La parole maintenant à John Reilly, encore un ami rencontré sur Internet, pour un petit clin d'œil comme je les aime !!!! Ce texte a été traduit par Christophe Thill.


Il y a quelques années, j’ai lu un roman intitulé Le Rêve de fer, qui se présentait comme une œuvre de science-fiction écrite par Adolf Hitler dans une version alternative de l’histoire (qui était l’auteur réel du livre, je ne m’en souviens plus). Dans cette histoire-là, un coup d’état communiste s’était produit en Allemagne au début des années 20 et Hitler était devenu un exilé comme tant d’autres (ses brèves activités de politicien réactionnaire ne valaient pas la peine d’être mentionnées). Il était allé s’installer aux Etats-Unis et y était devenu illustrateur pour les pulp magazines. Comme son anglais s’améliorait, il s’était mis à écrire pour les pulps et un petit groupe d’admirateurs de ses œuvres avait fini par se constituer. Ses bonnes manières viennoises faisaient de lui la star des conventions de science-fiction. Son œuvre majeure, Le Rêve de fer, parlait d’un mouvement politique au sein d’un monde post-apocalyptique. L’objectif de ce mouvement était de purifier le patrimoine génétique en éliminant les mutations, et de détruire le grand empire mutant de l’Est. Si certains décelèrent dans le livre des relents d’antisémitisme, les défenseurs d’Hitler firent remarquer que beaucoup de ses amis étaient juifs. Après sa mort, ses histoires connurent de nombreuses rééditions en format de poche, souvent illustrées de ses propres dessins.

La biographie d’Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est, pour ainsi dire, celle d’un Hitler raté. D’innombrables analyses freudiennes posthumes lui ont déjà été consacrées, cependant il est vrai que l’histoire familiale de Lovecraft (un père mort alors qu’il était encore enfant, une mère sur-protectrice) est similaire à celle de Hitler. Dans leur enfance à tous les deux, on retrouve des traits qu’ils conserveront toute leur vie. Lovecraft, comme Hitler, était un artiste marginal. Il était meilleur écrivain qu’Hitler n’était peintre, bien que ce ne soit pas beaucoup dire. Ils furent tous deux mariés pendant peu de temps : quelques heures pour Hitler, quelques mois pour Lovecraft. Tous deux étaient intéressés par l’occulte d’une manière ou d’une autre ; assurément, aussi bien le nazisme que l'œuvre littéraire de Lovecraft doivent beaucoup à la théosophie (Lovecraft se disait sceptique. Hitler fut touché par ces idées, bien que d’une manière moins profonde que Himmler ou Hess). Ils professaient tous deux un darwinisme social raciste, pour lequel l’histoire est principalement déterminée par des facteurs raciaux. Tous deux étaient des hypocondriaques qui prédirent plus d’une fois leur propre mort précoce. Dans le cas de Lovecraft, que sa neurasthénie maintint à l’écart de la Première Guerre Mondiale, la prophétie finit par se révéler exacte. Tous deux étaient d’allure timide et compassée, attirant plutôt la sympathie. Hitler aimait les chiens, Lovecraft aimait les chats.

Imaginons une histoire alternative dans laquelle les idées de Lovecraft n’auraient pas été cantonnées au monde des pulps. Supposons que son père ait vécu plus longtemps, ou qu’il ait aussi perdu sa mère, ou que les finances de sa famille se soient dégradées, l’obligeant à travailler très jeune. Supposons qu’il soit devenu journaliste à Boston ou à New York. Il aurait pu prendre part à la Première Guerre Mondiale et en revenir avec d’honorables états de service. Il aurait alors été un journaliste célèbre dont les articles, réimprimés dans tout le pays, auraient fulminé contre la menace constituée par les immigrants, les communistes et le capitalisme sauvage, particulièrement celui associé aux Juifs. Comme d’autres personnes à l’esprit pratique, il aurait pu passer, dans ses lectures occultistes, de l’amusement à la croyance (ce sont des choses qui arrivent : par exemple, à W. B. Yeats. Ou bien, en l’occurence, à Hitler). Au sein du désastre social de la Grande Crise, il aurait alors trouvé une occasion unique de faire passer dans la pratique ses idées de changement révolutionnaire.

En politique, Lovecraft n’aurait pas été un « conservateur », au sens sérieux du terme et il n’aurait sûrement pas fait grand cas du socialisme ou de la démocratie. Sinclair Lewis, dans son roman de 1935 It Can’t Happen Here, a tenté de montrer à quoi pourrait ressembler un fascisme à l’américaine. Il serait, suggère-t-il, plus puritain que ses équivalents européens. Il ne s’agirait pas tant d’un parti imposant son orthodoxie politique à l’ensemble d’un pays, que de petits groupes extrémistes comme le Ku Klux Klan, recevant la bénédiction des autorités pour agir à l’échelle locale. Cependant quand Lewis parle de fascisme, il semble penser plus particulièrement à l’Italie. Il n’y a pas de place dans son Amérique fasciste pour un programme eugéniste au niveau national, contrairement à l’Allemagne nazie, ou à ce qu’aurait pu être l’Amérique de Lovecraft. De ce point de vue, Lewis, au moins en 1935, ne comprit pas l’importance centrale de l’antisémitisme pour les Nazis. Si, comme le suggèrent certains auteurs, la politique juive de Hitler était une conséquence nécessaire de sa vision de l’histoire (cf. Paul Wistrich, Hitler’s Apocalypse), alors on peut s’attendre à trouver les mêmes idées chez Lovecraft, dont les cadres de référence n’étaient pas tellement différents de ceux des dirigeants nazis.

Dans les années 30, les proto-fascistes ne manquaient pas aux Etats-Unis, mais il s’agissait de personnalités locales, avec peu d’espoir de fonder un mouvement national de grande ampleur. En Louisiane, Huey Long était peut-être très malin, mais il était sans doute un peu trop haut en couleur pour pouvoir être apprécié en dehors de son état natal. Le père Coughlin, le « prêtre de la radio », n’était pas non plus un candidat sérieux pour des fonctions politiques importantes. Son mouvement était beaucoup trop lié avec Rome, au moins dans l’esprit du public, pour être davantage qu’une faction intégrée à une coalition de droite plus vaste.

Lovecraft, ou quelqu’un comme lui, aurait pu construire une telle coalition. Lui-même, homme du Nord, de religion protestante, il pouvait prêcher le populisme économique dans le Sud et le Midwest, et l’anticommunisme dans le Nord-Est catholique. Etant donné ses antécédents, il aurait plus probablement porté l’étiquette républicaine que démocrate. Dans sa Nouvelle-Angleterre natale, les Démocrates étaient le parti des immigrants qu’il haïssait. Bien sûr, il aurait également pu se placer au-dessus des partis ; comme Perot en 1992 ou Powell actuellement, il aurait pu recevoir des nominations de chacun des deux grands partis. En termes de programme politique, en 1932 le choix entre Roosevelt et Hoover n’était pas évident. Le principal atout de Roosevelt était de n’être pas Hoover. Lovecraft, qui dans sa vie réelle montra toujours une tournure d’esprit philosophique, n’aurait pas été simplement une nouvelle tête, mais un homme avec un programme.

En 1932, tout gouvernement arrivant au pouvoir se serait trouvé face aux mêmes tâches que celles qu’a affrontées Roosevelt. Il fallait reconstruire immédiatement le système bancaire, distribuer aux chômeurs des secours d’urgence et tenter de rassurer les hommes d’affaire afin qu’ils maintiennent l’emploi et effectuent quelques investissements. L’administration Roosevelt accomplit ce programme minimum, y ajoutant quelques projets destinés à occuper les sans emploi, de la construction de routes à ces peintures murales vaguement staliniennes qu’on peut encore voir dans quelques vieux bureaux de poste. Certaines de ces initiatives furent heureuses. D’autres, comme les mesures de fixation des prix par l’Etat, furent catastrophiques. Quoi qu’il en soit, bien qu’au cours des années 30 l’économie ait connu une amélioration ponctuée de diverses crises, la fin de la Dépression ne s’annonça vraiment que lorsque les Etats-Unis commencèrent à mobiliser en vue de la Seconde Guerre Mondiale. Bien différente est la situation de l’Allemagne nazie. Hitler prit ses fonctions à peu près au même moment que Roosevelt, et deux ans plus tard l’économie allemande était à nouveau sur les rails. La raison en est bien simple : en prenant le pouvoir, Hitler avait l’intention bien arrêtée de mener plusieurs guerres importantes dans un délai de 5 à 10 ans, et commença donc immédiatement à réarmer. On peut supposer que le président Lovecraft se serait comporté de la même manière.

L’Amérique de Lovecraft n’aurait sans doute pas manqué d’ennemis potentiels. Il y avait toujours les omniprésents communistes, qui d’ailleurs auraient peut-être soutenu la candidature de Lovecraft, comme les communistes allemands ont soutenu celle d’Hitler (leur idée étant que le régime nazi s’effondrerait rapidement, ouvrant la voie à une révolution prolétarienne). Naturellement, tous les communistes américains auraient été arrêtés, et un effort d’armement engagé dans la perspective d’une confrontation finale avec l’URSS. Cependant, l’ennemi le plus tangible aurait été constitué par le Péril Jaune, c’est-à-dire le Japon impérial. Il a toujours été difficile d’expliquer aux Américains pourquoi ils doivent s’inquiéter de menaces venues d’Europe ; par comparaison, il n’a jamais été très dur de les persuader de la nécessité de réarmer en vue d’une guerre éventuelle contre le Japon. De fait, dans l’Amérique des années de crise, n’importe quel programme de remilitarisation aurait été bien accueilli, dans la mesure où c’est la seule possibilité que le gouvernement aurait eu pour faire refluer rapidement le chômage (les jeunes gens qui n’auraient pas trouvé de place dans les usines auraient bien sûr pu être intégrés dans l’armée).

En réalité une telle politique se serait entretenue d’elle-même, puisqu’elle aurait multiplié ses propres ennemis. Le gouvernement Roosevelt pratiquait une politique économique protectionniste, mais il ne s’opposa pas à l’existence d’une économie de marché internationale. Il n’imposa pas de restrictions au commerce extérieur, du moins à ma connaissance, et n’empêcha pas les étrangers de posséder des biens aux Etats-Unis. Les gouvernements fascistes prennent généralement des mesures de ce genre. Celles-ci auraient constitué des coups sévères portés à l’Angleterre et aux Pays-Bas, deux pays qui ont toujours fait de gros investissements en Amérique. La menace ressentie par les Anglais n’aurait pas été que financière, car l’idée de l’invasion du Canada se serait rapidement imposée d’elle-même au gouvernement Lovecraft, à la fois pour des raisons stratégiques et comme exercice d’entraînement. Un conflit maritime anglo-américain aurait ainsi pu servir de prélude au volet occidental de la Seconde Guerre Mondiale.

On ne peut guère douter qu’il y aurait effectivement eu une Seconde Guerre Mondiale, même si les alliances auraient été différentes. L’Angleterre, privée de ses possessions d’outre-mer et d’une grande partie de sa flotte (dans l’hypothèse d’une victoire américaine), aurait pu subir un bouleversement révolutionnaire dans les années 30. Dans le cas d’une révolution de droite, le pays serait resté neutre lors de l’invasion de la France. Une Angleterre fasciste aurait pu maintenir une alliance avec le Japon tout au long des années 30, ce qui signifie qu’au début des hostilités avec le Japon, les Etats-Unis auraient tout de même eu à gérer un conflit sur deux océans. En fait, ils auraient pu se retrouver confrontés à une alliance germano-britannique à l’ouest. Ceci aurait rendu possible une attaque sur le territoire américain, particulièrement par air. Si, par contre, la révolution anglaise avait été à gauche, alors l’Empire britannique se serait désintégré d’une manière catastrophique. L’Angleterre rouge aurait apporté son soutien à la France lors de l’invasion allemande, mais la maîtrise de la mer et de l’air lui auraient sans doute manqué pour pouvoir y résister elle-même. Sans l’aide britannique, il est peu probable que les Etats-Unis se seraient engagés dans un conflit européen dans les années 40.

Dans le Pacifique, les hostilités auraient pu commencer comme elles l’ont réellement fait, mais se seraient terminées différemment. Par exemple, puisque les Etats-Unis n’auraient pas collaboré avec l’Angleterre sur des projets secrets, et puisque l’Amérique n’aurait pas constitué un refuge très accueillant pour des scientifiques en exil, la bombe atomique n’aurait pas été inventée. Malgré les affirmations des révisionnistes, il aurait certainement été nécessaire de procéder, dans des conditions terribles, à une invasion du Japon. Le gouvernement Lovecraft aurait ensuite sûrement eu davantage tendance à dépeupler le pays qu’à le réformer. On peut penser que l’Australie aurait été annexée de la même manière que le Canada. Les Etats-Unis auraient même pu se ranger au côté des Allemands dans leur guerre contre l’Union Soviétique (si les Nazis avaient pris le pouvoir en Allemagne, une telle invasion aurait été inévitable). L’aide américaine aurait sans doute pris la forme de bombardements stratégiques. Les Etats-Unis auraient également pu s’engager dans une guerre terrestre en Chine, aboutissant à la défaite des communistes.

Supposons que Lovecraft soit mort à peu près au moment où Roosevelt mourut, c’est-à dire 8 ans après l’année réelle de sa mort. Le monde aurait alors été divisé en deux grands sphères d’influence, comme il le fut réellement après la Seconde Guerre Mondiale ; le rapport des forces entre les deux camps, cependant, aurait été encore plus équilibré, puisque l’Europe n’aurait pas été dévastée comme elle l’a été par les invasions anglo-américaine et soviétique. Les deux empires auraient partagé certaines affinités idéologiques, car dirigés tous deux par des racistes pro-Aryens à tendances mystiques. Certains de leurs dirigeants, au moins, auraient songé à une union entre les deux blocs. L’opinion populaire, par contre, aurait continué à penser (comme Hitler lui-même) que la génération suivante verrait l’éclatement de la grande guerre entre l’Est et l’Ouest. Quel moment mal choisi pour la mort du président Lovecraft ! La seule consolation aurait été de penser que le pays était sous la responsabilité du jeune et brillant vice-président, L. Ron Hubbard. Mais ceci est une autre histoire.

John J. Reilly

Dragon