft, comme Jean-Luc Buard et quelques autres, que chez les auteurs de fiction en France. J'ai quelques noms en tête, mais pas vraiment de noms brillants. Jean-Jacques Nguyen s'est détaché de Lovecraft maintenant, on ne peut plus vraiment le citer. Je n'ai pas vraiment en tête un nom d'un auteur vraiment lovecraftien. Je crois qu'il y a beaucoup de gens qui démarrent avec Lovecraft, qui démarrent dans les tentacules de Cthulhu, si j'ose dire, et qui s'en détachent assez rapidement, qui découvrent leur voie ; c'est un petit peu comme aux États-Unis, en fait.

JF.G: Donc, justement, il faut parler du rôle d'Oriflam, qui est au départ éditeur de jeux de rôles, qui a repris l'anthologie Chaosium et qui a déjà dix recueils, des recueils sur différents auteurs qui ont continué le mythe, je pourrais citer Kuttner, et Bloch. Cet éditeur contribue depuis déjà deux ans à renouveler la vision qu'on a de Lovecraft. Je vais parler de moi-même…

Y.L: Non, on va pas te laisser parler de toi !

JF.G: Ah bon, tu veux pas ?

C.T: J'aimerai glisser une toute petite seconde de pub, je n'ai aucun rapport avec Oriflam, à part que ce sont des gens apparemment adorables, je pense qu'on peut conseiller aux gens qui nous écoutent et qui savent pas ou qui n'ont pas lu Lovecraft, qui voudrait savoir ce que c'est de la fiction lovecraftienne contemporaine, d'aller dans leur librairie, dans leur FNAC, où ils veulent, ça se trouve partout maintenant…

Y.L: Une FNAC, ça n'est pas une librairie, tu as bien fait de faire la différence !

C.T: D'acheter Les Disciples de Cthulhu, anthologie éditée par Paul Berglund aux États-Unis, et traduite par des gens chez Oriflam, et qui contient quelques très bons textes comme par exemple “ Obscur est mon nom ”, de Eddy Bertin. On n’y retrouve pas un seul dieu lovecraftien, mais on y retrouve tout ce qu'il faut.

Y.L: Alors, revenons aux productions Oriflam en sachant que, à défaut de français, il y a des continuateurs européens, et un continuateur européen, qui s'appelle Wolfgang Hohlbein. Jean-François, si tu es là ce soir, ce n'est pas seulement pour animer une émission autour de Lovecraft, c'est parce que tu es, en connaissance de cause, un traducteur de Lovecraft, et à savoir de ce texte-là. Alors comment on traduit du Lovecraft ? On est obligé d'avoir des références ?

JF.G: C'est pas du Lovecraft. Le livre, il s'appelle Le Mage de Salem, on peut pas dire que ce soit du Lovecraft. Les spécialistes diraient que c'est une série de Dark Fantasy à arrière plan lovecraftien.

Y.L: On n'est pas fauché avec ça !

JF.G: Comment on en arrive là ?

Y.L: J'ai pas dit “ comment on échouait à ce genre de chose ”, j'ai dit simplement : on a besoin d'une certaine culture lovecraftienne, ou même de la Dark Fantasy pour rédiger ce genre de chose, je pense ?

JF.G: Plus une culture de fantasy, et de Dark Fantasy, et du fantastique, je dirai. Parce que l'influence de Lovecraft n'est pas déterminante, donc Le Mage de Salem ,ce sont simplement des divinités lovecraftiennes qui sont reprises, et d'une façon déformée. Il faut voir plus ça comme un hommage, ou une référence à Lovecraft, qu'une suite. Je voudrais aussi rendre hommage à Jean-Michel Archaimbault qui est à l'initiative de ce projet, Jean Michel Archaimbault qui était d'ailleurs venu à ton émission, qui est traducteur allemand, qui traduit Perry Rhodan et qui a découvert cette série en Allemagne. En Allemagne, il y a de nombreux écrivains qui sont des continuateurs de Lovecraft.

Y.L: Alors là, nous sommes aux confins de la littérature populaire, et je me suis surpris à trouver des ressemblances dans le texte. Alors est-ce du fait de l'auteur ou du traducteur? Des ressemblances avec un autre grand du fantastique, avec Jean Ray, je songe par exemple à une scène de port à New York. On sent tout de suite l'influence de Jean Ray; est-ce que c'est…

JF.G: Tu sais que c'est un sujet qui a été très débattu, et il y a eu un superbe Cahier de l'Herne sur Jean Ray, et un article sur Jean Ray et Lovecraft. On s'est toujours demandé si Jean Ray avait lu Lovecraft — on ne sait pas exactement — il y a des ressemblances. Il y a une nouvelle qui s'appelle “ Le Uhu ”, on s'est demandé s'il n’y avait pas une résonance par rapport à Cthulhu.

Y.L: Les auditeurs attentifs auront entendu cette nouvelle il y a peu de temps, lue à cette antenne.

C.T: Il y a “ Le Psautier de Mayence ” où il y a des espèces d'énormes créatures sous-marines tentaculaires…

JF.G: Et Jean Ray a le même intérêt pour la géométrie, les espaces non euclidiens, tout ce qui est quatrième dimension, les choses venues d'ailleurs, que Lovecraft. De même il fait un nouveau fantastique, c'est-à-dire un fantastique où il n'y a pas vraiment de bien ou de mal….

Y.L: Il y a aussi la recrudescence de l'univers maritime chez les deux auteurs. C'est aussi très important je pense dans l'œuvre des deux auteurs. Wolfgang Hohlbein prend tout de même le parti pris d'une littérature assez populaire. C'est du fait de la matière sur laquelle c'est publié : ce sont des fascicules populaires en Allemagne.

JF.G: C'est ce que j'allais dire. C'est la littérature fasciculaire, très vendue en Allemagne, qui n'existe plus en France sous cette forme de fascicule. En Allemagne, c'est appelé la littérature trivial. En fait, des auteurs comme Hohlbein mélangent un peu tout. Je crois que c'est toi, Christophe, qui avait dit que c'était un peu un mélange entre les pulps et le roman populaire, Hohlbein.

C.T: Oui, ça m'a frappé. Ce qu'il m'a semblé, quand j'ai lu ce bouquin, c'est que si on disait “ c'est du mythe de Cthulhu, c'est du pastiche de Lovecraft etc. ”, on ne pourra qu'en dire du mal. Si on le prend en tant que tel, comme un livre à part entière qui est dans son propre univers, c'est un livre génial, ça bouge, ça saute partout, il y a des rebondissements, c'est le roman populaire. Jean-Luc Buard connaît mieux le sujet que moi !

Y.L: Nous allons y venir, justement !

C.T: Toutes les recettes qu'on aime, que ce soit chez Gaston Leroux, les révélations de dernière minutes, les choses inattendues, les sorciers très très méchants…

JF.G: les points de suspension…

JL.B: les stéréotypes !

JF.G: les stéréotypes ! Il y a de très nombreux stéréotypes : l'enfant trouvé… en fait, le héros est un enfant trouvé qui a été mis à l'abris de Grands Anciens par son père et qui a été élevé par une dame qui n'est pas sa vraie mère.

Y.L: En résumé, vous conseillez la lecture de Hohlbein. Moi j'ai trouvé ça peut être un petit peu énervant, trop léger par certains côtés, sans préjugés du talent du traducteur que nous avons ici, parce qu'il m'attend à la sortie sinon. C'est quand même un texte sympathique, mais il ne faut pas non plus viser à un chef-d'œuvre de la littérature fantastique, il faut relativiser les choses.

C.T: Mais il n'y a pas forcément de la place que pour les chefs-d'œuvre, on peut avoir envie de se détendre avec une bonne aventure qui bouge, avec tout un côté surnaturel, je crois que de ce point de vue là c'est très réussi.

Y.L: D'accord.

JF.G: Mais on n'y retrouvera pas du tout Lovecraft, c'est-à-dire la dimension mythique.

Y.L: Mais on y retrouve tout de même ses créatures. Puisque l'on parlait de la littérature populaire, il fallait aussi citer non pas une production des éditions Encrages, mais une production diffusée et distribuée par les éditions Encrages, une publication qui s'intitule Le Rocambole, qui s'intéresse plus ou moins de près ou de loin à la SF, puisqu'on y rencontre quelques auteurs qui y sont consacrés, mais qui est aussi consacré à tout ce qui a fait la littérature populaire depuis ces origines. Jean-Luc Buard, tu es là pour en parler.

JF.G: Jean-Luc Buard qui est le rédacteur en chef du Rocambole. C'est lui qui en fait les chroniques. Le Rocambole en est déjà au numéro huit; je trouve ça tout à fait passionnant, il n'est pas seulement question que de SF, mais de tout, de fantastique, de roman populaire.

JL.B: Oui, le champ est assez large, ça couvre pratiquement deux siècles de production littéraire, le xixe et le xxe siècle, on n'exclut pas un genre plus qu'un autre. Le roman populaire s'exprime par tous les genres, que ce soit fantastique, SF, policier ou d'autres romans, notamment le roman d'aventures. C'est à la fois un mode de diffusion et un mode d'écriture, le roman populaire. Le point commun c'est que ses œuvres ont rencontré beaucoup de lecteurs, donc c'est aussi un problème de diffusion. Donc le sujet de la revue est très vaste.

JF.G: Moi, ce que je voudrais dire, ce qui est très intéressant, le denier numéro est en plein sur la SF — puisqu'il est question du Fleuve Noir dans le dernier numéro, puisque le Fleuve Noir est très important en SF — ce que voudrais dire ce qui me plaît particulièrement dans la revue, c'est à la fois son aspect très sérieux, puisque les analyses sont très bien faites, la présentation est très belle, mais aussi son côté très agréable à la lire, ce ne sont pas des articles abscons.

JL.B: Ah, c'est au lecteur de le dire si c'est agréable à lire. Nous on essaye effectivement de faire une belle revue avec une couverture en couleurs qui reproduit les couvertures anciennes.

JF.G: C'est aussi très important, il y a beaucoup de couleurs.

JL.B: C'est important, le lecteur de l'époque, dans la gare, était attiré par des couvertures couleurs, chatoyantes, donc ça, c'est un aspect très important.

Y.L: Il est vrai que l'iconographie est indissociable de la littérature populaire, c'est ce qui véhicule tout d'abord cette littérature. On se souvient des couvertures des illustrateurs populaires.

JL.B: L'iconographie, c'est ce qui capte le lecteur avant le texte lui-même.

Y.L: Quel est l'objectif de cette revue, c'est populariser de nouveau tous ces auteurs, les rendre de nouveau public alors qu'ils ont été cachés longtemps ?

JL.B: Ça, ce serait un but ambitieux, c'est pas toujours facile, mais au moins les faire connaître en en parlant, puisque quand on observe les études qui se publient à droite à gauche, on en voit pas beaucoup dans ce domaine là, quoi qu'elles se multiplient, mais de manière un peu dispersée. Il s'agit réellement de reconsidérer toute cette littérature d'un point de vue non pas seulement littéraire, mais aussi sociologique, historique, éditorial ou simplement de l'aspect matériel des choses.

Y.L: Alors, il serait bon quand même de citer le dernier numéro qui fait la part belle aux éditions Fleuve Noir, et son intense activité, ceci en relation avec une exposition qui se déroule en ce moment.

JL.B: À la Bilipo, la Bibliothèque des littératures policières, dans le Ve. Le Fleuve Noir, c'est cinquante ans d'édition populaire en France, depuis 1949. Ils ont pris le relais de tout ce qui existait avant, et ils sont arrivés à peu près jusqu'à nos jours, en publiant des séries très importantes de romans, dans plusieurs genres différents — ils ont d'ailleurs essayé de couvrir tous les genres populaires, à commencer par le roman policier, la SF, l'espionnage, le western, le fantastique, le roman sentimental — ils ont essayé d'être partout. C'est certainement un des derniers éditeurs populaires qui existent encore, bien qu'il ait beaucoup évolué depuis cinquante ans.

Y.L: C'est-à-dire que maintenant les éditions ont été départementalisées dans un grand groupe d'éditions, on est loin de l'intégration aux Presses de la Cité à l'époque de Nielsen, maintenant ce sont des gens beaucoup plus anonymes, c'est devenu une petite planète dans la grande galaxie de ce groupe éditorial, on peut le regretter, penser qu'elle est perdu son âme, peut être que ça va revivre d'une certaine manière, on ne sait pas. Peut être que les continuateurs du Fleuve Noir se trouvent aussi dans d'autres endroits que cette maison d'édition qui n'est plus qu'une enseigne.

JL.B: Oui, ils ont beaucoup changé, c'est peut être un peu moins populaire ; la littérature populaire n'est peut être plus au Fleuve Noir maintenant, elle s'est peut être déplacée ailleurs. Ils ne sont plus que l'ombre que ce qu'ils ont été il y a trente ou quarante ans.

Y.L: Il faut peut être remarquer brièvement que les politiques commerciales et éditoriales du Fleuve étaient complètement atypiques, et c'est ça aussi qui les avaient fait se distinguer de la myriade d'éditions populaires qui ont existé après guerre et qui ont concouru à sa survivance. Je pense d'ailleurs que le numéro l'explique assez bien, ou doit expliquer en grande partie ce phénomène.

JL.B: Oui, effectivement, c'était une entreprise familiale au départ, ils faisaient tout eux même, ont développé un réseau de diffusion tout à fait original puisqu'il n'était pas rattaché, qu'ils maîtrisent entièrement. Et on trouvait des Fleuve Noir partout, c'était très connu; dans tous les cafés de France, il y avait des Fleuve Noir, il y avait des milliers de points de vente.

Y.L: Et le truc dans la distribution — c'est une anecdote intéressante — c'est qu'il y avait toujours un petit peu moins que la demande, ce qui fait que beaucoup de gens devaient se précipiter pour avoir leurs livres, sous peine d'être en manque. C'est d'ailleurs une pratique qui continue à exister dans la presse, par exemple, dans certains points de vente.

JL.B: Effectivement, ils faisaient des tirages qui étaient justes qui étaient ajustés à la demande. Il n'y avait pas de surplus, tout était vendus. C'est pour cela que d'un mois sur l'autre, on ne trouvait pas les livres précédents, il fallait les retenir, et c'est certainement ce qui a fait la force de l'éditeur.

Y.L: Et c'est une diffusion, une distribution qui s'apparentait d'ailleurs beaucoup plus au périodique qu'à l'édition classique, et c'est peut être ça qui a concouru à sa pérennité, car les gens ont soutenu malgré eux une maison d'édition qui leur donnait un état de manque, en quelque sorte. Jean-Luc Buard, j'aimerais qu'on reparle un petit peu, un de ces jours, du Fleuve Noir et d'autres choses, et plus du Rocambole. Peut-être faudrait-il en parler dans une prochaine émission car il serait dommage de traiter en cinq-dix minutes qui pourrait faire matière à toute une émission, en évoquant tous les écrivains même, ceux qui se sont occupés de la SF et du populaire.

JL.B: En effet, la matière est particulièrement vaste et ambitieuse, donc en cinq minutes, ce serait un peu frustrant.

Y.L: Donc on peut être prendre date pour l'an 2000 et parler du Rocambole ensemble, en compagnie de Jean-François je l'espère et des autres autour de cette table…

JL.B: Tout à fait, Jean-François est un supporter du Rocambole, un fanatique je dirais.

JF.G: Ce que je voulais dire, ce qui est intéressant, c'est d'aborder toutes sortes de choses. Bon, Le Rocambole a abordé Hector Malot, ou des auteurs qui sont maintenant plus du tout connus. C'est ça que j'apprécie, cette diversité.

Y.L: Et nous avons, je crois, en préparation un exemplaire sur Paul Féval, bientôt.

JL.B: Oui, on a Paul Féval qui va arriver, qui se prépare, il y a d'autres sujets. On essaye un peu de combler les manques, parce qu'il y a presque rien sur ces toutes matières là, et on essaye, modestement de procurer des informations et de la documentation sur des secteurs entiers qui ont disparu, sauf dans la mémoire peut être de certains lecteurs.

Y.L: Alors, pour ceux qui aimeraient retrouver ces numéros du rocambole, nous signalons qu'ils sont distribués par les Belles Lettres, diffusé par les éditions Encrages, c'est une chose importante non pas pour vous, lecteurs potentiels, mais surtout pour le libraire qui n'en aurait peut être pas entendu parler, ça peut arriver, quoi que je pense que les professionnels font assez bien leur travail et que les libraires devraient être informés, autrement c'est un libraire paresseux, vous pouvez le taper de notre part. Dans les rayons des librairies, on peut trouver aussi deux nouveautés, que j'ai eu le temps de lire entre les lovecrafteries — parce que j'ai un petit peu révisé quand même mais je n'ai pas eu l'occasion, parce que Jean-François avait extrêmement bien préparé cette émission — deux livres de SF, purement de SF, un de Robert Reed, qui continue ce qu'il avait commencé avec La Voie terrestre, c'est-à-dire une idée qui fait nous pouvons communiquer enter les mondes, non pas par une fusée ou un quelconque accessoire qui devient un peu obsolète dans ce récit, mais simplement par des portes, des portes physiques, immatérielles qui nous permettent de passer d'un monde à un autre, mais aussi en changeant de peau. C'est-à-dire que si vous partez de la terre, vous avez l'apparence d'un terrien, vous atterrissez sur une autre planète, vous avez l'apparence exacte de l'indigène intelligent qui domine la planète; ce qui fait que le sujet est assez intéressant et assez imprévu, je n'ai pas trouvé ce sujet ailleurs dans l'univers de la SF. Là nous avons affaire à un thriller extrêmement bien fait, puisqu'ils sont parmi nous, c'est le vieux sujet qui revient; les extraterrestres sont parmi nous, se sont installés, quel est leur but, quelles sont leurs fins, ce n'est pas vraiment explicité, nous le saurons peut être dans d'autres aventures, d'autres histoires concoctées par Robert Reed. Dans Porte du ciel, nous avons simplement l'histoire de Porsh, une extraterrestre déracinée qui va habiter sur terre, et qui va peut-être devoir sauver cet univers, ou peut-être un autre, je vous en laisse le plaisir. Il y a une autre — ce texte a été publié dans la collection “ Ailleurs et Demain ”, chez Robert Laffont, ouvrage que je vous recommande, que je ne considère nullement comme un chef-d'œuvre, mais j'ai passé un très bon moment à le lire — autre ouvrage, cette fois, beaucoup plus léger encore, qui ressemble peut être à un Fleuve Noir de la bonne cuvée et pourtant ce n'est pas un Fleuve Noir mais ça en a la saveur, il s'agit de l'ouvrage de Mike Resnick, qui fait partie d'une trilogie, qui fait aussi partie d'une trilogie que j'appellerai les trois âges de la vie, qui est Le Faiseur de veuves. Nous avons eu ce fameux chasseur de prime, tueur impavide, à l'âge de vingt ans, à l'âge de quarante ans, et nous l'avons maintenant à l'âge de soixante ans, toujours le même personnage mais toujours renouvelé puisqu'il s'agissait dans les deux premiers cas d'un clone du personnage que nous retrouvons ici à l'âge de soixante ans, vieillissant et avec des tas de gens qui veulent lui faire la peau. Récit enlevé, typique du space opera tel qu'on rêvait d'en écrire quand on essayait d'écrire, justement. Mike Resnick nous donne là un moment de plaisir, que nous avons goûté particulièrement. Donc voilà, très brièvement, ces deux ouvrages, j'aimerais y revenir dans une quinzaine de jours, si je vous y retrouve, mais j'y reviendrai dans quelques instants. Cela dit, je voudrais qu'on reparle de l'ouvrage qui a fait le sujet de cette émission, c'est le livre de Patrice Allart, le Guide du Mythe de Cthulhu, aux Cahiers d'études lovecraftiennes, qui est l'une des différentes collections des éditions Encrages, c'est le numéro six de ces cahiers d'études. Patrice Allart a fait une compilation, une recension de tous les ouvrages qui se sont attachés au mythe de Cthulhu. Il en a forcément oublié, parce que je crois que c'était un univers extrêmement fécond et beaucoup d'auteurs s'y sont attachés, beaucoup d'auteurs amateurs aussi, je crois que le fandom a beaucoup travaillé dessus. C'est un ouvrage que nous vous recommandons, qui fait la modique somme de 160 F. Il y a aussi, se rattachant au mythe, est-ce qu'il est cité dans ce recueil, le livre de Wolfgang Hohlbein. Pas encore, il n'a pas eu le temps ?

JF.G: Oui, bien sûr.

Y.L: Oui, il est cité. Le Mage de Salem, dans la collection Nocturnes aux éditions Oriflam. Et voilà nous aurons bouclé ainsi l'une des rares émissions fantastiques de Bienvenue chez les Maîtres du Monde. Donc, il y a aussi la revue Le Rocambole. Nous en sommes à quel numéro, Jean-Luc Buard ?

JL.B: Le numéro 8 vient de sortir, consacré aux héros du Fleuve Noir.  

Y.L: Et nous serons complets si nous citons les revues amateurs qui étaient présentes aussi ici !

C.T: Alors, les productions de l'Œil du Sphinx, ça ne se trouve pas en librairie, on va dire pas encore. Il faut, si on veut avoir des renseignements, écrire à Philippe Marlin, 36-42 rue de la Villette, Paris 19e.

Y.L: Alors quelles sont ces productions essentiellement?

C.T: Essentiellement, la revue Dragon & Microchips, qui se consacre au fantastique et à la SF, qui accepte des nouvelles d'écrivains amateurs, ou des critiques de livres, des petites notules comme celle que tu viens excellemment de faire. Et Murmures d'Irem qui se consacre plus à certains aspects de l'occultisme, y compris parfois en rapport avec Lovecraft, même si on ne perd jamais de vue le fait que Lovecraft n'était pas un occultiste, était totalement opposé à tout ça ; et puis des séries spéciales, et bientôt des anthologies, donc Rêves d'Ulthar, anthologie en préparation consacrée au thème des chats fantastiques.

Y.L: Si vous n'avez pas eu le temps de renoter tout ça, écrivez à Radio Libertaire, 145 rue Amelot, 75011 Paris. On vous retransmettra les informations concernant toutes ces publications. Bon, nous sommes encore à cinq minutes du départ. Vous avez encore des choses à dire, à signaler ? Qui vous tiennent à cœur, messieurs ?

JF.G: Je pense qu'il faudrait dire peut être pourquoi il faut lire Lovecraft ?

Y.L: C'est une bonne question, je te remercie de l'avoir posée, tu vas y répondre sans détour !

JF.G: Absolument ! Christophe, Christophe Thill de l'ODS ?

C.T: Pourquoi faut-il lire Lovecraft ? Pour rêver, pour imaginer, pour cauchemarder, pour découvrir des mondes extraordinaires, des créatures incroyables, pour avoir le plaisir de se promener au milieu de choses absolument abominables et inimaginables !

JF.G: C'est une très bonne réponse ! Jean-Luc Buard ?

JL.B: Il faut lire Lovecraft parce que c'est un grand écrivain et qu'il a changé radicalement le fantastique qui n'est plus le même après lui !

JF.G: Tout à fait. Veux-tu que je te donne mon point de vue ?

Y.L: Mais tout à fait, pourquoi faut-il lire Lovecraft, Jean-François ?

JF.G: Parce que c'est un des génies — à mon avis — de la littérature, comme il y a des génies dans la SF. Justement, ce qui est très intéressant, c'est que c'est un écrivain qui est à la lisière entre la SF et le fantastique. C'est une littérature qu'on ne lit nulle part ailleurs, je pense. Et c'est d’une grande qualité littéraire.

Y.L : Puis-je le dire ?

JF.G: Tu as le droit, Yves !

Y.L: Alors pose-moi la question !

JF.G: Pourquoi faut-il lire Lovecraft ?

Y.L : Et bien parce qu'on a peut être lu Lovecraft à un moment donné dans son adolescence, un moment où l'on absorbe beaucoup de choses, et tout à coup on trouve une voie singulière dans son adolescence, et on a peut être aussi, à travers Lovecraft l'envie de retrouver ces sensations là que ne nous procure pas souvent certains écrivains, dans certaines littératures. Vous êtes toujours sur Radio Libertaire 89.4 avec autour de cette table Jean-Luc Buard, Christophe Thill, et Jean-François Géraut. Il y avait aussi notre invité qui est parti, qui a dû prendre son train :

JF.G: Patrice Allart, auteur du Guide du Mythe de Cthulhu, si vous voulez tout savoir sur Cthulhu, paru aux éditions Encrages.

Y.L: Je vous souhaite une bonne quinzaine, peut-être vous retrouverai-je le 25 décembre, tout dépend de mon état ! Peut être ne serai-je pas en état d'assurer cette émission. D'avance, je vous prie de m'en excuser ! En tout cas si je ne vous retrouve pas dans une quinzaine de jours, je vous retrouve en l'an 2000, et pour moi, ce sera toujours un plaisir renouvelé. À très bientôt.

Retranscription par Julie Proust Tanguy

Je remercie Christophe Thill pour les corrections !

 

 
 

[1] Héros odésien / lovecraftien / autre génie de la Bastille qui a parlé trois fois à la convention de Providence en août 99 ; a notamment dirigé les travaux du DM n° 16 sur Robert Chambers, "En compagnie du Roi en Jaune"

[2] "Moi y'en a vouloir le Nécronomicon", Bulletin de l'université de Miskatonic n° 4, et reproduit dans Le Maître de Providence - H. P. Lovecraft, Pantin : Naturellement (coll. "Forces obscures"), 1999.

On peut le trouver sur son site à cette adresse : http://www.worldnet.fr/~c_thill/hpl/

[3] En compagnie du Roi en Jaune, D&M n° 16. Plébiscité par toute la presse écrite ; même dans Le Monde !