Ce document est une belle histoire ; celle d’une passion, Sylvain et la SF, mais aussi celle d’une grande ouverture d’esprit de la part de l’Université capable d’accueillir des travaux de ce type.


Sylvain Ferrieu ©

REMERCIEMENTS :

- Aux écrivains pour avoir écrit
- A J.P. BOURRE
- A Raymond MILESI
- A Marc LEMOSQUET
- A Béatrice LANDERER
- A Carole, pour tout et le reste.

Le présent mémoire n'est pas une étude de la réalité du pouvoir, telle qu'on peut l'observer au  moyen de la science politique, mais plutôt une recherche concernant  la virtualité du pouvoir, anticipée dans l'inconscient collectif des citoyens. Le rapport avec la science politique, la science qui étudie le jeu du pouvoir politiques dans les institutions ou en dehors, ne paraissant pas évident au premier abord, se révèle quand on pense que le pouvoir existe aussi dans l'imaginaire des citoyens et dans celui des artistes. Il nous paraissait alors intéressant de rechercher non pas le jeu du pouvoir actuel avec ses multiples facettes, mais comment le pouvoir pouvait se représenter dans l'imaginaire, et aussi ce que le pouvoir pourrait raisonnablement devenir dans le futur proche, ou éventuellement lointain. Pour réaliser cet objectif, une démarche sociologique nous paraît d'abord s'imposer, pour sonder le mieux possible l'opinion des citoyens, et aussi observer leurs craintes et leurs espoirs concernant l'évolution possible du pouvoir gouvernant. Partant de cette observation du réel, destinée à nous fournir les bases de la recherche, nous avons pensé donner une consistance à ces opinions diverse en recherchant des pensées structurées, complètes, de ce que pourrait devenir le pouvoir futur. La seule source qui se présente alors est celle de la science-fiction: les écrivains de science-fiction sont en effet les seuls à se permettre d'anticiper idéalement l'avenir et d'en livrer leur vision personnelle, qui a le mérite d'être extrêmement réfléchie.

La science-fiction existe sans doute depuis que les sciences, dans leur définition moderne, existent. Avant la fin du XVIIIe siècle, date à laquelle on distingua formellement les sciences physiques de la philosophie ou des lettres, la science-fiction n'existait pas véritablement, même si des fictions, comme celle de Thomas MORE ou de RABELAIS existaient, elles ne se fondaient pas sur des préceptes scientifiques mais sur l'imagination. A choisir, et en excluant le domaine légendaire ( les gestes ou les épopées qui existent depuis HOMERE) on pouvait classer ces histoires dans le Fantastique. Il faut attendre le XIXe siècle pour véritablement parler de science-fiction avec divers écrivains et surtout des vulgarisateurs scientifiques dont le plus célèbre demeurera Jules VERNE (également H.G WELLS pour la littérature anglophone). Mais c'est surtout au XXe siècle que la science-fiction se développera, par opposition à d'autres genres comme le Fantastique (de HOFFMAN à Bram STOKER, puis à Jean RAY) et son corollaire l'Epouvante (Stephen KING, Graham MASTERTON...), le merveilleux (de NODIER à TOLKIEN) ou l'Etrange (de Ann RADCLIFF à CONAN DOYLE, le genre étant un peu éteint...) La science-fiction est la projection futuriste de théories scientifiques (maintenant que la  science est clairement définie) pour la réalisation d'un cadre de vie fictif dans un futur proche ou éloigné, sur Terre ou dans l'Espace. Des exceptions existent, comme La nuit des temps ou Le Grand Secret de Barjavel, qui sont plutôt passéistes, ou les oeuvres de H.P LOVECRAFT, à la limite du fantastique où les monstres sont des extraterrestres antédiluviens (Mais on ne sort jamais réellement de la définition). Plusieurs succédanés du genre sont connus; le Cyberpunk, futur proche et très axé sur la cybernétique et les ordinateurs, le Space Opéra, dans l'espace avec des Extraterrestres et des  vaisseaux spatiaux, le Post-Apocalyptique, qui décrit le monde après la bombe... La science-fiction est cependant un genre autonome, qui a laissé beaucoup d'écrits et généré beaucoup d'écrivains de talent plus ou moins connu : H.G WELLS (L'homme invisible, la machine à remonter le temps), Isaac ASIMOV (fondation, Fondation foudroyée), Arthur C. CLARKE (2001, 2010), Philip K. DICK (Blade runner, Ubik)... Le genre n'est pas très bien considéré en France, où on le regarde comme un genre réservé aux enfants, avec des vaisseaux spatiaux et des rayons laser. Seul quelques écrivains sont reconnus comme talentueux, et on s'abstient bien de dire qu'ils font de la S-F: ORWELL, HUXLEY et parmi les francophones BARJAVEL, ou encore Pierre BOULLE, l'auteur de La planète des singes, mort récemment. Cette méprise est extrêmement regrettable, car la science-fiction a beaucoup de choses à apporter, autant du point de vue du littéraire que de celui de l'imaginaire: nous sommes presque le seul pays à ne pas l'avoir compris.

Au-delà de l'oeuvre littéraire, on peut même se demander si les ouvrages de science-fiction n'ont pas une portée philosophique. Ils contiennent en effet les idées que leurs auteurs ont pu se faire du futur, livrées après mûres réflexions sur des problèmes sociaux aussi bien que théologique (consulter par exemple à ce sujet les 2001, 2010 et 2061 de l'écrivain Arthur C. CLARKE qui présentent une vision passionnante de ce que nous pourrions considérer comme Dieu). Ces idées sont celles d'écrivains, d'artistes, dont on peut se demander quelle est leur relation véritable à la réalité. A ce propos justement les écrivains de science-fiction ont sans doute les pieds sur terre, malgré leur  condition d'artistes idéalistes. Laissons Aldous HUXLEY résumer sa définition : « Le Meilleur des mondes est un livre sur l'avenir, et, quelles qu'en soient les capacités artistiques, un livre sur l'avenir ne peut nous intéresser que si ses prophéties ont l'apparence de choses dont la réalisation peut se concevoir. » Car tel est le ressort de la science-fiction, de se fonder le plus souvent sur la science, et par ce biais sur la logique, la réalité. L'écrivain de science-fiction a une démarche scientifique qui repose sur l'observation du réel et sur la connaissance des théories physiques ou astronomiques pour transposer dans le futur proche ou lointain la réalité de ces théories. La projection fictive ainsi réalisée repose sur des préceptes scientifiques réels ou possibles. (Il arrive que certains auteurs prennent le contre-pied des théories reconnues pour créer à contrario un monde reposant sur d'autres fondements scientifiques mais ceci entre plutôt dans le domaine de la philosophie axiomatique qui remet en question les axiomes Euclidiens: ne nous y attardons pas.) Le rapport entre les écrivains de science-fiction et la réalité est bien plus intense qu'on le pense; nombre de ces écrivains ont été diplômés de science (comme Arthur C. CLARKE ou Isaac ASIMOV) et  entretiennent de bons rapports avec les grands scientifiques (Saviez-vous par exemple que Stephen HAWKING, le précurseur de la théorie quantique, avait participé à certains épisodes de la série T.V. culte Star Trek, the Next Generation. Il joue même dans l'épisode descent.) D'autres, comme SPINRAD, touchent un peu à tout: ainsi dans les Pionniers du Chaos le créateur de la Théorie de l'entropie sociale, Marckovitz, n'est-il pas un sociologue s'inspirant de la théorie du chaos récemment découverte en sciences physiques ? Il n'est donc pas étonnant de retrouver dans leurs écrits des idées pertinentes sur ce que le futur peut nous réserver. Oserions-nous même affirmer qu'à défaut de voyantes, ils constituent les meilleures sources de prévision que nous puissions consulter ? Il est certain en tout cas qu'on peut trouver dans leurs ouvrages des caractères saillants de la réalité actuelle qui peuvent se développer dans le futur.
Cette approche souvent réaliste nous a permis de nous demander, au cours de l'enquête, si on ne pouvait pas envisager un développement de la problématique, en découvrant parmi les traits communs des écrivains étudiés cette méfiance du progrès unanime, la Peur de

la Machine. Après la typologie des différents régimes envisageables dans les livres de science-fiction, il est apparu essentiel, pour comprendre le ressort qui animait les auteurs, d'en tirer le dénominateur commun, qui est cette peur du progrès typique de notre époque - alors qu'il y a un siècle encore le progrès en question devait libérer l'homme de l'ignorance et de la superstition - et qui pourrait certainement expliquer pourquoi la jeunesse française à l'heure de la bombe atomique et des guerres bactériologiques, est aussi pessimiste quant à son avenir...

I. RECHERCHE ET INTERROGATIONS AU SUJET DE LA VISION DU POUVOIR FUTUR


L'avenir est sombre. Les prénotions que nous pouvions avoir vis à vis de l'avenir du monde pouvaient être motivées par deux éléments : le premier, psychologique, serait la résultante de l'inquiétude commune à tout homme devant son avenir incertain, surtout dans le cas des adolescents qui ne savent pas quoi faire plus tard. Le second élément serait plus objectivement observable; il n'est pas rare en effet d'entendre des expressions toutes faites comme Les choses ne sont plus ce qu'elles étaient, tout va de mal en pis... Ces expressions si fréquentes semblent traduire un malaise ambiant, et c'est cette considération qui nous inspira les premières directions de l'enquête: il ne s'agissait pas de faire une étude purement littéraire qui n'aurait aucun rapport avec la réalité du pouvoir, mais plutôt de rattacher l'étude du pouvoir vu par les artistes à une certaine forme de réalité politique. Il nous paraissait évident que les artistes, pas moins concernés par la politique que les autres hommes, puisaient leurs idées sur le pouvoir à la source commune de l'inconscient collectif, pour les cristalliser dans leurs écrits. Il fallait donc déterminer la situation des écrivains de science-fiction par rapport aux opinions généralement émises, et savoir si les livres de science-fiction allaient dans le sens d'une réalité observable, et pouvaient dont être étudiés dans le cadre de la science politique, où si notre recherche allait échouer par manque de réalisme.


  1. Premier aperçu de la réalité observée : sondage

Le sondage paraissait la première démarche à suivre pour cristalliser le malaise ambiant, et pour déterminer en toute franchise et après un minimum de réflexion ce que les gens pensaient réellement. Les artistes se référant souvent à leur expérience de la réalité, il fallait découvrir si les visions pessimistes des écrivains se retrouvaient dans les opinions émises par les gens. Pour le savoir, il suffisait de demander aux gens en question.

On sera surpris de la concordance des informations recueillies par l'observation, le sondage; et des propositions littéraires des écrivains. S'agit-il d'un mal du siècle ? En tout cas, autant gens du commun qu'écrivains, personne n'est optimiste au sujet de l'avenir. Le sondage qui suit vérifie les prémisses de l'enquête, l'hypothèse selon laquelle il existerait un pessimisme ambiant présent à la fois dans la réalité et dans les écrits de science-fiction.

- Quelle est votre définition de la démocratie ?

Note : pour cette question, nous avons été obligés de faire des catégories à posteriori pour regrouper les réponses. Il va de soi que personne n'a donné sensiblement la même réponse, mais certains caractères récurrents ont pu être classés.

popol_03.jpg

Idéal libéral (Etat de droit, de liberté)
52 %  
Définition classique (pouvoir au peuple)    
32 % 
Supercherie (aucune confiance dans le régime)  
8 %
Utopie (idéal irréalisable)
8 %
      
  
    

- Pensez-vous que la démocratie, telle qu'elle nous est présentée aujourd'hui, sera encore applicable dans le futur ?

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
29 % 
42 %
29 %
- de 35 ans artistes:
25 %
75 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
33 % 
50 %
17 %
+ de 35 ans non-artistes:
80 %
20 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
50 %
  50 %
0 %
Total + de 35 ans :
66 %
34 %
0 %
Total :
40 %
47 %
  13 %

Par rapport à la question précédente, on peut préciser qu'en général, les définitions idéalistes se retrouvent dans la catégorie NON, alors que les définitions classiques et les réponses supercherie  se retrouvent dans la  catégorie OUI.
- Quelle est votre vision de la relation pouvoir/citoyen dans le futur ?

 

 
optimiste
pessimiste
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
29 %
71 %
0 %
- de 35 ans artistes:
20 %
60 %
20 %
Total - de 35 ans :                  
25 %
67 %
8 %
+ de 35 ans non-artistes:
20 %
80 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
50 %
50 %
0 %
Total + de 35 ans :
34 %
66 %
0 %
Total :
26 %
  68 %
6 %

     
Note : Les réponses pessimistes se sont en général affirmées plus franchement que les réponses optimistes qu'on aurait pu classer plutôt optimistes.

- Quel est le type de vision que vous avez du futur ?
 
Démocratie
Dictature brutale
Dictature à cause
- de 35 ans non-artistes:  
46 %
0 %
6 %
- de 35 ans artistes:
20 %
9 %
42 %
Total - de 35 ans :                  
32 %
4 %
24 %
+ de 35 ans non-artistes:
  0 %
0 %
20 %
+ de 35 ans artistes:
46 %
0 %
0 %
Total + de 35 ans :
31 %
0 %
7 %
Total :
30 %
3 %
20 %
         
 
Nationalismes antagonismes
Autre
- de 35 ans non-artistes:  
40 %
14 %
- de 35 ans artistes:
9 %
20 %
Total - de 35 ans :                  
24 %
16 %
+ de 35 ans non-artistes:
80 %
 0 %
+ de 35 ans artistes:
8 %
  46 %
Total + de 35 ans :
31 %
31 %
Total :
27 % 
20 %

 

Par dictature à cause, entendre dictature religieuse ou scientifique par exemple. On peut définir cela comme une dictature au nom d'une idée quelconque non-politique.

- Craignez-vous une recrudescence des procédés de contrôle des citoyens dans le futur ?

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
85 %
15 %
0 %
- de 35 ans artistes:
80 %
20 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
83 %  
17 %
0 %
+ de 35 ans non-artistes:
92 %
8 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
100 %
0 %
0 %
Total + de 35 ans :
98 %
2 %
0 %
Total :
86 %
14 %
0 %

 

- En particulier, craignez-vous une recrudescence des contrôles fondés sur :

La Science

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
86 %
14 %
0 %
- de 35 ans artistes:
60 %
40 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
75 %
25 %
0 %
+ de 35 ans non-artistes:
100 %
0 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
50 %
50 %
0 %
Total + de 35 ans :
66 %
33 %
7 %
Total :
74 %
26 %
0 %

Les média et la manipulation de masse

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
71 %
29 %
0%
- de 35 ans artistes:
80 %
20 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
75 %
25 %
0 %
+ de 35 ans non-artistes:
100 % 
0 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
100 %
0 %
0 %
Total + de 35 ans :
100 %
0 %
0 %
Total :
74 %
26 %
0 %

La répression policière

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
71 %
29 %
0 %
- de 35 ans artistes:
40 %
60 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
58 %
42 %
0 %
+ de 35 ans non-artistes:
0 %
100 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
50 %
50 %
0 %
Total + de 35 ans :
33 %
66 %
0 %
Total :
53 %  
47 %  
0 %

- Craignez vous une incursion du pouvoir dirigeant dans la vie privée des citoyens dans le futur ?

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
57 %
43 %
0 %
- de 35 ans artistes:
80 %
20 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
66 %
34 %
0 %
+ de 35 ans non-artistes:
75 %
25 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
100 %
0 %
0 %
Total + de 35 ans :
92 %
8 %
0 %
Total :
74 %
26 %
0 %

    

- Craignez-vous l'uniformisation des cultures ou la domination d'une seule culture mondiale?

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
72 %
28 %
0 %
- de 35 ans artistes:
80 %
20 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
76 %
24 %
0 %
+ de 35 ans non-artistes:
0 %
100 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
100 %
0 %
0 %
Total + de 35 ans :
66 %
34 %
0 %
Total :
74 %
26 %
0 %

 

- Pensez-vous, qu'à l'heure actuelle, les citoyens contrôlent effectivement l'avenir de la société ?

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
14 %
72 %
14 %
- de 35 ans artistes:
20 %
80 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
16 %
76 %
0 %
+ de 35 ans non-artistes:
0 %
100 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
12 %
88 %
0 %
Total + de 35 ans :
8 %
92 %
0 %
Total :
13 %
80 %
7 %

- Pensez-vous qu'un ordinateur soit apte un jour à prendre en charge la direction de la société ?

 
Oui    
Non 
Sans Opinion
- de 35 ans non-artistes:  
14 %
86 %
0 %
- de 35 ans artistes:
94 %
  6 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
40 %
60 %
0 %
+ de 35 ans non-artistes:
66 %
34 %
0 %
+ de 35 ans artistes:
50 %
50 %
0 %
Total + de 35 ans :
56 %
44 %
0 %
Total :
46 %
54 %
7 %

 

Pour cette question, nous avons bien précisé est-il possible en écartant « est-il souhaitable: les réponses ne sont en aucun cas des souhaits, juste des opinions.

- Vous intéressez-vous à la science-fiction ?

 
Oui    
Non 
- de 35 ans non-artistes:  
72 %
28 %
- de 35 ans artistes:
100 %
0 %
Total - de 35 ans :                  
84 %
16 %
+ de 35 ans non-artistes:
34 %
66 %
+ de 35 ans artistes:
100 %
0 %
Total + de 35 ans :
70 %
30 %
Total :
80 %
20 %  

 

Note : Les non ont été des réponses beaucoup plus tranchées que les oui.

Ce sondage a été réalisé sur 45 personnes sans distinction ni présélection; nous avons donné la parole à qui voulait s'exprimer sur le sujet, par deux moyens principaux: les questions de vives voix et l'envoi de courrier à certaines personnes appartenant à des catégories socioprofessionnelles que nous voulions voir représentées dans les réponses. Nous regrettons de ne pas avoir pu réunir plus de personnes. Cette réduction du nombre de personnes interrogées est une limite à la fiabilité du sondage, mais celle-ci est palliée par la relative représentativité des réponses, recherchées chez des personnes variées appartenant à diverses classes sociales. Chez les jeunes, la majorité est aux étudiants mais on peut compter quelques chômeurs, de jeunes actifs et militaires. Chez les plus de 35 ans, nous avons des cadres supérieurs, hauts magistrats, professeurs, mais aussi des ouvriers, des journalistes et des retraités. Les questions furent posées telles que vous les voyez écrites ici, avec les précisions nécessaires données entre parenthèse pour les participants qui ne comprenaient pas immédiatement le sens de la question.

  2) De la réalité à la fiction: interview d'écrivains

Après avoir posé la question pour avoir un avis global sur le sujet, nous avons imaginé demander l'avis de la classe concernée au premier chef de l'enquête. Ceux qui décrivent de la manière la plus complète et la plus structurée un futur avec un pouvoir dirigeant sont sans exception (à part les extralucides...) les écrivains de science-fiction. Mais avant de se précipiter dans une étude aveugle de leurs oeuvres, encore faut-il les laisser eux-mêmes expliquer leur démarche et leurs convictions concernant l'avenir. Les interviews qui suivent ont un double intérêt: elles permettent de comparer les opinions des écrivains de science-fiction avec celles du commun, mais également de savoir quelle place conférer à leurs oeuvres, et, notamment, s'il faut les considérer comme des témoignages fervents ou les prendre avec circonspection. Après tout ce ne sont que des histoires...

Les interviews suivantes ont été réalisées par courrier grâce à des intermédiaires qui nous ont fourni les adresses: au départ nous avions prévu 5 envois, mais nous n'avons obtenu que 2 réponses. Peut-être les autres correspondants n'ont-ils pas eu le temps de répondre ou peut-être ont-ils été décontenancés par les questions. Il faut dire que pour 4 ou 5 écrivains interrogées, la demande d'interview était la première lettre de notre part. Les écrivains qui ont répondu ont néanmoins montré un certain intérêt pour le sujet.

 

Raymond MILESI est un écrivain d'expérience dans le domaine de la science-fiction, publié de nombreuses fois dans les revues, auteur de Extra-Muros (Editions de l'Aurore) - ayant reçu deux prix: le grand-prix de la S-F 91 catégorie nouvelles et le Prix Rosny Aîné 91 - et de chien bleu couronné (Ed. Fleuve Noir Anticipation N° 1841). Basé à Thionville, cet écrivain très disponible fut le premier à nous répondre.

1 - Quelle est votre vision de la société, du pouvoir par rapport au citoyen dans le futur ?
Il faudrait des années pour répondre... Disons qu'a priori je ne vois pas pour quelle raison la notion de pouvoir serait différente dans le futur de ce qu'elle a toujours été. La citoyenneté, à la base, consiste à exercer une parcelle du pouvoir sans en subir les responsabilités, qu'on délègue à certains. L'exercice peut varier à l'infini, la notion restera la même.

 

2) Selon vous, la science peut-elle influer sur le contrôle des citoyens ?

Je n'en sais strictement rien. Il faudrait interroger des hommes de science. Peut-être confondez-vous la science-fiction (forme exclusivement littéraire) avec une science ?

 

3) Quelle définition donneriez-vous de la démocratie ?

C'est un régime qui permet en principe à chaque citoyen de participer aux choix collectifs. Excellent avec un peu d'individus, il devient très pénible ç gérer avec la masse, ses lourdeurs et ses contradictions. Mais apparemment, les autres régimes sont pires.

 

4) Croyez-vous que la démocratie, telle que vous la définissez, sera présente dans un siècle ?

Dans un siècle ? Tout dépend du problème, autrement plus important, de la surpopulation. Ce dernier ne pourra se régler que par des oppositions violentes. Nous verrons bien comment la démocratie s'en sortira. Ne pas oublier que certaines religions portent en elles la négation du principe démocratique.

 

5) Pensez-vous que la connaissance du passé puisse garantir une certaine liberté, tandis qu'un dictature aurait tout intérêt à s'appuyer sur une campagne d'éradication du passé ?

Non. Ce qui garantit la liberté, c'est la qualité d'existence des individus. Or le dictateur ne naît pas comme ça, d'en haut: il est l'émanation d'une société où de nombreux individus mécontents souhaitent sa venue. Le passé a peu de poids, en dehors de quelques personnes qui assurent la fonction de réflexion.

 

6) Un pouvoir fort verrait-il selon vous son office facilité par une culture de masse univoque?

C'est tout à fait impossible. Une culture univoque suscite immédiatement une contre-culture. Evidemment, chaque dictateur sera tenté d'essayer...

7) Les médias offrent-ils selon vous un bon support au conditionnement de masse et au contrôle de la pensée ?

Si vous voulez dire que la télé (actuellement) ou d'autres mass média constituent pour les masses un abrutissement de premier choix, je suis d'accord. Toutefois, ces média diffusent en même temps les moyens pour lutter contre l'abrutissement.Ne pas oublier cela: chaque médaille pressente deux faces !

8) Le pouvoir est-il, pour vous, à visage humain ?

(???) C'est comme la télé: en soi c'est une boîte. Ce qui compte, c'est le type qui s'en sert. Je ne sais pas si le pouvoir a un visage humain, mais en tout cas sa recherche est le principal moteur des actions humaines.

9) Voyez-vous dans l'individualisme un rempart efficace à un Etat tout puissant, au contraire d'une idée de "sacrifice à la communauté" ?

L'idée de sacrifice à la communauté est une vision très divertissante mais n'existe pas dans la réalité. Chacun agit en fonction de son intérêt. C'est normal, et c'est bien. L'individualisme n'est pas un rempart contre un état surpuissant, c'est le refuge naturel de tout être humain. On est collectif quand on a besoin du collectif.

10) Ne pensez-vous pas que si jamais aucune dictature n'a réussi à se maintenir durablement, ce serait uniquement faute de moyens (scientifique par exemple) ?

Non. La dictature me paraît un régime qui porte sa fin en lui-même. Le temps a pour constance de tout dégrader, principalement ce qui doit développer beaucoup d'énergie pour vivre. C'est le cas de la dictature. Ne pas craindre les moyens scientifiques: après chaque poison, l'antidote.

11) Pensez-vous que l'obsession d'un futur sombre et dictatorial serait finalement un "mal du siècle ?"

Je ne ressens absolument pas cette obsession. C'est sans doute (cette crainte d'un avenir sombre - mais éloigné si possible) une façon pratique et, espérons-le, involontaire d'éviter son boulot principal: s'occuper du présent, de soi, ici et maintenant.

12) Les écrivains (ou les artistes en général) n'auraient-ils pas une vision plus sombre du futur que la moyenne ?

J'ignore ce qu'est une vision de la moyenne. Chacun juge en fonction de la situation présente, non de sa profonde réflexion sur le futur (ha, ha !) concernant les écrivains, je les trouve plutôt optimistes. C'est peut-être dû au fait - en SF du moins - que nous ne nous contentons pas de dire Ah là là ! Quelle misère l'avenir nous réserve !" mais nous nous efforçons de construire (sur un plan PUREMENT LITTERAIRE et rien d'autre: ne pas mélanger SF et prospective, ça n'a rien à voir !) des scénarios et surtout, de les écrire afin qu'ils soient lus avec plaisir. Raconter des histoires ne peut pas s'appuyer sur le pessimisme.

 

Marc LEMOSQUET est, quant à lui, un tout jeune écrivain très prometteur avec déjà à son actif trois romans publiés chez Fleuve Noir: Le gymnase de l'Ogre, Plug-In, Cobaye. Son opinion diffère sensiblement de celle de Raymond MILESI; et se surcroît nos questions l'ont longuement inspiré:

1) Quelle est votre vision de la société, du pouvoir par rapport au citoyen dans le futur ?

Tout est possible, si tant est qu'on s'accorde en l'affirmant une grande liberté d'échéance, et qu'on borne ce tout des limites au reste encore mal connu ce dont l'homme est capable. Reste donc à mettre en balance la multitude consécutive des probables pour trier ceux qui le sont le plus. Là aussi, je m'échappe: NOSTRADAMUS ne m'ayant rien transmis de son prétendu savoir, et ma conscience de la situation mondiale actuelle (sociale, politique et autre) manquant encore de précision, je ne me risquerai ni à la prophétisation inspirée ni à l'extrapolation logique. Je n'ai pas et n'aurai peut-être jamais une vision arrêtée du futur, juste des craintes et des espoirs (les seconds même pas forcément plus utopiques que les premières), avec pour chacun des degrés plus ou moins élevés mais en aucun cas absolus de plausibilité. Le Gymnase de l'Ogre engageait une S-F que je confesse issue d'elle-même, c'est à dire de la S-F des autres. Peu de choses à voir avec l'Anticipation, donc oublions. Plug-In jouait la carte de l'angoisse (du No future), puis celle, en ses ultimes pages, d'un espoir timide-voire naïf. Ce roman aurait-il existé sans que le cyberpunk fît déjà là, à me souffler quoi craindre ? Je dois avouer que non. Ceci dit, cette vision particulière du futur demeure basée en moi sur un examen véritable d'une chronologie possible, examen qui n'a eu à souffrir, en sus de son manque partiel de points de repère, que d'une pas si disqualifiante inversion; ce monde que je visualise pourrait-il naître du nôtre ? A cette question je réponds par l'affirmative, insistant toutefois sur le conditionnel qui la conjugue.

Oui quoi, au fait ? Pouvoir aux mains (aux griffes, que dis-je: aux tentacules) des multinationales -qui ont remplacé les états-; citoyens dont l'ego se gonfle et se distord dans les paradis artificiels et virtuels, mais dont la vie si contingente prend l'aspect du cube formaté que devient telle vieille décapotable passée à la presse hydraulique. Il s'agit ici de la presse du pouvoir évoqué plus haut; automatisation de tout, dieux électroniques, j'en passe et de bien pires... Oui, encore une fois, nos lendemains pourraient (dé)chanter de cette manière-là; mais je dis et répète que d'autres airs sont honnêtement envisageable. Alors... (Cobaye, pour en glisser deux mots, ne prenait pas de risques: se situer à une époque antérieure -et pour cause- au Big Bang. Ce n'était donc pas là non plus à  proprement parler de l'anticipation. D'ailleurs Fleuve Noir a choisi de le publier en Delirius. C'était pour rire alors ? Sans doute.)

Je terminerai en disant que la S-F n'est de toute façon jamais sûre de ses prédictions, et qu'en dernière analyse, elle s'en moque peu ou prou. C'est presque toujours au présent qu'elle ramène (au coeur du réel, me dit Claude ECKEN), or ce présent, ce réel, cette actualité de l'homme ne peut qu'être faite, précisément de craintes et d'espoirs.

 

2) Selon vous, la science peut-elle influer sur le contrôle des citoyens ?

D'abord l'extrême: le plugger, la prise crânienne. Si elle existe un jour, et obtient une diffusion à l'échelle d'un peuple - elle ou tout autre voie d'accès à la pensée d'autrui et d'action directe sur lui - les scrupules (hum...) seront la dernière barrière au contrôle de ce peuple par l'instance placée aux commandes. Rappelons alors, il est déjà temps, que la science ne fournit ici comme toujours que l'arme du crime, pas son mobile.
Plus proche de nous: la carte d'identité informatisée (par exemple). Encore un moyen de contrôle que la technologie offre à qui le souhaite. Big Brother est à deux pas; comme le sont aussi dans une direction à peine différente, les cités ultra-surveillées de Parabellum Tango. Hors c'est effectivement la science qui rend ces cauchemars réalisables.

3) Quelle définition donneriez-vous de la démocratie ?

Celle d'un système politique où le gouvernant et le gouverné ne font qu'un: le peuple. Dans l'état actuel des mentalités humaines, c'est sans doute le moins mauvais qui se puisse concevoir. Mais la démocratie demeure la dictature de la majorité sur le reste d'un peuple, et, indirecte, elle frôle la supercherie puisqu'on nous dit jamais vraiment pour quelle politique on vote. On peut donc rêver mieux.

4) Croyez-vous que la démocratie, telle que vous la définissez, sera présente dans un siècle ?

J'ai des raisons de le croire. Un siècle, c'est trop peu pour dépasser ce système vers quelque chose de meilleur parce qu'un tel dépassement nécessiterait d'une part une évolution de la vie antérieure des hommes, et d'autre part sans doute l'universalité (or il y a, dans de nombreux pays, plus de travail à faire que dans d'autres).

Quant à la disparition de la démocratie par retour en arrière, si elle me semble ponctuellement imaginable, je ne la pense pas susceptible de s'accomplir pleinement, dans un siècle ni jamais, parce qu'il est très difficile de reprendre définitivement à un peuple une liberté qu'il a acquise. HEGEL parle de l'histoire comme de la route qui mène l'homme à la réalisation dialectique de son concept, c'est-à-dire à l'objectivation (en des structures sociales, politiques, et plus généralement culturelles) de ce qu'il appelle l'Esprit - la vérité ultime de ce dernier étant la liberté. Cette route est certes tortueuses et heurtées, mais il est presque indispensable qu'elle exécute demain un demi-tour complet. Le désir de liberté est le moteur de l'Histoire, et quelque chose d'essentiel en l'homme. Hors supprimer la démocratie par le bas irait à l'encontre de ce désir. Je ne crois pas qu'un jour une majorité de gens dans un peuple accepteront ce recul. Il suffit de voir, en France, les réactions violentes qui s'opposent à la moindre velléité de supprimer telle ou telle liberté obtenue. Que dans le sommeil général (entretenu par les narcotiques de la désinformation télévisuelle) de telles réactions puissent tout de même jaillir, voilà qui a de quoi rendre plutôt optimiste sur le maintien futur de

la démocratie. On pourrait aussi rappeler l'analyse selon laquelle NAPOLEON, s'il avait eu la prétention de réduire les acquis de la Révolution (suffrage universel, liberté de participation et d'expression n'aurait pas pu bâtir son Empire.

Bien entendu, tout cela appartient à l'homme, au combat de l'homme. Il lui reste -tout est possible- l'alternative de renoncer à une certaine idée du confort, étriqué jusqu'à le rendre à la position  foetale, peut l'y pousser - car ce n'est même pas l'y maintenir. C'est par la porte qu'ouvrirait (ou plutôt grâce à celle que fermerait) ce renoncement que le monde cyberpunk pourrait s'instaurer, devant elle que SARTRE, HEGEL, les Surréalistes et bien d'autres mélangeraient leurs armes.

 

5) Pensez-vous que la connaissance du passé puisse garantir une certaine liberté, tandis qu'une dictature aurait tout intérêt à s'appuyer sur une campagne d'éradication du passé ?

Aucun doute: la connaissance du passé, son vécu parfois, son acquis toujours, apporte une certaine garantie pour l'avenir des libertés. C'est ce que je viens d'exprimer. Réciproquement, une dictature aura tout à gagner de l'amnésie d'un peuple: elle pourra mentir plus sereinement. Le sourire d'un LE PEN ou tout autre monstre séduira plus facilement s'il a auparavant essuyé le sang que ses pères spirituels (sic) lui font couler des lèvres. Mais la mémoire n'est qu'une sécurité relative, car il reste malheureusement d'autres façons de tricher. Qu'un dictateur parvienne à convaincre, en parlant fort et en faisant appel à cette tranquillité à oeillères serrées dont je parlais plus haut, à convaincre un peuple, non pas à oublier mais à maudire ses souvenirs de démocratie - détournant de surcroît l'exaltation de la liberté vers la vénération d'un drapeau ou d'un symbole religieux - et le voilà sur le trône.

6) Un pouvoir fort verrait-il selon vous son office facilité par une culture de masse univoque?

Puisqu'il est question dans le totalitarisme de se subordonner au peuple, la réduction de ce peuple à une culture univoque ne peut en effet que faciliter les choses. Une fois tout le monde tassé dans le même panier, il suffit d'en saisir les anses. L'ayant bien compris, l'intégrisme tend à éliminer quiconque exprimerait le désir de franchir les bords définis de la nasse.

7) Les médias offrent-ils selon vous un bon support au conditionnement de masse et au contrôle de la pensée ?

Par définition, la masse-média est l'organe de la communication à grande échelle. Elle permet de s'adresser au plus grand nombre, et constitue donc un support parfait pour un conditionnement de la masse. La télévision, on le sait, en est devenue le meilleur exemple. Bâtissez une société fatigante,  apte à aspirer l'énergie des hommes en échange de leur simple survie, apte donc à les pousser, pour le reste, dans les bras reposants de la passivité; placez un poste TV dans chaque foyer (ils le placeront d'eux-mêmes, d'ailleurs), et laissez se refermer le cercle vicieux du sommeil cathodique. Le public ne veut pas réfléchir, il veut se divertir, avaler sans mâcher. Voilà ce que pensent les chaînes, sans trop même se gêner pour le dire, voilà la justification (et s'en est une, pour elles qui résonnent en terme de marché) qu'elles donnent à la Soupe populaire qu'elles diffusent. Les gouvernements, ceux à qui le conditionnement profite, peuvent prétendre n'y être pour rien. Arte existe, ils ne l'ont pas interdit. Si tout le monde se mettait à regarder ARTE, les autres chaînes mourraient, seraient remplacées par des copies d'Arte.  Mais les gens ne regardent pas, on n'y peut rien. Ce n'est pas notre faute. C'est eux qui tuent Arte ou en tout cas l'empêchent d'être le modèle qu'elle devrait être. Oh que si, pourtant, c'est de votre faute ! En créant par les structures sociales trop lourdes la pression qui plaque Mr. DUPONT sur les écrans de TF1, le gouvernement est coupable. Mais Monsieur DUPONT a librement voté pour nous ! me répond t'on. Oui, mais sur la base de quoi ? D'un discours intelligent et sincère ou d'une campagne justement électorale, donc publicitaire, superficielle, fausse (SEGUELA, vendeur de nouilles, n'a t'il pas été chargé de nous vendre le socialisme) ? Et si après tout le peuple est effectivement con, s'il est seul responsable de son abdication, si sa condition ne décide rien, les médias ne devraient-ils pas alors, précisément, avoir pour but de l'éduquer ? Bien sûr, mais un pouvoir visant à contrôler la pensée pour la subordonner à ses propres intérêts, ne veut pas (re)connaître ce que ce verbe signifie.

8) Le pouvoir est-il, pour vous, à visage humain ?

Visage humain, oui, forcément, tant qu'un dictateur extra-terrestre ou une machine ne régnera pas sur le monde. Visage humaniste, par contre: presque jamais.

 

9) Voyez-vous dans l'individualisme un rempart efficace à un Etat tout puissant, au contraire d'une idée de "sacrifice à la communauté" ?

Considérant à nouveau ce qu'illustrait tout à l'heure l'image du panier, je dirai que l'individualité facilite sans aucun doute beaucoup moins la tâche du totalitarisme que la vocation de sacrifice à la communauté. Mais j'ai envie d'ajouter, songeant avec envie à ce qu'André BRETON a fait de MARX, que l'individualisme et le communisme pour peu que soient induites en l'homme les notions capitales de la tolérance et du respect d'autrui, sont hautement compatibles.

 

10) Ne pensez-vous pas que si jamais aucune dictature n'a réussi à se maintenir durablement, ce serait uniquement par faute de moyens (scientifiques par exemple) ?

Je vois surtout dans ce réjouissant échec la griffe d'or de l'esprit - au sens hegelien du mot. Un peuple ne peut que très difficilement être tenu durablement dans l'ignorance de ce qui fonde l'homme : sa liberté, son désir de liberté. L'histoire avance, tant bien que mal mais elle avance. La conquête de la liberté me semble être son but. C'est un peu comme si l'humanité était sur une pente, avec au fond la réalisation finale de son Concept (duquel on ne sait que ces deux mots : liberté et bonheur). Les freins et la route dentée de la marche arrière s'usent plus vite que l'élan donné par tel ou tel coup d'accélérateur révolutionnaire - et la distance parcourue vers ce bas dont rien en fait n'est plus haut, l'est quasiment à jamais. Cependant, le développement des moyens scientifiques de surveillance, de contrôle et de protection, pourrait aider à solidifier le socle et les murailles d'une dictature.

 

11) Pensez-vous que l'obsession d'un futur sombre et dictatorial serait finalement un "mal du siècle" ?

La ténacité des loups, dont deux guerres ne sont pas venues à bout, l'échec de ceux qui ont essayé autre chose (plus ou moins hypocritement d'ailleurs), pourraient être les éléments explicatifs d'une réponse affirmative. Mais mal du siècle, précisément, je ne sais pas

 

12) Les écrivains (ou les artistes en général) n'auraient-ils pas une vision plus sombre du futur que la moyenne ?

L'art n'a jamais changé le monde. Pourtant il peut, voire doit, y contribuer. Ceux qui, ayant conscience de ce rôle, s'entêtent à témoigner d'un futur sombre, sont ceux qui ont choisi de porter à leur arc la flèche de la mise en garde - et il est plus que bienvenu qu'elle atteigne le plus grand nombre de cibles. Présenter un avenir douloureux renvoie à en dénoncer les germes. Leur malaise par contre est plus grand parce qu'ils ont une intelligence plus poussée des dangers qui couvent- cela en grande partie à cause de l'exacerbation de leurs rêves: plus on se cogne fort et souvent aux barrières du réel, plus on les connaît. Crier (écrire) ses cauchemars a pour fonction, ici indirecte, de les exorciser; l'écrivain qui n'a pas tout cédé à la grisaille, appelle sa mère (le livre) en pleine nuit, et lui décrit le monstre qu'il a vu, non pour qu'elle le rassure - car le monstre existe- mais pour qu'elle parte dire aux autres qu'il est là, tapi dans les placards du présent. La moyenne, ce serait alors les gens qui ne rêvent plus, ou moins, qui ont grandi en se recroquevillant; les gens qui, ne cherchant plus les mêmes trésors (je veux croire que quelque chose en eux continue cependant de les espérer), n'explorent plus les mêmes coins d'ombre. Dire que les artistes, en cela, sont les plus pessimistes du lot, me rappelle une petite devinette: un pessimiste et un optimiste sont dans un bateau. Naufrage. Perdus en pleine mer, accrochés à une planche qui flotte tant bien que mal, ils échangent leurs impressions. Il ne peut rien nous arriver de pire, dit l'un. Mais si, dit l'autre. Petit jeu: qui et qui ?

 

Nous nous trouvons, avec ces diverses interviews, en présence d'une certaine opposition de conceptions. Raymond MILESI se montre avant tout réaliste et expose des arguments d'une certaine pertinence. On peut cependant, en tout objectivité, relativiser les définitions du pouvoir et de la citoyenneté qu'il nous livre, et qui ne correspondent sans doute pas aux concepts de la science politique. La définition de la citoyenneté a évolué au fil du temps. Chez les Grecs, elle définissait l'être humain dans sa totalité, puis sous l'influence stoïcienne on commença à faire

la distinction. On peut dire que la citoyenneté est la possibilité d'exercer des droits politiques: la définition qui  en est donnée à la question 2 ressemble plus à une définition de la démocratie représentative. Ensuite, la vision du pouvoir comme d'une boîte est sans doute un peu emprunte de mécanisme (Le mécanisme est la théorie du nominatisme qui prétend étudier les objets sous l'angle atomistique en montrant leurs « mécanismes » existentiels. Très chère à Thomas HOBBES, elle tient compte que de l'aspect scientifique et rationnel de la réalité), et dépassée par la réalité sociologique de la science politique (si le pouvoir pouvait être considéré comme un simple moyen, ce qui serait certes plus naturel, la science politique s'en trouverait d'autant simplifiée !) Marc LEMOSQUET, quant à lui, ignore que Napoléon a rétabli l'esclavage (plus par obligation que par idéologie) et que le suffrage universel ne fut appliqué qu'en 1848 (question 4).

 

Méditons néanmoins sur les points très importants que soulève Raymond MILESI, à savoir que la science-fiction est avant tout littéraire et se place dans une optique de conte. L'auteur est en effet conscient que l'histoire qu'il va mettre sur papier est motivées par d'autres raisons que la pure philosophie scientifique: il cherche à faire une histoire plaisante, imaginaire, et purement littéraire avant tout. Il insiste surtout sur ce point. Raymond MILESI nous rappelle par un réalisme extrêmement légitime que notre enquête n'est pas destinée à fournir LA vision du futur dans son exactitude totale, mais simplement à rechercher aux moyens des sources les plus disponibles des exemples de futurs possibles, en montrant en quoi la vision des écrivains peut correspondre -en pire- à la vision présente dans ce que nous appellerons l'inconscient collectif, ou encore l'opinion publique. Ceci ne revient pas encore à dire que le futur prédit pas la science-fiction se réalisera à coup sûr. Raymond MILESI nous ramène fort heureusement les pieds sur terre: il ne faut pas prendre les propositions des écrivains pour les prophéties de NOSTRADAMUS.

 

Marc LEMOSQUET s'accorde d'ailleurs bien avec Raymond MILESI sur ce point en confessant que tout est possible et que Nostradamus ne m'ayant rien transmis de son prétendu pouvoir... il s'abstient de prophétiser. Cependant on peut trouver dans ses réponses des éléments qui rappellent sans aucun doute les craintes de la majorité. Notons en particulier

la phrase Big Brother est à deux pas: cette réflexion se retrouve souvent. Marc LEMOSQUET se contente d'énumérer, mais ne néglige ni les extrêmes : le plugger, la prise crânienne (question 2) ni la réalité la carte d'identité informatisée qui peut nous y conduire. Sans jouer les messies, l'écrivain est en droit d'avoir des inquiétudes et de nous les exposer. Juste des craintes et des espoirs.

 

La science-fiction peut-elle contenir des avertissements ? Certes, si on pense que dans le terme science-fiction, il y a aussi le terme science. Sans chercher à sortir de son rôle, qui demeure celui d'un conteur, l'écrivain de S-F a aussi une expérience qui lui suggère des idées. C'est son inspiration (limitons la signification de ce terme à la source des idées de l'écrivain: les idées viennent toujours de quelque part...) Les artistes peuvent se permettre de romancer la réalité pour la rendre plus évidente, plus caractérisée. Raymond MILESI faisait justement remarquer dans sa lettre d'accompagnement que Philip K. DICK avait été un grand malade, voire paranoïaque à la fin de sa vie. Ceci aurait-il pour effet de discréditer totalement pour l'auteur ? La question peut se poser, mais il faut voir que les écrivains, sans forcément finir fous, ont parfois des expériences traumatisantes: George ORWELL par exemple eut une vie tumultueuse, et fit la Guerre d'Espagne en 1936 pendant laquelle il fut blessé. Ne peut-on pas considérer qu'au travers de ses écrits c'est sa propre expérience qu'il retranscrit ? N'en doutons pas. Cette expérience ne fut sans doute pas à la hauteur des horreurs de 1984 mais elle est toujours une part de ce que l'auteur écrit. ORWELL écrivit 1984 dans les derniers temps de sa vie, après la Deuxième Guerre Mondiale, et y transmet non seulement ses angoisses, mais historiquement la plus grave inquiétude des hommes libres de notre temps (Préface de 1984)
N'essayons pas de sortir l'écrivain de son rôle de conteur; ne tentons pas non plus de le couper de la réalité, même si cette réalité du temps présent, dans le cas de la science-fiction, n'a peut-être rien de commun avec le futur qui nous attends réellement. Les artistes n'ont pas de limites car ils peuvent s'extraire de

la réalité. Demandons-nous par conséquent si la science-fiction ne serait pas l'extrême exprimé du pessimisme ambiant, tout comme l'artiste est le révélateur extrême des idées, craintes et espoirs ambiants...

 

  3) aperçu historique: l'évolution des fictions politiques

 

A l'époque où on ne pouvait pas encore parler de Science-Fiction, plusieurs écrivains  se permettaient néanmoins de laisser parler leur imagination: la science n'avait pas l'aspect technologique que l'on connaît actuellement, et pour cause ! elle n'était pas aussi présente dans la vie/ quand, rarement, des écrivains imaginaient des territoires imaginaires avec un mode de gouvernement spécifique (imaginons par exemple RABELAIS parlant de Picrochole), on ne parlait que de légendaire, ou d'aventure; à l'époque on ne connaissait qu'une partie de la Terre et certains se demandaient même si d'autres pays inconnus décrits dans les livres n'étaient pas en réalité la Chine avec un autre nom. Au XVI ° siècle, l'écrivain, et chancelier du Roi d'Angleterre HENRI VIII, Thomas MORE ou MORUS trouvera un terme pour décrire ces territoires inconnus: UTOPIE (du grec U-sans, Topos-lieu, qui n'existe dans aucun lieu). Il sera canonisé. MORE est demeuré comme l'inventeur d'un concept qui fit de nombreux émules: le terme s'est perpétué, et, avec lui, un connoté extrêmement laudadit. L'Utopie, jusqu'à présent, est comprise comme un lieu de paix, de prospérité, où toute autre approche de

la perfection. Conception imaginaire d'un gouvernement idéal nous dit Le Larousse, montrant ici l'intérêt politique de l'Utopie. L'expression demeure, de dire d'une chose idéale mais irréalisable, que c'est une utopie. Quelques exemples d'utopies sont périodiquement apparus depuis Thomas MORE, et également des uchronies (des histoires se passant dans le monde connu mais à une époque n'ayant pas existé ou modifiée: le Glorianna  de Michael MOORCOCK en est un exemple.) De manière analogue, on peut trouver des volontés utopiques dans certains pouvoirs parallèles décrits par les écrivains. Jules VERNE avec les personnages de Nemo et de Robur qui exercent un pouvoir absolu sur les équipages de leurs engins sans appartenir à une quelconque nation, a décrit des utopies en miniature: dans 20 000 lieus sous les mers, Nemo est un capitaine rude mais qui respecte ses hommes, et don le seul drapeau est le drapeau noir marqué du N d'or (d'ailleurs Nemo ne signifie-t-il pas personne en latin ?) Page 39 du tome 2, Nemo sauve un indien des requins, et déclare : Il est du pays des opprimés, et, jusqu'à mon dernier souffle, je serai de ce pays-là !" Voila qui ressemble presque à de l'anarchie; Nemo a même rompu avec les règles sociales de bienséance, il est mal vu de les évoquer devant lui (p.88 tome 1) Enfin, on peut s'émerveiller devant les projets de Nemo et de Robur le conquérant: l'un sous les mers et l'autre dans les cieux, tous deux veulent créer de nouveaux pays libres, échappant au joug des nations terrestres. Je concevrai la fondation de villes nautiques, agglomérations sous-marines...Villes libres, indépendantes s'il en fut ! (20 000 lieus sous les mers Tome 1 p.172 et Maître du monde p.218)

 

Au vu de ses nombreuses prévisions (les engins multiples, mais aussi des utilitaires comme la langue unique, 20 000 lieus sous les mers tome 1 p.75), Jules VERNE peut être considéré comme un écrivain de science-fiction, et par certains aspects comme un utopiste scientifique. Son enthousiasme pour les bienfaits de la science était compréhensible à cette époque. Mais au XX° siècle la définition l'utopie s'est étoffée et le mot a pris des connotations bien différentes du sens cher à Thomas MORE. Quand Aldous HUXLEY parle d'utopie, dans la préface du Meilleur des Mondes, la définition qu'il en donne est celle d'un totalitarisme, aliénant la liberté pour conférer le bonheur. Et quel bonheur ! Le bonheur d'aimer sa servitude. C'est l'ultime but de son monde, qu'il appelle Utopie. La connotation chez HUXLEY, du terme, est certes voulue, et péjorative. La nouvelle définition de l'Utopie se veut malsaine. Et Norman SPINRAD enfonce le clou, en montrant que son Hégémonie, la dictature de l'Ordre, impose elle aussi le bonheur sans aucune liberté : Nous sommes en train de réaliser l'Utopie ! clame un des dirigeants page 171 des Pionniers du Chaos. Et d'ajouter, parlant de l'Hégémonie, C'était le meilleur des Mondes possibles: clin d'oeil morbide à HUXLEY.

 

Nous allons voir que la vision développée par les écrivains de science-fiction ressemble à de nombreux égards à celles qui sous-tendent l'opinion publique. On retrouve les mêmes craintes du pouvoir fort, de la manipulation médiatique, de la déshumanisation progressive de l'humanité, de l'oubli du passé... Il reste encore à savoir si les écrivains de science-fiction ne font qu'extrapoler sur des fantasmes collectifs et des terreurs occultes toutes empruntes de superstition, ou si, à la fois dans l'esprit des écrivains et dans l'opinion publique, les craintes qui s'expriment ont un fond de vérité. Raymond  MILESI nous rappelle judicieusement : "Chacun juge en fonction de sa situation présente, non de sa profonde réflexion sur le futur." Et si le futur n'était pas si horrible que notre situation actuelle semble nous le faire craindre ? Mais, si, au contraire, il était encore pire ? Avant de tenter de  répondre à cette question primordiale en y consacrant la dernière partie, jetons déjà un oeil à l'avenir envisagé par George ORWELL, Aldous HUXLEY, Philip K. DICK et Norman SPINRAD... Ces visions appartiennent sans doute à ce qu'on peut envisager de pire...

 

II. ETUDE DE CONTENU ET MISE A JOUR DE DIFFERENTES VERSIONS DU POUVOIR DANS LE FUTUR

 

Le terme d'"Anticipation" renferme bien le contenu des oeuvres que nous allons étudier ici. La plupart des ouvrages de science-fiction nous offrent la vision d'un monde futur, anticipé par rapport à l'époque où le livre est écrit, bien sûr. S'il peut paraître curieux de parler d'un monde futur en citant 1984, c'est que la perspective de l'auteur prévoit l'arrivée de ce régime trop tôt par rapport à la réalité: mais en 1949n date de l'écriture du livre, il s'agissait bien pour ORWELL d'une anticipation du futur. Aujourd'hui, littéralement, 1984 pourrait être rapproché d'une uchronie: mais si on garde à l'esprit que la date n'est qu'indicative, ce livre demeure une anticipation du pouvoir futur... Sait-on jamais, en 2084 ?

Philip K. DICK a commis la même erreur dans Blade Runner censé se passer en 1992; nous y avons échappé, heureusement, mais il est douteux que DICK eut été profondément affecté de cette méprise. L'écrivain de science-fiction est avant tout un conteur, ne l'oublions pas: ce qu'il écrit ne sera pas la réalité future. Mais un jour, le futur y ressemblera peut-être étrangement... Dans cette optique, HUXLEY a essayé de faire la corrélation entre son oeuvre écrite 20 ans plus tôt et la réalité qu'il  prédisait dans le futur: " Aujourd'hui, il semble pratiquement impossible que cette horreur s'abatte sur nous dans le délai d'un siècle. Nous n'avons le choix qu'entre deux solutions: un certain nombre de totalitarismes nationaux ayant comme racine la terreur de la bombe atomique; ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique." Voilà pour les prévisions, passons maintenant à la fiction. 

         

  1. Mise en place d'une typologie

Tous les livres de science-fiction ont un problématique propre et aucun d'entre eux ne décrit un régime comparable à celui des autres. Même si des traits peuvent être retrouvés, il faudra bien se garder d'assimiler les conceptions développées dans chaque livre les unes aux autres. Il y a autant de conceptions du pouvoir dans le futur que d'écrivains de science-fiction: inutile donc d'y chercher une réalité univoque. Nous avons cependant vu avec les sondages que les personnes interrogées parvenaient à peu près à cerner leur conception du futur et à la ranger en catégories: démocratie, dictature brutale, dictature "à cause", nationalismes... Nous allons procéder de même avec les ouvrages en regroupant leurs traits communs, mais sans oublier de distinguer chaque version des autres pour bien en montrer les spécificités. Dans la typologie qui suit, pas de démocratie, pas de vision optimiste: nous verrons principalement 3 types de gouvernement: la dictature brutale avec ORWELL et SPINRAD, la dictature à cause avec HUXLEY et HERBERT, et enfin, plus insidieuse, la lutte de pouvoir des corporations dans "Blade Runner " de Philip K. DICK.

   A) Dictature brutale

Cette première partie pourrait être sous-titrée "L'art de la dictature". C'est en effet, avec George ORWELL et Norman SPINRAD un panégyrique de tous les procédés de conservation perpétuelle du pouvoir, qui nous est proposée. Ici le pouvoir est présent sans fard, et trouve en lui-même sa propre fin.

  A) "1984" de George ORWELL :

George ORWELL est un écrivain Anglais d'origine Indienne, de son vrai nom Eric BLAIR (1903-1950), il voyage beaucoup, d'abord policier aux Indes, puis clochard à Paris, enfin combattant pendant la guerre d'Espagne durant laquelle il fut blessé, enfin speaker à la B.B.C. On lui doit : "La vache enragé", "Et vive l'Apidistra", "L'hommage à la Catalogne", "La ferme des animaux" (qui présente également des opinions intéressantes sur l'ordre social mais dans un registre plus fictif que prospectif) et enfin "1984" qui demeure incontestablement le plus connu, et dont le mythe du "Big Brother" a marqué les esprits en symbolisant l'emblème de la dictature absolue et machinale.

La vision ORWELL est à la limite du nationalisme, mais, nous allons voir pourquoi, la lutte entre les différents états qui constituent le monde de "1984" est un facteur d'unité sociale mais ce n'est pas ce qui intéresse l'auteur en premier chef. ORWELL étudie en profondeur le totalitarisme absolu, la synthèse des systèmes Staliniens et fascistes de son époque, la dictature sans limite.

Une phrase essentielle résume la situation :"Le pouvoir n'est pas un moyen, il est une fin, le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir." (P.371) La réalité sociologique du pouvoir se présente ici. Et ORWELL ajoute "Le vrai pouvoir n'est pas sur les choses, mais sur les hommes" (p.375).

 

Le monde de "1984" est un monde gris, où tout le monde est habillé de façon semblable, fait parti d'un Parti unique, pense pareil, ou plutôt ne pense pas. Londres a conservé le même nom mais l'Angleterre est rebaptisées "première région aérienne". Nos repères sont effacés. Le monde est rempli de menaces ouvertes pour le citoyen: déjà dès les premières pages, le personnage principal, Winston Smith, se sent observé, et pour cause: le contrôle permanent des citoyens est l'assise principale de la dictature.

L'Océania, le pays où vit Winston, est un des trois Etats du monde, les autres étant l'Estasia et l'Eurasia. Ces trois Etats perpétuellement en guerre, sont construits sur le même modèle: celui de la dictature brutale. Ils reposent sur la peur qu'ils inspirent à leurs citoyens, sur la Haine réciproque qu'ils se vouent, et sur une forte manipulation des masses. La peur est réalisée par la constante observation qui est faite des citoyens, la Police de la Pensée veille jusque dans les habitations privées au moyen de caméras sophistiquées, ou au moyen de délateurs, car même les enfants, inspirés par la doctrine du Parti, peuvent dénoncer leurs parents et devenir des "enfants héros" (p.41). Police de la Pensée, car le crime principal, le plus odieux, que puisse accomplir un citoyens - disons plutôt un membre du Parti - est celui de penser :  Le crime de pensée n'entraîne pas la mort, le crime  de pensée est la mort. (P45) Le crime de pensée est réel ou supposé, car une simple expression mal contrôlée sur un visage peut coûter cher; c'est ce qu'on appelle Facecrime (p.93). La Police de la Pensée agit toujours quand on ne s'y attend pas, la nuit, et frappe sans merci (méthodes p.148); de nombreux citoyens disparaissent, et il est interdit d'en parler une fois qu'ils ont disparu, c'est comme s'ils n'avaient jamais existé.

Il arrive souvent que des papiers soient falsifiés: quand un membre du Parti commence à devenir gênant, mais aussi pour tout ce qui touche à l'histoire: on falsifie les chiffres de la production prévues pour montrer l'exactitude des prévisions, mais aussi toute l'histoire des guerres, quand L'Océania change d'alliance, on considère que le pays a TOUJOURS été en guerre contre l'un ou l'autre, que les alliances n'ont jamais changé; la falsification est un véritable service public. Même les lettres envoyées sont toutes ouvertes, et les messages inutiles biffés (p.169-170). Le Parti contrôle tout, car la vérité unique appartient au Parti; le Parti focalisé en un seule emblème, BIG BROTHER. La figure patriarcale de L'Océania est présente partout et dicte quoi penser aux membres du Parti; pour cela il s'appuie sur diverses théories, comme la Double pensée et son corollaire la mutabilité du passé. On peut les définir ainsi: qui contrôle le passé contrôle le futur, et qui contrôle le présent contrôle le passé. Cette philosophie s'appuie aussi sur tous les jeux de langage: ainsi le slogan du Parti qui tient en 3 paradoxes : "La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force (p.30).  Ou encore l'invention machiavélique par excellence, une nouvelle langue simplifiée, ou Novlangue, en cours de réalisation. Cette nouvelle langue réduit le champ de la pensée aux idées les plus évidentes et dénuées de connotations. "Nous détruisons les mots" (p.78) Le Parti est enfin doté d'une imagerie puissante, ressassée tous les jours, avec bien sûr Big Brother mais aussi l'imagerie des "citoyens en bonne santé" qui n'est pas sans rappeler l'imagerie fasciste, et qui est fausse. Il suffit de voir les cadres du Parti, présentés si avenants, en réalité petits, ronds, "Comme des scarabées", avec leur air soupçonneux (p.162) L'obéissance absolue, l'absence de pensée est appelée l'orthodoxie": en fait c'est plutôt le simple fait d'obéir sans comprendre, de savoir suivre le mouvement: "Elle savait quand applaudir... Winston se rendit compte à quel point il était facile de présenter l'apparence de l'orthodoxie sans avoir la moindre notion de ce que signifiait l'orthodoxie". Mais la doctrine remporte quand même son succès: "Dans un sens, c'est sur les gens incapables de la comprendre que la vision du monde du Parti s'imposa avec le plus de sucés. On pouvait leur faire accepter les violations les plus flagrantes de la réalité parce qu'ils ne saisissaient jamais entièrement l'énormité de ce qui leur était demandé..." (p.223)

Troisième point d'encrage de la puissance du Parti: la haine et la guerre. La haine est dirigée, à l'instar de la Terreur de ROBESPIERRE, à la fois vers les ennemis de l'extérieur et sur les ennemis de l'intérieur. La haine des traîtres, et notamment du dénommé Goldstein, le fondateur de la Résistance, fait l'objet d'une courte émission quotidienne appelée la "Minute de la Haine" que tout le monde suit et où chacun se défoule (p.23 et suite). On trouve aussi la fête nationale, la Semaine de la Haine, où on joue une musique agressive qui rappelle un martèlement de bottes militaires (p.212). La Haine est le moteur de

la société. Face aux deux autres Etats, l'effort de guerre est constant: il empiète même sur les denrées alimentaires ou utilitaires, sur les besoins vitaux. Il est en effet moins utiles de conserver un supplément de travail pour la construction ou la fabrication de biens que de stimuler la rage en encourageant l'effort de guerre (p.273). C'est pour cela notamment que les cigarettes Océaniennes sont de si piètre qualité: qui ne connaît pas le confort ne le réclame pas, et se rattrape sur autre chose (p.17). La Guerre est un facteur de cohésion sociale, mais la réalité nous est livrée page 263: la guerre est perpétuelle. Si la guerre devait finir, la haine ne jouerait plus son rôle. En réalité les frontières des trois états ne varient pas; seules certaines régions d'importance secondaire changent de main, et seules quelques fusées sont dirigées contre les grandes villes - pas de  grosses fusées ou des armes atomiques, bien sûr, car la victoire serait alors acquise. De même, les prisonniers ne sont jamais présentés à la population, sinon de loin, et dans des camions (p.166-167), car si les citoyens apprenaient à les connaître, ils comprendraient qu'ils sont identiques et la Haine disparaîtrait (ce sont des raisons analogues qui ont empêché la percée de l'Espéranto jusqu'à présent). Les trois Etats sont en fait construits sur les mêmes principes, qui changent simplement de nom selon l'Etat: L'Océania a son angsoc (socialisme Anglais), l'Eurasia a son Néobolchévisme et l'Estasia a son "Oblitération du moi". Les frères ennemis, derrière de belles idéologies, ont tous trois exactement la même conception du pouvoir.

Winston, jadis marié à une femme qui est partie avec un cadre du Parti qui la voulait, va commencer une longue descente aux Enfers, en rencontrant une jeune femme dont il va tomber amoureux, alors que c'est interdit. Au début il se méfiera, évitera de montrer son affection, et même de s'asseoir à côté de la demoiselle (p.161) pour ne pas attirer les soupçons sur eux: il craindra également que la femme ne soit une espionne au service de la Police de la Pensée. Mais malgré cette paranoïa, il se liera avec elle, et ensemble, ils tenteront d'échapper quelque temps à la pression du Parti. Julia - c'est le nom de la femme - et Winston feront l'amour (interdit) et se dissimuleront aux yeux du Parti (interdit). Ils finiront même par contacter le dénommé O'Brien, que Winston soupçonne d'appartenir à la Résistance: O'Brien lui confiera un livre, où toute la réalité sur le Parti est révélée.

Devenu des traîtres, Winston et Julia finiront  par être arrêtés, et O'Brien lui-même, qui en fait était un agent du Parti (et un de ceux qui détiennent le pouvoir) supervisera lui-même sa leurs reconversion. Tout est bien qui finit bien: à la fin du livre, Winston aime enfin Big Brother.

Le pouvoir, dans 1984 appartient à une poignée derrière le masque de Big Brother dont on ignorera jusqu'au bout s'il est un être humain ou même s'il a jamais existé. On peut le définir comme un totalitarisme à parti unique. Ce pouvoir est absolument vampirique: il veut focaliser sur lui toutes les attentions des citoyens. Jusqu'à l'énergie sexuelle, qui, dirigée par un sentiment d'amour, est une perte d'énergie pour le parti. Et jusqu'à l'énergie paternelle: la famille est disloquée,  les enfants prêts à trahir leurs parents. C'est pour cela aussi qu'il emploie la surveillance et la Haine: la guerre, qui en réalité est une semi-fiction, et doit à tout prix perdurer, sert cet intérêt, occupe les citoyens, les maintient dans l'état d'hébétude adéquat. La guerre dit O'Brien n'est pas contre l'adversaire mais "contre ses propres sujets", de manière à "maintenir intacte la société". Une paix perpétuelle eût obtenu le même résultat (p.283). C'est pour cela que la vision du pouvoir par ORWELL ne peut pas se définir comme un nationalisme pur et simple; car ici le nationalisme n'est qu'un prétexte: la guerre n'est pas contre les autres Etats; rappelons le ! Le pouvoir doit éviter 4 écarts s'il veut se maintenir: la conquête par un autre pays, la révolte, le libéralisme, et la montée en puissance de la classe moyenne (p.296 et suite) "Les croyances, habitudes, goûts, émotions, attitudes mentales qui caractérisent notre époque, sont destinés à soutenir la mystique du Parti et à empêcher que ne soit perçue la vrai nature de la société actuelle." Voila pourquoi une pression constante reste appliquée sur tout citoyen, pour l'empêcher de penser, pour l'empêcher de se rendre compte ! La crainte perpétuelle de se voir découvert, de l'espionnage, de la trahison, l'absence de communication totale entre les êtres, et l'ignorance absolue de ce qui les attend s'ils sont pris 'l'inconnu, ce qui fait le plus peur à l'homme !) contribuent à maîtriser parfaitement tous les citoyens. Si tous les citoyens savaient que les autres détestent le Parti et veulent sa perte, il y aurait une révolution. Mais personne n'agit car la crainte mutuelle leur rappelle qu'il n'est jamais certain que son voisin pense pareil que soi-même. "Elle semblait considérer comme acquis que tout le monde haïssait le Parti en secret et violerait les règles s'il était possible de le faire sans danger." (P.218) Les seuls à échapper à ce contrôle absolu sont finalement les prolétaires, qui n'ont pas l'intelligence nécessaire pour se révolter. Sont-ils sous-estimés ? C'est ce qui fera dire à Winston: 'L'espoir réside chez les prolétaires".

Le but ultime de ce pouvoir est absolument négatif: pour ne plus pouvoir être renversé, le pouvoir a l'intention de détruire tout ce qui reste de l'humanité. Ainsi on pourra arriver à la stabilité absolue, une forme de bonheur... "Nous détruirons tout le reste, tout." (P.376)

Derrière toutes ces idées, ORWELL développe une véritable philosophie du pouvoir, dictatorial surtout. Cet ouvrage pourrait sans doute figurer dans les bibliothèques de philosophie politique.

 

B) Les Pionniers du Chaos de Norman SPINRAD

  Norman SPINRAD est un des écrivains de science-fiction les plus audacieux qui soient: ses romans ont fait couler beaucoup d'encre, et il fait encore figure de semeur de trouble aux Etats-Unis depuis la publication de son roman "Jack Baron et l'éternité", qui fut censuré dans les années 50-60. Il est encore vivant et vit à Paris. Nous avons essayé de le contacter pour ce mémoire, sans succès hélas !

On peut dire des "Pionniers du Chaos" comme de "1984" que c'est un livre descriptif: toutefois le livre de SPINRAD ne se contente pas de montrer les traits profonds d'un régime en place, mais décrit en fait l'opposition du pouvoir en place avec son contre-pouvoir, et au-delà de l'opposition politique, celle de deux philosophies contradictoires, deux visions antagonistes de l'Univers, celle de l'Ordre et celle du Chaos. La première phase du roman, en aparté, résume bien la situation : " Tout conflit social offre un théâtre d'action à trois forces concurrentes: l'Establishment, l'Opposition, qui cherche à renverser l'Ordre existant pour le remplacer par son ordre propre, et la tendance à une entropie sociale accrue qu'engendre tout conflit social, tendance qui dans ce contexte précis peut être considéré comme une force du Chaos."

L'ordre en place est ici ce qui nous intéresse. Ici, le régime porte le titre d'"Hégémonie", s'étend sur l'ensemble du système solaire et ne jure que par un principe: l'Ordre. La réalisation de cet ordre passe par une conception du pouvoir extrêmement affable : "Il vaut mieux que périssent 1 million Pupilles plutôt que de laisser impuni un seul acte non-autorisé" (p.13) Les moyens mis à la dispositions des dictateurs sont immense: outre la propagande et l'imagerie grandiose (par exemple la mise en scène page 9 du drapeau flottant au vent sous un dôme fermé), les moyens répressifs sont à la hauteur, avec des caméras surnommées les "Yeux" reliées à l'Ordinateur principal de la cité et dotées de capsules de gaz mortel (p.30), et surtout les "Gardes", des brutes épaisses chargées de la sécurité et prêtes à mourir pour le triomphe de l'Hégémonie. Ces troupes sont l'élite des forces hégémoniques, et ils sont d'une fidélité absolue car ici la méthode "1984" de la terreur mutuelle est employée. "Qui gardera les gardiens ?"(p.12) La peur mutuelle que se vouent les Gardes trouve son paroxysme dans la paranoïa; aucun des Gardes ne faisant confiance à ses collègues, le premier geste suspect d'un d'entre eux vaudra son exécution immédiate. Car la justice de l'Hégémonie est expéditive: tout acte non-autorisé (qui se définissent par rapport au nombre fini d'actes autorisés) est puni de mort immédiate (p.30); c'est le prix à payes pour préserver l'Ordre. Aussi les Gardes sont-ils des bêtes sanguinaires qui n'hésitent pas à tirer sur les innocents (p.20)

La spirale de l'Ordre demande une énergie toujours renouvelée; c'est une spirale: "Dans l'ordre social, la tendance naturelle est celle qui conduit à une entropie accrue. C'est pourquoi, plus une société est ordonnée, plus il faut dépenser d'Energie Sociale pour maintenir cet ordre, et plus il faut d'Ordre pour engendre cette énergie sociale, ces deux besoins paradoxaux s'alimentent mutuellement en une spirale exponentielle. Pour cette raison, une société hautement ordonnée est condamnée à le devenir sans cesse davantage..." (p.85) Mais sa réalisation présente un avantage prépondérant qui n'est pas sans nous rappeler "1984". L'ordre absolu est un immobilisme qui permet, la société devenant imperméable à tout changement de régime, non seulement de créer une sorte d'utopie artificielle, mais aussi pour la classe dirigeante, de se maintenir indéfiniment au pouvoir. Derrière l'Ordre les dirigeants ont une autre philosophie: "Le maître est fait pour asservir ses sujets, pas pour les servir" (p.180).  C'est sans doute ce qui explique aussi la présence d'un parti unique, car les opinions divergentes sont mal vues, retardant l'accomplissement de la stabilité finale. Mais la plupart des dirigeants de l'Hégémonie, en réalité ne sont pas des philosophes; ils se servent eux-mêmes avant tout. Malgré l'"Ordre", des oppositions politiques secouent le Conseil Hégémonique, et surtout, dans le livre l'opposition des deux principaux dirigeants, Torrence  et Khoustov.

L'Hégémonie est dirigée par le conseil Hégémonique, de 10 membres qui concentre en son sein toutes les fonctions étatiques: pouvoir législatif, pouvoir exécutif, et pouvoir judiciaire. La composition du Conseil est fixée pour moitié à travers le principe de l'élection par l'ensemble des Pupilles, la seconde moitié étant choisie par le Tuteur du système, un superordinateur géant ayant accès à toutes les données: ce Tuteur choisit les membres en fonction de certaines capacités intellectuelles et de direction, ceci le plus scientifiquement du monde. Mais il arrive qu'entre certains de ses membres quelques tensions surgissent: c'est un des "Facteurs Aléatoires" qui maintiennent, au milieu de l'ordre ambiant, un îlot de Chaos, d'inattendu. "Les Pionniers du Chaos" est un livre bien nommé, car son propos majeur est de relater cet affrontement du pouvoir de l'Ordre et du contre-pouvoir, encore réduit, "pionnier", de la Confrérie des Assassins, groupuscule voué au Chaos. Plutôt que de défendre l'idéal éteint de la "démocratie", ils pensent avoir compris le fondement ontologique du jeu des forces universelles: l'Ordre absolu de l'hégémonie ne peut être combattu que par des facteurs aléatoires, qui détournent la spirale de l'ordre et l'empêchent de progresser. C'est dans le Chaos, présent au sein même de l'ordre, que réside l'unique espoir d'une résistance à la dictature. Boris Johnson le comprendra au fil du livre: le maître à penser le Ligue Démocratique va voir ses efforts de déstabilisation du système toujours mis en péril par la mystérieuse "Confrérie des Assassins", qui agit de manière illogique. La Ligue Démocratique étant moribonde, Johnson va lancer une attaque suicide sur Mercure, en fait un piège préparé par le Conseil Hégémonique, qui va échouer lamentablement bien sûr. Mais Jonhson va être capturé ainsi que 3 des membres du Conseil Hégémonique, par la Confrérie des Assassins qui l'initiera à la voie du Chaos. Le grand projet de la Confrérie est de coloniser une planète dans un autre système solaire, créant ainsi l'Acte Aléatoire ultime face à l'ordre Hégémonique qui ne pourrait demeurer indéfiniment en vase clos. Ce projet est mis à exécution à la fin du livre, et Johnson s'en va vers un autre monde, montrant qu'il est possible d'échapper à l'Ordre absolu.
Notes :
La dictature absolue est un mythe parfois traité avec humour :
  - "BRAZIL" de Terry GILLIAM présente un mode surréaliste avec une police dotées de tous les pouvoirs, et qui n'hésite pas à les utiliser. Heureusement que l'humour de l'ex-Monty Python allège l'ambiance.
  - A la limite entre "1984" et "Le meilleur des mondes", le jeu de rôle "PARANOIA" traite aussi avec humour d'une dictature absolue, avec aux commandes un Ordinateur totalement disjoncté qui voit des traîtres partout. Les personnages jouent des clones. Dans ce monde, tout est classifié: des "accréditations" correspondant à des couleurs permettent d'accéder à certains secrets ou certains secteurs. Ce monde si bien construit souffre malheureusement de quelques "bugs" de l'Ordinateur, et  là encore, l'humour noir permet de rendre  cet univers supportable...pour certains.

  B) dictature "à cause" ou dictature au nom d'une idée

Nous entrons ici dans une catégorie de régimes plus complexe, car ce n'est pas le pouvoir qui se cache derrière chacun d'eux, mais une idéologie à portée absolue qui sert d'intermédiaire entre le citoyen et le pouvoir, toujours présent mais dans l'ombre. Ainsi les citoyens sont persuadés de servir un grand idéal alors qu'en fait ils sont les jouets des éminences grises qui contrôlent ledit idéal.

 

  A) Le "Meilleur des Mondes" d'Aldous  HUXLEY
Aldous HUXLEY est considéré comme un témoin très lucide de notre temps. Cet anglais est surtout connu pour "Le Meilleur des Mondes" et sa suite "Retour au Meilleur des Mondes", que nous n'avons pas étudiée ici. Au delà du livre, ce sont ses idées qui frappent, lui même semble s'être intéressé au suivi de son livre dans le temps et en réécrivant la préface quelques années plus tard, en guise de "bilan".

Avec le " Meilleur des Mondes", nous touchons au domaine des "Paradis artificiels". Le bonheur est de mise, et l'Utopie chère à Thomas MORE est devenue une réalité politique et sociale. En l'an 632 N.F. le monde est enfin uni. Cette utopie est le fruit de la découverte scientifique. Cette découverte scientifique n'est pas demeurée un moyen au service des hommes mais est devenue une idéologie qui a laissé son empreinte au coeur même de l'être humain: la science a réformé l'être humain et l'a rendu artificiel. Pour aboutir à ce résultat, les procédés scientifiques les plus perfectionnés en matière de génétique et de conditionnement psychologique ont été mis en place. Tout d'abord la fécondation artificielle qui permet de contrôler le nombre des naissances et les caractères principaux des citoyens à venir: les Centres d'Incubation et de Développement sont là pour cela, la fécondation est un authentique service public. Ensuite le conditionnement infantile. Enfin, si nécessaire, l'emploi permanent d'une drogue euphorisante ou "soma", extrêmement répandue et employée par tout le monde en toute occasion (même sous forme de glaces, p.109) Le "soma" fait presque l'objet d'un culte, et les artistes le changent, comme un message subliminal "Flacon, flacon..." (p.96) L'influence ainsi exercée sur le citoyen n'a pas pour objectif de le rendre le plus parfait et heureux possible; la science n'est pas dénuée d'arrière-pensées politiques et sociales. Economiquement par exemple: les jeux pratiqués dans le monde demandent toujours le matériel le plus compliqué possible, pour susciter  l'installation d'un matériel coûteux faisant fonctionner l'industrie (p.49) De même, le conditionnement Néo-Pavlovien des bébés tend à les dégoûter de la lecture et des fleurs; car les fleurs sont gratuites et les livres inutiles (p.41)....

 

La sexualité dans  le Meilleur des Mondes n'a plus aucune fonction reproductive, aussi les citoyens font-ils l'amour uniquement pour le plaisir, et changent-ils souvent de partenaires: si souvent en fait qu'ils n'ont pas l'occasion de s'attacher à leurs éventuels partenaires sexuels, qu'ils  considèrent non pas comme des êtres humains mais comme des ventres. Le mythe de la femme-objet retrouve ici une seconde jeunesse: une tape sur les fesses est un signe de considération absolument pas de harcèlement sexuel (p.60). On parle des femmes, comme on parlerait de matelas (ou de voitures): "C'est une fille magnifique. Merveilleusement pneumatique. Je m'étonne que vous ne l'ayez pas encore eue !" (p.62) Et les femmes en ont d'ailleurs tout autant au service des hommes, elles sont mêmes fières de leur situation. "Cela lui st égal d'être de la viande" (p.113) La raison ? Tout citoyen du Meilleur des Mondes est un produit de la science, un objet: la conséquence en est que tout le monde appartient à tout le monde. La famille est brisée, les couples aussi, le mariage est une plaisanterie, l'enfantement un tabou: il est bien vu d'être infidèle mais pas d'avoir pu être enfanté ! (p.78) L'objectif de ces méthodes multiples est de s'assurer la fidélité exclusive au groupe social. L'individualisme est extrêmement mal vu dans les moeurs (p.110): c'est une "non-orthodoxie" (terme emprunté à ORWELL) qui nuit à la société. Comme la société est supérieure à l'individu, la pensée individualiste qui menace la société est  pire qu'un crime qui ne mettrait en péril qu'un homme (p.170). Le clonage lui aussi est réalisé dans un but social: 96 clones d'une même personne assure bien plus l'unité et la cohérence sociale que des êtres différents "96 jumeaux identiques faisant marcher 96 machines identiques !" (p.25) Cette conscience d'appartenir à la société est la nouvelle identité humaine, la conscience qui rend l'homme "tellement supérieur". A la Renaissance on distinguait l'homme de l'animal par sa sociabilité naturelle. Dans le "Meilleur des Mondes" c'est encore la sociabilité qui identifie l'homme, mais sa sociabilité artificielle, obtenue par le conditionnement. D'où la remarque méprisante au sujet des animaux qui s'électrocutent sur les barrières en essayant de sortir des réserves : "ils n'apprendront jamais " (p.124-125)
Derrière la science triomphante se cache un pouvoir discret, noyauté par quelques personnes qui connaissent la vérité de l'Histoire et en tirent des leçons. S'apercevant que leurs idéaux pouvaient être réalisés au moyen de la science, ils ont décidé de prendre la direction de la société et de faire connaître à celle-ci la première ère de stabilité de son histoire. Mustapha Menier, Premier coordinateur, est un de ces hommes au courant de tout, un des hommes du pouvoir du "Meilleur des mondes". Homme de science, son intelligence lui valut le choix entre continuer à rechercher la vérité scientifique en exil ou adhérer à l'idéal social répandu et trahir la réelle démarche scientifique pour employer la science au service de l'Utopie. L'opportunisme de Menier l'emporta, et il poursuivit l'entreprise de ses prédécesseurs. Le but ultime de Menier let de ses pairs est de préserver la  stabilité de la société, et le bonheur des citoyens par l'intermédiaire de la science. On énumère les anciennes doctrines du christianisme, du libéralisme, de l'immortalité de l'âme... "Il y avait quelque chose qui s'appelait la démocratie" (p.65) La raison ultime du " Meilleur des Mondes" est d'avoir rendu toutes ces idéologies absolument inutiles, remplacées par le bonheur absolu et artificiel de la science. "On ne peut être indépendant de Dieu que pendant qu'on a la jeunesse et la prospérité. Et bien, voilà que nous avons la jeunes et la prospérité jusqu'à la fin dernière". (P.258) Telle est la devis : "Communauté, Identité, Stabilité". Tel est le pouvoir du " Meilleur des Mondes": idéaliste, humaniste, totalitaire.
La structure du roman est surtout descriptive; il se produit certes des événements dans le livre mais leur influence est somme toute mineure. Bernard Marx, le héros de l'histoire n'en est pas vraiment un, il est juste réfractaire au conditionnement. Réprimandé par ses supérieurs pour son manque de civisme (p.118), il décide de prendre quelque vacance dans une des dernières réserves naturelles du monde, où la technologie ne pénètre pas. Là, il retrouve un enfant issu d'une citoyenne du Monde Technologique, qui s'était perdue dans la réserve. C'est le choc de deux civilisations (p.123, une énumération de coutumes "répugnantes" pour le citoyen du monde technologique). L'enfant, surnommé "le sauvage" ne jure que par SHAKESPEARE 'inconnu dans le Meilleur des Mondes) et rêve du paradis artificiel. Emmené là-bas par Marx qui espère ainsi la reconnaissance sociale, il va vite déchanter. Amoureux, d'une citoyenne, son amour se heurte à l'incompréhension (p.215). Il finit pas craquer et, tentant une sorte de révolution en voulant priver des citoyens de "soma", il provoque une émeute (p.235). Finalement, ne pouvant rentrer dans sa réserve, il va tenter de s'isoler, mais harcelé par les habitants trop curieux, il finit par se pendre. Le monde reprend son cours.

 B) "Dune" de Frank HERBERT

  Frank HERBERT , né en 1920 est un écrivain américain connu pour un très grand nombre d'ouvrage de science-fiction ("La barrière de Santaroga", "Les prêtres du psi"), mais dont l'oeuvre majeure demeure les 7 tomes de la saga de "DUNE", un univers extrêmement complet, mis en film en 1983 par David LYNCH avec assez peu de succès. Frank HERBERT est mort en 1986.

Les citations reproduites ici sont authentiques, mais procédant d'un travail antérieur de prise de notes, nous n'avons pas pu reproduire les numéros de pages.

Les 7 livres de Herbert, auquel on peut ajouter le "Prélude à Dune: et l'homme créa un Dieu" présente l'évolution de l'univers connu à partir de l'année 10191 jusque 5 ou 6 millénaires plus tard. On comprendra alors aisément que cette saga ne puisse être descriptive d'un régime (comme plis loin l'ouvrage de DICK) mais plutôt d'une longue aventure. Ce qui nous intéresse en premier lieu est la  dictature religieuse de l'Empereur-Dieu de Dune Leto Atréides, mais il fait d'abord effectuer un rappel de la situation au début de la série pour déterminer comment cette dictature a pu s'installer: ce qui existait avant était tout aussi dictatorial mais n'était pas d'inspiration religieuse. Le début de "Dune" aurait pu trouver sa place dans le paragraphe suivant dédié au "pouvoir aux mains des acteurs économiques"; derrière l'Empereur Padishah Shaddam IV se dissimule la Guilde des Navigateurs de l'Espace, qui détient le monopole absolu de la navigation spatiale, et qui assure par là la circulation ("artérielle" serions-nous tenté de dire) au sein de l'Empire. La Guilde est regroupée au sein d'une compagnie, la Compagnies des Honnêtes Ober-Marchands, la C.H.O.M., et c'est en fait elle, grâce à sa position dominante, qui exerce le véritable pouvoir et qui guide les décisions de l'Empereur.

C'est à la suite d'une de ces décisions motivées par la politique que la Guilde trouvera sa Némésis. La Maison des Atréides est envoyé sur Arrakis, surnommé Dune, une planète désertique et presque morte, mais en réalité d'une importance stratégique, car c'est le seul lieu de production de l'"épice", la substance rare qui permet le voyage sidéral et donne la prescience. La charge des Atréides est un piège destiné à les détruire, l'Empereur et la maison rivale des Harkonnen s'y emploient brutalement et parviennent presque à éteindre

la lignée. Mais le fils du duc Léto, Paul Atréides, a survécu. Il parviendra, avec l'aide des habitants d'Arrakis, les redoutables Fremen, à prendre le contrôle de la planète, à renverser l'Empereur et à imposer ses conditions à la Guilde: le pouvoir a changé de main. Paul Atréides parvient au pouvoir en tant que Surêtre, presque un Dieu, il est l'"Elu". Le "Kwisatz Haderach". "Dieu a crée Arrakis pour former les fidèles". A partir de la tradition fremen, Paul va asseoir son pouvoir sur une nouvelle religion: les prophéties attendant l'arrivée de l'Elu jouent en sa faveur. "La répression favorise l'épanouissement des religions". Son fils Leto reprendra le flambeau, et va instaurer une dictature religieuse dont il est le Dieu vivant. Chez HERBERT, cette divinisation d'hommes est assez courante: "Il n'existe aucune séparation entre Dieux et hommes. Les uns et les autres se mêlent parfois sans distinction". On doit signaler qu'HERBERT a une définition immanente de la divinité, et que ses "miracles" sont souvent le produit de pouvoirs humains latents (pouvoirs psychiques) poussés au maximum. C'est ensuite la superstition  qui fait le Dieu: "J'ai vu un ami se changer en un adorateur". On trouve ici le fondement véritable de la dictature religieuse chez HERBERT.

"L'atrocité ne fait qu'armer l'avenir pour d'autres atrocités" la dictature de l'Empereur-Dieu n'est pas meilleure que la précédente. "Trop de liberté n'engendre que le chaos". Léto règne sur Arrakis pendant plusieurs millénaires, car il est immortel et quasi-invulnérable, ce qui lui confère tous les caractères d'un Dieu: il n'hésite pas à le montrer, s'exposant volontairement à ceux qui veulent l'assassiner, et les abattant de sa propre main. Le pouvoir religieux de Leto repose sur quelques ressorts importants. "Qui se soumet domine": comme un Pape, le dictateur religieux est "Le vicaire des hautes puissances", son Eglise soumise au Dieu possède en réalité tout pouvoir. La religion est pour HERBERT avant tout un moyen de domination, jouant sur les convictions intrinsèques des citoyens, éveillant leur inconscient superstitieux: "Chaque civilisation doit affronter une force inconsciente susceptible de contrarier toute intention consciente de la collectivité". Si un personnage est assez puissant pour éveiller ce sentiment dans la population, il peut alors asseoir un régime de pouvoir fort en toute légitimité. Seuls certains ont conscience du jeu de pouvoir que dissimule la religion; "La classe dominante et agnostique, pour laquelle la religion n'est qu'un théâtre de marionnettes destiné à amuser la populace et la rendre docile, cette classe croit dans l'essentiel que tout phénomène même religieux peut être expliqué de façon mécanique". Ce n'est certes pas le cas du plus grand nombre !

Herbert demeure très réaliste sur la nature de sa dictature: Léto, ultérieurement, ne se prend pas pour un dieu mais plutôt pour un chef d'Etat ("La prudence est une qualité pour celui qui dirige.") Il essaye de concilier la moralité que doit lui inspirer son poste et la pratique du pouvoir :"Ultime question pour un chef d'un ordre religieux: se soumettre totalement à l'opportunisme pour conserver le pouvoir ou risquer de se sacrifier lui-même pour le maintient de l'éthique". Dilemme entre MACHIAVEL et ERASME ! (le prince doit-il être réaliste, privilégier la raison d'Etat, ou demeurer un "Prince moral"?) On peut même considérer en fin de compte que HERBERT a une vision assez négative de cette forme de pouvoir, et même du pouvoir tyrannique en général, et fait preuve à cette égard d'une certaine causticité: "La position d'autorité est la plus prospère des positions criminelles  que l'on puisse attendre." Léto emprunte même (inconsciemment) une citation d'Adolf HITLER: "Il m'est difficile d'imaginer qu'il puisse se trouver un jour quelqu'un pour aller plus loin que moi". Le parallèle est désarmant.

 

C) Le pouvoir économique des corporations "Blade Runner" de Philip K. DICK

Philip K. DICK a été une des têtes de pont de la littérature de science-fiction durant les années 60, on lui doit de nombreux livres, comme "Dr Bloodmoney", "Loterie solaire","Coulez mes larmes, dit le policier", "Ubik", "Au bout du labyrinthe", qui demeureront des monuments dans la littérature du genre -et aussi des monuments de complexité intellectuelle. Plus célèbre outre-Atlantique qu'en France, il obtint néanmoins le prix Hugo en 1962. Il est mort en 1982. "Blade runner" fut d'abord publié sous le titre "Les androïdes rêvent-ils des moutons électriques ?" mais en raison du succès du film de Ridley Scott, on a décidé de rebaptiser le livre et de lui donner l'affiche du film en guise de couverture.

"Blade Runner" n'est pas le seul exemple de livre où la part belle est donnée aux corporations et au pouvoir économique: de nombreux auteurs de science-fiction décrivent un monde dans le futur proche où le pouvoir a échappé aux Etats pour échouer entre les mains des acteurs économiques. Cette branche autonome de la science-fiction est la branche que l'on nomme "Cyberpunk", mélange de cybernétique et de pessimisme ("no future"). Les représentants littéraires ou filmographies de ce mouvement ne se comptent plus; depuis "Neuromancien"  de William GIBSON, à George Alec EFFINGER, Joël HOUSSIN et Marc LEMOSQUET. Il existe également quelques auteurs à décrire ce même pouvoir des corporations dans un futur plus éloigné, mais ceci est plus rare.

Le livre de Philip K. DICK est un livre non pas descriptif d'un régime, mais un roman d'aventures se situant dans le cadre du monde de 1992, juste après une guerre qui a laissé des retombées radioactives, que sous-tend une lutte de pouvoir entre les Etats qui veulent protéger l'identité de l'humanité et les corporations qui au contraire s'évertuent à fabriquer des androïdes toujours plus perfectionnés et quasiment indétectables, qui bien souvent s'enfuient de leurs lieux d'affectation pour trouver un havre de pais sur

la Terre. On suppose que l'objectif des corporations est celui-là: mais leur persévérance à toujours améliorer la constitution de leurs machines et leurs tentatives pour déstabiliser les "Blade runners", les super-policiers du futur chargés de l'extermination des androïdes, dénote bien un "Grand Oeuvre" secret. Car, en effet, si les corporations parviennent à placer des androïdes programmés par eux aux postes-clés, ils s'assureront la domination du monde. C'est déjà le cas dans les médias, avec les émissions de "l'ami Buster" qui tient mystérieusement l'antenne 24 heures sur 24, et qui critique beaucoup le Mercerisme (p.80 et suite). On se doute à la fin que Buster est un androïde, et que ses diatribes ne sont pas innocentes: surtout quand il finit par démontrer que le Mercerisme n'est qu'une escroquerie (p.215)

L'humanité dispose de deux défense, le Mercerisme, et les Blade Runners. Le Mercerisme est la  doctrine qui maintient la cohésion de l'humanité, au moyen d'un sentiment inconnu de nos jours, qu'on appelle "empathie". Mercer est un homme en haillons qui escalade toujours la même montagne sans jamais arriver au sommet, et qui reçoit des pierres de la part de "tueurs" qui représentent le mal. Cet archétype d'auto-flagellation à l'échelle de l'humanité rappelle à tous les hommes -qui peuvent, au  moyen d'une machine, se fondre en Mercer et partager sa souffrance- que l'humanité est un tout: ainsi se réveillent les idées de participation sociale et de solidarité. Cette doctrine favorisée par la politique Etatique -notamment par l'ONU, page 80- s'accompagne d'une politique en de nombreux points eugéniste (ne peuvent procréer que les hommes "normaux") pour faire face à la dégénérescence de la race humaine, et à la réduction de son nombre. L'empathie suppose une sorte d'osmose non seulement avec les êtres humains mais aussi avec toutes les autres formes de vie de la planète: on recherche des animaux vivants, qui sont extrêmement rares, et on est même prêt à marchander pour en avoir. A défaut, on se contente d'animaux artificiels (p.13 et suite) car c'est "anti-empathique" de ne pas posséder d'animaux du tout. La race humaine est "protégée", véritablement, et son identité toujours mise en exergue. Le tableau de la race humaine supérieure qu'essayent de donner les politiques Etatiques est contredit par la réalité: les hommes sont des moutons, dépourvus de sentiments autonomes, mentalement à moitié morts. C'est le cas de beaucoup et notamment de la femme de Deckard, dont il parle page 102 : "Les androïdes que j'ai connu avaient plus de vitalité et de désir de vivre que ma femme." Elle est belle, l'humanité !

Rick Deckard est un "BladeRunner" (un "Coureur de Lame"), qui à ses moments perdus rêve d'avoir un vrai mouton chez lui: il est alors ravi quand on lui propose d'aller "réformer" (abattre) 5 androïdes échappés d'une colonie et arrivés sur Terre. Les androïdes sont les nouveaux esclaves, il sont offerts aux émigrants dans les colonies pour leur faciliter le travail: mais leur retour sur Terre est formellement interdit, pour préserver la race humaine, et de surcroît les androïdes sont capables de tuer. Avec les primes de ces androïdes, il pourra acheter un véritable animal. Mais attention: ces androïdes sont des "Nexus 6", les plus perfectionnés jamais construits (p.34), les corporations semblent toujours redoubler d'efforts pour rendre les androïdes de moins en moins détectables. En réalité les Nexus 6 sont des quasi-êtres humains, à part pour l'empathie. Ils ne sont pas réceptifs au Mercerisme et peuvent être découverts au moyen du test Voigt-Kampff, un test pour mesurer les réactions emphatiques des gens. Son fonctionnement est décrit page 52 et suite. Ce test n'est pas totalement fiable, certains "spéciaux" ne pourraient pas le passer. Et Deckard fera l'expérience du doute à plusieurs reprises: en faisant passer le test à Rachel Rosen, membre supposé humain de

la fondation Rosen (le constructeur des Nexus 6), Deckard manque de se tromper et hésite, fort heureusement il se rattrape, découvre que Rachel est un androïde, et évite ainsi que son test raté ne puisse servir de preuve à la Fondation que les "Blade Runners" ne sont plus capables d'effectuer leur travail.

Même sans les pièges tendus par la corporation, Deckard va se rendre compte au fil du livre que les androïdes sont effectivement presque indétectables. Le pièges, pour un Runner, est "d'éprouver un sentiment quelconque pour un androïdes". Deckard va tomber dedans: il faut dire que les androïdes sont si parfaits, font tellement de chose mieux que les humains (par exemple Luba Luft, chanteuse d'opéra à la voix  cristalline p.104) Deckard finira même par faire l'amour à Rachel Rosen (p.200). A la fin du livre, sa mission accomplie, il sombre dans la folie et s'enfuit dans le désert. Il y trouve un crapaud, espèce éteinte, vivant, qu'il ramène chez lui. Il ne découvrira jamais que ce crapaud est artificiel: le livre se termine sur cette métaphore du crapaud indétectable... Qui s'applique aussi bien à l'humanité vis-à-vis des androïdes.

On réalise bine à la fin que le but des corporations était de rendre les androïdes indétectables (p.196) ainsi que de discréditer les Runners (p.204) pour déboussoler définitivement l'esprit humain. La lutte de pouvoirs apparaît alors clairement, mais derrière elle, DICK s'est surtout intéressé à ce qui pouvait faire l'identité humaine, et sa conclusion fait douter le lecteur sur ce qu'il est.
On peut se demander si Philip K. DICK aurait eu aujourd'hui grand mérite à avancer une description du pouvoir qui paraît à chacun évidente: nous savons tous qu'actuellement les acteurs économiques dépassent en budget les Etats et que lesdits Etats sont souvent dépendants dans leur politique de la  bonne volonté des entreprises. Plus surprenant encore, les capitaux publics engagés dans le monde sont dépassés de loin par les capitaux du secteur privé: on peut se demander si, à long terme, la protection de la souveraineté Etatique s'affaiblissant, on ne risquerait pas de finir aux mains d'un pouvoir dirigeant de droit privé, ou le citoyen deviendrait "l'employé". Nous serions revenu au temps des carolingiens, la couronne en moins, remplacée par la cotation boursière. Ces informations sont confirmées par le cours de Politique Internationale de M.COLLIGNON, université Paris II.

Notes : la filmographie des pouvoirs mode cyberpunk peut être rallongée mais on peut s'en tenir à quelques films principaux:

  - "ROLLERBALL" de Norman JEWISON: en 2030, les corporations au pouvoir ont rétabli des "jeux du cirque" en faisant la promotion d'un jeu ultraviolent connu sous le nom de rollerball. Ce jeu permet aux corporations d'asseoir leur pouvoir. Mais l'arrivée d'un champion exceptionnel, Jonathan Hee, risque de détourner l'attention du public (de créer un pouvoir parallèle en quelque sorte une nouvelle idole....) Les corporations, au moyen de changements de règles plus meurtriers, feront tout pour empêcher Hee -dont la femme est parti avec un cadre qui la voulait- de devenir le plus grand champion de l'histoire.

  - "ALIEN" et "ALIENS" de Ridley SCOTT et James CAMERON: dans ce futur plus éloigné, les corporations sont chargées d'exploiter l'espace. La découverte d'un xénomorphe (Extraterrestre) agressif suscitera vivement leur intérêt. Par contre la destruction d'un de leurs cargos de fret (le "Nostromo") leur causera une inquiétude grosse comme la perte sèche qu'ils auront subie...

  - "LEVIATHAN" de George P. COSMATOS: Futur très proche. Des expéditions sont envoyées dans les grands fonds sous-marins où elles se retrouvent confrontées à une créature épouvantable. Elles demandent l'évacuation qui leur est refusée par les directeurs de la corporation les employant: il semble que la corporation soit très intéressées par la créature...

  - "ROBOCOP" de Paul VERHOEVEN: dans les années 2030, la police, qui a beaucoup de difficultés face à la criminalité extrême, est contrôlée par le cartel économique O.C.P. Le cartel décide de créer un policier qui résiste aux balles...
"ROBOCOP 2" est aussi intéressant, car il révèle quelques sales affaires de l'O.C.P. sur le point de racheter la ville de Détroit. C'est l'opposition de deux formes de citoyenneté: celle qui permet le vote pour un maire face à celle qui permet d'acheter des actions de la compagnie qui vous dirige...

  2. Traits communs des différentes versions

On peut relever des points communs parmi les différentes version exposées ici. L'intérêt d'une telle mise en lumière est triple: elle permet de cerner tout d'abord une vision commune -et pessimiste- du pouvoir, assez représentative de l'esprit des auteurs. Ensuite elle permet de mettre en place ce qui pourrait être considéré comme une mise en exergue des traits saillants d'une dictature imaginaire type, un paradigme de la dictature de science-fiction, en quelque sorte. Cette lecture est surtout utile si on la compare avec les craintes généralement exprimées par l'opinion publique, pour réaliser une mise en valeur des frayeurs obscures ressenties par la masse et révélées par la science-fiction.

 

  A) Les figures emblématiques

Dieu n'est plus en activité: dans les livres on retrouve plutôt des sortes de "héros des temps modernes", auxquels les citoyens se réfèrent constamment, et qui sont les figures emblématiques de toute la société. C'est la marque de la renonciation du passé, de la reconstruction psychologique de divinités immanentes cette fois-ci.
Le seul à faire encore appel au concept de Dieu est Franck HERBERT. Mais son concept est marqué par une nouvelle définition. Il faut lire "Et l'homme créa un dieu" pour bien la saisir, mais résumons-la en disant surtout que dans "Dune", le Dieu a été un homme, ses miracles sont la force psychique, son influence sur les autres, son pouvoir immanent. Léto Atréides, fils de Paul Atréides, se considère comme un Dieu: et pour cause, il est immortel, et capable de nombreux miracles. Son pouvoir prend sa source dans les prophéties: au départ nous trouvons le mythe du "Kwisatz Haderach", qui semblerait emprunté au folklore tzigane, représentant une créature artificielle capable du don d'ubiquité. Dans "Dune", il est encore plus: il est l'arme absolue, il est un Dieu. Mais un Dieu réel, un Dieu à visage humain. "L'Empereur-Dieu de Dune". "Lorsqu'on a fait de vous une divinité, il n'est plus possible au soi-disant Dieu de refuser la divinité". Mais ne nous égarons pas: Leto Atréides est surtout un Dieu car il détient le pouvoir, il maitrise l"épice"" qui donne la prescience. Pouvoir et emblème sont ici mélangés.

A l'inverse BIG BROTHER, s'il est d'une certaine manière à visage humain, n'a quant à lui aucune réalité: n'est-il pas qu'un masque, finalement ? En tout cas son influence (qui rappelle d'une certaine manière un monarque, avec l'aspect patriarcale que cela comporte, Big Brother, le Grand Frère...) est omniprésente dans L'Océania et on se réfère à lui en premier lieu. En fait son influence est si grande qu'elle se manifeste jusque dans la réalité, où le mythe de Big Brother est fréquemment entretenu dans le langage commun. N'insistons pas plus.

Dans le même registre le personnage de Mercer dans "Blade Runner", qui représente la souffrance perpétuelle d'un homme supportant le poids de l'humanité, une sorte d'Atlas psychologique, n'a pas non plus de réalité. Il s'agit juste d'un film qui repasse éternellement, d'un vieil acteur qui a accepté de tenir le rôle. Certains s'en doutent d'ailleurs et disent que Mercer est "archétype" (p.77) Ce pouvoir emblématique pour l'identité humaine s'effondrera à la fin en même temps que les dernières certitudes...
Aldous HUXLEY non plus ne précise pas qui est ce fameux "Henri FORD" auquel tout le monde fait référence en permanence. "Oh, mon Ford !". En Anglais, c'est même un jeu de mots, car on dit "Oh, My Ford !" en remplacement de "Oh, My Lord !" Ceci révèle la dimension religieuse qu'il faut mettre derrière ce nom. Pour HUXLEY, la science est la nouvelle religion, et les héros scientifiques les nouveaux messies. C'est pour cela qu'il donne à l'inventeur de la chaîne de montage le premier rôle des "dieux" du "Meilleur des Mondes". Il ira jusqu'à rebaptiser "Big Henry" l'horloge géante de Londres "Big Ben" (p.99). Mais ce n'est pas là la seule référence que HUXLEY fait aux grands héros de l'ère industrielle. Parfois, "Mon Ford" est remplacé par "Mon Freud !" (p.57) Enfin les noms de famille ont été réformés et réduits en nombre pour rendre hommage à tous ses personnages qui ont contribué dans un domaine ou dans un autre à l'essor de la science dans le monde moderne: Marx, Engels, Rotschild, Diesel, Bakhounine, Hoover (p.100 et suite)... Dans la fiction du "Meilleur des Mondes", ils ont fait plus encore. HUXLEY montre bien que son oeuvre n'est qu'une exagération du monde actuel, et que la science est présentée comme détenant le réel pouvoir de faire une société.

 

   B) La falsification de l'histoire

Le passé est la clé de beaucoup de connaissances dont la perte permet aux dictatures de se maintenir sur l'assise d'une vérité nouvelle. L'histoire dont nous parlons est aussi bien le passé de l'humanité que les différentes cultures et langages, que l'art.

Dans tous les livres décrits tout d'abord, la dictature s'est accompagnée d'une destruction systématique de l'Histoire en tant que science sociale. Les gens n'ont plus accès aux livres, les lieux sont rebaptisés pour effacer toute référence au passé, pour 'faire table rase'. A tel point que, dans le "Meilleur des Mondes", on a même été jusqu'à détruire les monuments historiques : "Accompagnée d'une campagne contre le passé: de la fermeture des musées; de la destruction des monuments historiques que l'on fit sauter; de la suppression de tous le livres publiés..." (p.70) A présent, dans "Le Meilleur des Mondes", on s'accorde à dire que "L'histoire, c'est de la blague !" (p.53). Le passé n'a plus aucune importance, il est même mal vu d'y faire référence, cela ne convient pas à l'étiquette (p.116).

Chez George ORWELL, cette destruction acharnée du passé fait partie des principes fondamentaux de la dictature: on refait l'Histoire en permanence, pour qu'elle corresponde toujours à la vérité du Parti. Un service public de falsification des nouvelles est mis en place. (P.59 et suite) Les livres d'histoire prêtent à rire et contiennent tous les clichés d'une propagande contre le "anciens régimes" : page 107-108, quelques échantillons : "Avant la glorieuse Révolution, Londres, n'était pas la  superbe cité que nous connaissons actuellement. C'était une ville sombre, sale, misérable... C'était des gens gras et laids, au visage cruel... Les capitalistes possédaient tout et les autres hommes étaient leurs esclaves... Le chef de tous les capitalistes s'appelait "le Roi"..." Au quotidien aussi "la table rase" se réalise: les personnes qui disparaissent, enlevées par la Police de la Pensée, sont "non-être", elles sont simplement effacées des fichiers, elles n'ont jamais existé. La doctrine du parti s'appelle la "Mutabilité du passé" (p.61), et si on en suit les prémisses, la vision de l'histoire devient toute différente. Cette "table rase" du passé n'est pas sans rappeler, pour ORWELL, le programme proposé par les régimes socialistes, auquel il fait référence en parlant de l'Angsoc, le fondement du parti, qui n'est jamais qu'une instance du totalitarisme Stalinien version Anglaise. Ce système a fait ses preuves: "C'est folie que de croire le passé immuable" s'accorde-t-on à dire.

Notons que tout le monde parle la même langue dans les romans: ceci peut paraître anecdotique tant c'est évident. Il en va ainsi dans les romans, mais tous ne se passent pas sur un tiers de la Terre, ou sur

la Terre Unifiée, quand ce n'est pas tout le système solaire ! On comprendra que le corollaire de la destruction du passé a été dans tous les cas, l'unification de toutes les cultures. Tout le monde parle ainsi la même langue; sauf dans le cas des "Pionniers du Chaos", ou le Russe dispute la suprématie à l'Anglais (p.16). Sinon, dans le "Meilleur des Mondes ", toutes les anciennes langues, comme le Français, l'Allemand, sont des langues mortes (p.41).

 

Et c'est encore "1984" qui propose la version la plus recherché de la langue unique, car non seulement la langue va être unique, mais elle va être construite pour l'occasion, totalement artificielle, sans aucun rapport avec le passé. C'est le "novlangue" (George ORWELL y consacre un développement spécial à la fin de son livre). L'objectif de la nouvelle langue repose sur une constatation logique: une idée "hérétique" devient impensable, dans la mesure où la pensée dépend des mots, si on ne trouve pas les mots pour l'exprimer. Partant de ce principe, on ampute les mots de tous leurs sous-entendu, de manière à les rendre faciles à retenir et marquants (le novlangue produit des termes évocateurs comme put l'être "Gestapo" en son temps, si on en croit ORWELL), mais sans aucune signification autre que le dénoté. Un discours politique n'aura plus de sens; s'il dit que "Tous les hommes sont égaux", cela signifiera "égaux en poids, en force, en taille", rien d'autre. Le martèlement sonore du novlangue réduit l'étendue de la pensée et fait perdre toute signification aux idée du passé, les rendant inaccessibles. Les oeuvres d'art aussi sont traduites en novlangue, de manière à leur faire perdre toute signification. Les poètes sont remplacés par un "versificateur", une machine qui fait des rimes et crée la poésie de demain (p.198) De quoi rendre les artistes pessimistes !

 

  C) L'inégalité sociale

La démocratie n'est plus qu'un rêve; il n'existe aucun régime décrit où l'on puisse dire que les citoyens sont tous égaux. Ils ne trouvent leur identité que dans leur fonction sociale ou dans leur nature profonde, et parfois dans les deux en même temps quand leur identité a été spécialement affectée en vue du rôle qu'on veut leur assigner dans la hiérarchie sociale (HUXLEY).

 

Les "spéciaux" de "Blade Runner" sont un peu les rebuts de la société. Mais ce n'est pas là l'effet d'une volonté délibérée, plutôt un accident de la nature. Les radiations issues des guerres atomiques, les poussières radioactives ont certains effets sur les humains et certains deviennent "spéciaux", c'est-à-dire qu'ils ont été affectés d'une manière ou d'une autre (le plus souvent intellectuellement) par les poussières radioactives.. Ce sont des "mutants" en quelque sorte. Les "spéciaux" sont dénués de certains droits réservés aux "normaux" comme le droit d'émigrer sur les autres planètes et le droit d'avoir des enfants. (Par contre les normaux n'ont pas le droit d'avorter: il faut des générations futures, car il ne reste pas grand'monde sur Terre). L'ordre social est ainsi établi.
Chez SPINRAD, chacun a sa tâche préétablie: les Pupilles de l'Hégémonie sont les citoyens types, ceux vers qui le conditionnement se tourne le plus volontiers. On trouve aussi les Gardes, chargés de la sécurité. Ces classes se définissent par leur titre et cette classification est volontaire.
Cher ORWELL, le découpage est non seulement volontaire mais nécessaire pour la conservation du pouvoir par le Parti. Là aussi, les êtres humains se répartissent en plusieurs classes (P.295 et suite): le Parti intérieur, qui regroupe les cadres, les décideurs (2% de la population) ce sont les plus gâtés. Ils sont par exemple seuls à avoir accès aux produits naturels tandis que les autres doivent se contenter de produits de synthèses (comme le café p.202). En dessous se trouve les Parti Extérieur, la majeure partie de la population, et encore en-dessous, les "masses amorphes" des prolétaires qui n'ont aucun droit mais aucune obligation: "Les prolétaires et les animaux sont libres" (p.107). Le prolétaire n'est pas considéré comme un être humain.
La philosophie du pouvoir d'ORWELL passe par cette stratification de la société: page 286 et suivante, il explique sa version de la lutte des classes, la classe moyenne tentant de se substituer à la classe supérieur avec l'aide de la classe inférieure pour accéder au pouvoir, et le pouvoir changeant de main  en fonction des jeux de classe. Le but du Parti est de conserver éternellement le pouvoir, aussi favorise-t-il un système de classes très proches les unes des autres mais absolument antagonistes et isolationnistes. Ainsi la direction demeure toujours dans les mains de la même classe réduite, car jamais la classe moyenne du "parti extérieur" ne se sentira l'envie de comploter avec les prolétaires, si répugnants !..
Le système le plus perfectionné est celui du "Meilleur des Mondes": il est si volontaire que la stratification est même décidée avant la naissance, par quotas. Les plus hautes classes reçoivent assez d'oxygène pour former pleinement leur cerveau tandis que plus on descend dans les cinq classes plus la quantité d'oxygène est réduite pour contenir les malheureux élus dans leur tâche sans leur permettre dans sortir, faut de capacité intellectuelle. Au total 5 classes, de Alpha à Epsilon dans l'ordre décroissant. Chaque classe a sa couleur. Chaque classe a aussi ses attributions et se trouve dans l'incapacité d'en sortir. Par exemple certains savent faire fonctionner des engins mais ignorent tout de leur fonctionnement (p.143) Les classes ont aussi leur presse spécialisée, les mots se simplifient au fur et à mesure que les classes s'abaissent. Par exemple les Deltas se contentent de monosyllabes (p.86). D'ailleurs par conditionnement, les dirigeants s'assurent que les classes éviteront de se mêler; surtout avec les classes inférieures. Les Epsilons sont utiles, mais à la limite de l'être humain: personne n'a envie de discuter avec un de ceux-là (p.94) La "morale" de cette stratification sociale est une nécessité sociale éminente: selon Mustapha Menier (p.248) il faut des epsilons pour les tâches ingrates. Si on donne des tâches manuelle, simplistes à des intellectuels, ils finiront par craquer. C'est en fait un système de spécificité sociale qui permet de renforcer la cohésion de la société. Avec 9/10e des "gens du commun" destinés à manier des machines et 1/10e d'intellectuels chargés de prendre des décisions...

  

D) La manipulation du citoyen

Peut-on encore appeler le citoyen par ce nom ? comme nous l'avons déjà montré, dans, les livres de science-fiction décrits, le citoyen ne se définit plus que par sa situation (pupille, membre du parti, Alpha ou epsilon...) mais il n'est plus question de citoyen en tant qu'homme, à côté de l'élément social. La cohérence sociale est ce que défendent en premier lieu les régimes décrits: le citoyen n'est pas considéré comme autre chose que comme une partie intégrante de cet ordre social dont il faut s'assurer la fidélité par-dessus tout. C'est pour cela que les régimes emploient des procédés de contrôle et de manipulation très poussée, pour s'assurer l'exclusivité de la gratitude et de l'attention des citoyens. La famille, les amis, les amours, passent au second plan quand ils ne sont pas purement et simplement effacés.

L'exemple "humaniste" est celui du Mercerisme de Philip K. DICK. Quand l'humain se branche  sur la boîte à empathie, il ne fait plus qu'un avec Mercer qui reçoit les pierres des "tueurs", et ressent la douleur des pierres jetées. Mais il est aussi familiarisé avec la solidarité: cette solidarité de la race humaine, qui lui fait respecter la vie des autres hommes et celle des animaux. "C'est la multitude en Un" (ce qui rappelle HUXLEY, nous allons le voir). Mercer réveille cette fameuse empathie qui maintient l'humanité cohérente au nom d'un même sentiment. La manoeuvre est implicitement dirigée contre les androïdes qui sont incapables de Mercerisme, et qui par contre capable de tuer. "Les tueurs, c'est le mal."

Les humains bénéficient de cette empathie insérée quotidiennement par une machine artificielle et se résume en un conditionnement par l'habitude, chaque jour recevoir sa dose d'empathie. Mais le Mercerisme est le dernier rempart de l'identité humaine. Sans lui l'homme ne sait plus se définir, et avec lui, il a la conscience première d'appartenir à ce grand corps social qu'est l'humanité. Telle est la volonté des Etats; maintenir l'homme dans l'humanité.

 

Le cas de L'Océania de "1984" est assez similaire, mais dans une optique assez différente. La propagande essaie de faire ce que le Mercerisme fait, non pas au bénéfice de l'humanité, plutôt au profit du pouvoir en place, plus simplement. Mais la solution est la même: on offre au citoyen une nouvelle réalité à croire. "Coupé de tout contact avec le monde extérieur et le passé, le citoyen d'Océanien est comme un homme des espaces interstellaires qui n'a aucun moyen de savoir quelle direction monte et laquelle descend" (p.282). L'ultime objectif de la propagande est ici résumé: il faut couper le citoyen de la réalité, pousser le mensonge pour le noyer et lui rendre la connaissance impossible. L'empirisme proposé par le Parti sera alors la réalité, et "les dirigeants de tels Etats sont absolus" (p.282). Aussi ment-on à longueur de temps, et de manière souvent brutale: ainsi quand les alliances changent, le nom de l'ennemi change tout aussi brutalement en un jour, on réarchive alors tout et l'ancien ennemi, devenu allié, n'a jamais été considéré comme un ennemi (p.256). Le slogan est, devant le mensonge, de "ne pas se fier au témoignage des yeux et des oreilles" (p.118) Le but des concepts crées par le parti est analogue: le novlangue réduit l'étendue de la pensée, de manière à réaliser l'"orthodoxie" absolue. Et "l'orthodoxie, c'est non-pensant" (p.79) La double pensée est à cet égard l'arme la plus redoutable, c'est une belle "duperie mentale" (p.305), une réalité évolutive digne des sophistes. Cette solution permet d'asseoir la vérité du Parti, en suscitant l'enthousiasme des membres du Parti pour le Parti: la manipulation des citoyens par l'accumulation de paradoxes et de contraires déstabilise les citoyens qui, au milieu du chaos, trouvent dans le Parti la bouée de sauvetage providentielle. Ces paradoxes sont nombreux, jusque dans les noms des ministères qui ont exactement le nom antonyme de leur tâche : celui de "l'Amour" est chargé de la torture, celui de "la Paix" de la guerre, et celui de "l'Abondance" de la famine... La finalité du pouvoir apparaît alors clairement, il s'agit de se ménager la fidélité absolue des citoyens, de créer un ordre social qui deviendra alors la seule référence possible. Et quand Winston, page 380, osera encore se prétendre moralement supérieur, O'Brien lui montrera son état de délabrement et de vulnérabilité, lui faisant comprendre symboliquement, que celui dont on ne peut vérifier les assertions est celui qui détient la vérité.

 

L'Hégémonie de SPINRAD s'y prend un peu de la même manière, en privilégiant le confort et le développement du niveau de vie, et en répandant le mensonge classique diffusé par les médias. Exemple page 38 quand les médias dissimulent l'attentat tenté par les résistants de la Ligue Démocratique qui, une fois de plus, ne peuvent faire parler d'eux et de leur idéal de démocratie. Le but est toujours le même: abrutir les Pupilles de l'Hégémonie pour les fidéliser. L'Hégémonie devient alors la référence première, le bienfaiteur.

Frank HERBERT
n'écarte pas la possibilité d'une manipulation religieuse des hommes ("La croyance peut être manipulée, seul le savoir est dangereux"), utilisée par l'Empereur-Dieu pour ramener à lui la population: "Je suis la seule réalité et en vous écartant de moi vous perdez votre propre réalité." Cette phrase rappelle la doctrine de "1984". Là aussi, la vérité est à l'échelle de celui qui la contrôle: "la vérité peut être instable." La religion est un puissant procédé pour rendre l'homme vulnérable, et c'est grâce à cela que Léto a pu asseoir une puissance absolue, la religion étant accessible à tous: "Tous les hommes cherchent la lumière". L'homme déphasé trouve dans la religion l'unique bouée de sauvetage: "La religion doit demeurer un moyen de permettre aux gens de se dire : "Je ne suis pas tel que je voudrais être"". La conscience de cette faiblesse est une arme en faveur du Dieu autant que la Haine peut servir le Parti. En fin de compte, le Dieu, comme le Parti de ORWELL, l'emporte sur toute autre considération et rabaisse les hommes à leur unique caractéristique: "J'ai vu un ami se changer en un adorateur"
Mais là encore, le modèle le plus accompli est celui du "Meilleur des Mondes" dans lequel la manipulation est prénatale puis postnatale. Avant la naissance un savant dosage d'oxygène permettra de limiter le nombre de citoyens intelligents, pour préparer chacun à sa tâche sociale future. A ceci s'ajoute un conditionnement infantile correspondant à ce que les dirigeants veulent faire de  lui (p.38-41) Le conditionnement n'est pas rationnel; il est prévu pour que les futurs citoyens du "Meilleur des Mondes" se sentent partie de l'ordre social supérieur. Ainsi l'objectif est réalisé: les citoyens ont l'obsession de l'utilité sociale. Ils se félicitent de faire partie de l'ordre social et d'y apporter leur contribution même post-mortem; les corps sont incinérés pour qu'on puisse y récupérer le phosphore (p.93). Le conditionnement se poursuit tout au long de l'existence des citoyens, avec des garde-fous, comme la censure des livres jugés "hérétiques" et la surveillance de leurs auteurs (p.200). Le conditionnement permet enfin une tournure importante avec les "Offices de Solidarité" qui ressemblent en tout point à des messes ou cercles de prières où, tous en choeur, on loue, l'Ami Social Henry Ford (comme on louerait Dieu). Les dirigeants du "Meilleur des Mondes" sont parvenus à faire passer l'ordre social avant l'individualité humaine, au point que cet ordre social est vénéré comme une religion. L'exemple le plus abouti de la manipulation en vue de l'adoration du pouvoir.
Ce conditionnement a eu un effet d'une efficacité renversante, car il a changé du tout au tout la mentalité humaine. Les tabous ne sont plus du tout les mêmes: vis-à-vis de la mort (p.226) ou des cultures différentes (p.280 et suite) ils ne comprennent pas le besoin d'intimité su "sauvage", les gens ne font plus montre de gêne comme auparavant mais d'une curiosité qui frise le voyeurisme. Ceci montre à quel point l'esprit scientifique est ancré en eux: l'être humain n'a plus vraiment d'importance, et en tout cas à leurs yeux le concept de "dignité humaine" est privé de toute signification. Cependant, on dit que certains individus seraient des "rhinocéros", c'est-à-dire qu'ils ne seraient pas conditionnables. Est-ce là que réside l'espoir ?
  

E) La présence fantomatique de contre-pouvoirs

Les contre-pouvoirs sont envisagés dans  certains romans, avec des rôles très différents des uns aux autres. Certains ont même le bon goût de servir la cause gouvernementale, et on peut même se demander s'ils n'ont pas été inventés par le régime lui-même.
Passons rapidement sur les chétifs opposants à l'Empereur Dieu de Dune: ils sont nombreux, variés, et les complots se succèdent. Mais tous échouent lamentablement pour le bon plaisir du Dieu qui se sent invulnérable.... Mais qui finira quand même par être assassiné quand on aura découvert son point faible.
Dans "Blade Runner", il existe certes une lutte de pouvoir entre les Etats et les Corporations: mais on ne peut pas vraiment parler de contre-pouvoir, car si le pouvoir officiel est entre les mains des Etats, les corporations oeuvrent de manière occulte et s'octroient le pouvoir de manière détournée.
Peut-on parler d'un contre-pouvoir crée par la présence du "Sauvage" au milieu du "Meilleur des Mondes": si oui, c'est là le cas typique du contre-pouvoir inefficace. Ce n'est pas faute de volonté: le Sauvage veut imposer une nouvelle culture aux citoyens conditionnés: il tente même la réhabilitation d'un nombre restreint par la lecture de SHAKESPEARE (p.110) Mais c'est peine perdue; le dramaturge et ses oeuvres passionnées n'ont plus leur place dans un monde de sérénité éternelle. C'est tout juste si, en essayant de forcer les foules à une désintoxication de leur "soma", il parviendra à provoquer une émeute de petite envergure. Le malheureux finira mal, mais pas des mains du pouvoir, qui ne le considérera à aucun moment comme un danger. Le seul endroit qui demeurera toujours isolé de la dictature technologique est la "Réserve", où on vit naturellement, dans l'ignorance de la science, et où les bébés naissent encore !
La résistance au Parti dans "1984" parait plus sérieuse: la "Fraternité" initiée par le dénommé Goldstein est rendue responsable de tous les maux et fait même l'objet d'une émission quotidienne, "la Minute de la Haine", dirigée contre les "traîtres". Il est vrai que la "Fraternité" est au courant de bien des choses : quand Winston finit par la contacter, on lui parle des nombreuses actions entreprises et on lui confie un livre (p.246-250), qui contient, toute la vérité sur le Parti, écrit par Goldstein: "Théorie et pratique du collectivisme oligarchique" (p.261). Le livre détient toute la vérité, mais outre les idées qui y sont exprimées, et dont Winston se doutait déjà, "Les meilleurs livres sont toujours ceux qui racontent ce que l'on sait déjà", tout cela demeure plus théorique que pratique. Jamais la Fraternité ne sollicitera Winston pour quoi que ce fut. Et quand Winston se fera finalement arrêter (pour son idylle avec Julia, pas pour une action terroriste) quelle ne sera pas sa surprise quand O'Brien, qu'il croyait résistant lui déclarera que le Parti a inventé la Fraternité (est-ce vrai ou faux ? on ne le saura pas) et que c'est lui qui a écrit le livre attribué à Goldstein (p.369). La raison de l'acharnement médiatique sur ce fantôme est toujours le même: la Haine. En suscitant la Haine contre les traîtres, le Parti s'attire toujours un supplément d'énergie....Et les traîtres potentiels, en recherchant le contact avec la Fraternité, se dénoncent eux-mêmes...

 

Tout comme dans "1984", les dirigeants de l'Hégémonie des "Pionniers du Chaos" réagissent par la manipulation médiatique, et montrent l'ennemi responsable de tous les mots. La raison de cet acharnement diffère cependant selon les cas; si dans "1984" c'est la Haine contre tous les traîtres qui importe, les dirigeants Hégémoniques ne craignent pas vraiment la Confrérie des Assassins, et trouve en eux le bouc émissaire idéal, car, la Confrérie obéissant au Chaos, elle n'agit jamais de manière cohérente (p.23) Pour les Pupilles, la voie du Chaos ne présente aucun intérêt car elle n'est pas compréhensible: la confrérie des Assassins s'inspire de "concepts désuets" comme la bible, le Coran, la "théorie de l'entropie sociale" du sociologue Markowitz, et cette logique hermétique passe loin au-dessus des têtes. Les Pupilles considèrent la confrérie comme une calamité, une catastrophe naturelle avec laquelle il faut vivre. Cette confrérie peut alors être à la une de tous les médias sans grand risque. La véritable opposition, par contre, n'a pas droit au chapitre. En cela les dirigeants réagissent à l'inverse de ceux de "1984". Sans doute parce que l'idéal de démocratie, même s'il est à présent plus qu'évanescent, éveille plus de souvenirs et de sensations chez la masse que le Chaos dont ils ne peuvent pas comprendre la logique. La Ligue Démocratique voit toutes ses tentatives mises au crédit de la Confrérie des Assassins, à telle point qu'on se demande si la confrérie n'est pas une invention du pouvoir (comme la Fraternité d'ORWELL. P.45) La Ligue se sait menacée (p.68-69) et se doit alors d'employer les mêmes moyens que l'Hégémonie et de renoncer à compter leurs pertes (50 sacrifiés volontaires lors de l'assaut sur Mercure page 147) "La fin justifie les moyens". Mais contrairement à ce que l'on pourrait croire, la confrérie est bien le contre-pouvoir le plus efficace des deux, et Elle le prouvera à la fin: mais plutôt que de parler d'un contre-pouvoir, on peut parler de la Confrérie comme d'un pouvoir parallèle, ce qui fait d'Elle une exception au milieu des contre-pouvoirs inefficaces. La voie du Chaos est la voie qui s'oppose à celle de l'Ordre, et cette opposition dépasse la simple opposition politique. Elle est à l'échelle universelle: la découverte d'extra-terrestres et le choc des civilisations provoqué par la Confrérie en envoyant une mission au-delà du système solaire, prouvera que l'Ordre n'est jamais absolu, jamais à l'abri. "Boris Jonhson...contemplait les billions d'étoiles qui l'attendaient, minuscules îlots émergeant à la surface d'un océan sans fond, sans rives, sans bornes et sans limites - et pour la première fois de sa vie, il voyait le visage du chaos".
Le dernier point commun que l'on peut relever est bien sûr l'emploi intempestif de la science. Jusqu'ici, ce phénomène n'a rien de très étonnant, car la science fait toujours partie intégrante de la science-fiction, qui se définit par l'anticipation reposant sur la projection des théories scientifiques qui mérite un développement spécial. La conception de la science futuriste s'accorde à merveille avec la vision du pouvoir futuriste: si la science occupe une place centrale dans chaque roman, et tout particulièrement dans les romans présentés, c'est parce qu'elle sert tout à fait la conception pessimiste du pouvoir qui est montrée par chacun des auteurs. Le pouvoir est servi par une science à sa mesure, tout aussi "irrationnelle". Cette remarque induit un développement de la problématique: la science ne peut-elle se considérer comme l'explication partielle du pessimisme ambiant ? Il faut d'abord observer les applications littéraires de la science, puis les mettre en corrélation avec la réalité actuelle, pour apercevoir ce qui peut éventuellement se révéler comme le ressort principal de l'anticipation du pouvoir futur dans les livres de science-fiction, mais aussi - pourquoi pas ? - dans l'avenir réel.

 

III. La prise en considération de l'aspect scientifique ou

 

la "Peur de la Machine"

"Dr. Stein grows funny creatures
and let them run into the night
they become great politician
and their time i rigth..."
"Le DR Stein élève d'amusantes créatures
Et les laisse s'enfuir dans la nuit
Elles deviennent de grands politiciens
Et on voit un jour leur avènement..."

 

HELLOWEEN - "Dr. Stein"

Par le terme de science, nous entendrons surtout les sciences physiques dans leur applications concrètes. C'est ce qu'en philosophie on nomme la technique, qui permet la création d'objets divers supposés résoudre les problèmes des hommes. Sous ce vocable on peut aussi classer les derniers développements scientifiques connus comme la technologie ou la cybernétique. L'emploi du terme de science pour classer ces diverses activités est motivé par des raisons historiques, par analogie à la science revendiquée par la philosophie des Lumières, qui a exclu la philosophie du champ scientifique pour consacrer le terme uniquement ou presque aux sciences expérimentales. Ce sont donc surtout les sciences expérimentales qui nous intéressent, et dont nous étudierons l'énorme utilité pour tous les régimes forts. La science ne peut être exclue d'une étude concernant la science-fiction: mais il est étonnant de constater ici à quel point elle motive la sourde crainte que les auteurs expriment lorsqu'ils livrent leur vision du futur.
Régulièrement, les améliorations technologiques - le "progrès" suscitent la crainte des utilisateurs (comme le fameux syndrome "big Brother" cité régulièrement, par exemple sur Europe 1  le 15 Avril 1994 dans un compte-rendu sur la nouvelle technologie des fibres-optiques) et on peut se rendre compte, avec toutes les améliorations actuelle, que les écrivains de science-fiction font effectivement des projections réalistes de la société actuelle. Nous avons décortiqué ci-après les différents dangers de la science présentés dans les oeuvres de science-fiction.

 

1. La nouvelle crainte du progrès

Les ouvrages que nous avons précédemment étudiés ont tous un trait commun central qui rend les auteurs explicitement ou intrinsèquement pessimistes: ce point commun est la science, qui joue partout un rôle essentiel. Chez Philip K. DICK, les ennuis des humains proviennent de la recrudescence d'androïdes fabriqués par les corporations, chez HUXLEY, la science permet de contrôler l'être humain depuis la matrice jusqu'à sa maturité. Chez SPINRAD, la colonisation du système solaire et l'instauration de cet ordre absolu ne pourrait se faire sans l'apport de la science et de la technique. Enfin chez ORWELL, on peut résumer aisément l'ampleur de l'importance scientifique en une seule phrase : Phrase manquante.

 

Certes la science fait partie intégrale de la "science-fiction", qui repose sur l'anticipation de réalisations scientifiques probables dans les siècles prochains; on ne peut donc s'étonner du rôle prépondérant de la science dans de telles réalisations. Néanmoins, ne limitons pas la science-fiction à ce rôle d'anticipation sociale: il existe de nombreux autres ouvrages où la science n'est pas considéré avec autant de méfiance, car ils s'orientent vers l'aventure, la découverte spatiale (prenons par exemple les livres écrits sur "La Guerre des Etoiles" ou les ouvrages d'Arthur C. CLARKE, "2001", "2010" ou "2061" assimilables en tout point à des romans d'aventure); les livres de science-fiction sont en général optimistes quand ils ne s'attachent pas à décrire sérieusement le pouvoir dirigeant du futur. Or, quand un écrivain tente rationnellement de donner sa vision logique de la société et de la relation au pouvoir, la recette science/pouvoir ne manque jamais, le résultat est souvent pessimiste.

 

Le message des écrivains que nous avons étudiés est clair: la science employée politiquement est dangereuse pour l'homme. Mais plus qu'un message préventif de cette assertion, on peut également essayer d'y voir une vérité anticipée (pour ne pas dire "une prophétie"), compte tenu de la relative objectivité avec laquelle les auteurs s'efforcent de décrire le futur, et l'influence de leur expérience. Cette expérience de la vie réelle, bien observée, peut conduire à des conclusions semblables si on les interprète: il suffit pour cela d'observer la progression de la science moderne: en criminalistique (pour ORWELL ou SPINRAD) avec les cartes à puces qui enregistrent les faits et les gestes de leurs utilisateurs, en génétique (pour HUXLEY) avec la fécondation in-vitro... Essayons pour terminer cette étude de réaliser une description, et presque une nouvelle typologie des utilisations politiques de la science et mesurons les dangers qu'elles représentent.

Avant de commencer, mesurons l'évolution de la croyance collective en la science- et son effondrement dans les esprits, que ceux-ci appartiennent ou non à des artistes. Pour embrasser pleinement cette surprenante "Chute du Dieu Science" commençons par réaliser un rappel historique de la croyance en une science qui devait libérer l'homme et non l'asservir. La foi en la science commence sans doute avec les premiers esprits à avoir voulu donner une teinte mécanique à l'univers. Le mécanisme est une des premières expressions de la scientificité. Au XVIIe siècle, René DESCARTES va marquer son temps avec les "Méditations métaphysiques" et le "discours de la méthode". Quelques siècles après, on parle encore de "l'esprit Cartésien". L'auteur du "doute méthodique" et le démonstrateur de Dieu par la vision de l'homme programmé comme une machine aura sans doute eu une phrase malencontreuse qui, interprétée ensuite de travers, aura fondé une foi aveugle en la science et la technologie. "La technique rendra l'homme comme un seigneur et maître de la nature". Le "comme" ici est important car il indique bien que la science nous donnera l'illusion de maîtriser la nature. Bien sûr on aura interprété cette phrase prétentieusement en croyant que la technique nous rendrait effectivement maîtres de la nature. PASCAL reprochera toujours le comportement de DESCARTES: "Je ne puis pardonner à DESCARTES. Il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu: mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre tout le monde en mouvement" (Les Pensées). A l'époque, les hommes de science n'étaient pas tous d'accord en théologie ! Au XVIIIe siècle, la philosophie des Lumières achèvera le processus avec l'Encyclopédie et les écrits de plusieurs philosophes dont VOLTAIRE surtout, qui, critiquant à foison la superstition (comme le mythe du vampire par exemple) sera un des plus farouches défenseurs des "Lumières de la Raison" qui devaient éclairer les esprits: ces Lumières ne se concevaient que par l'intermédiaire des sciences et de

la logique. Même le déiste ROUSSEAU ne manquera pas de rappeler le rôle éminent de cette "Suprême Raison" dans son "Contrat Social". Le résultat fut qu'au XVIIIe siècle, l'astrologie perdit son statut de science très brutalement et que les sciences physiques conserveront seules le titre de sciences alors qu'on mettra de côté la philosophie et la théologie (et les futures sciences sociales, qui doivent actuellement faire la preuve de leur nature scientifique !). Si le naturaliste BUFFON fut considéré comme philosophe, la confusion ne se reproduirait plus à présent. Les oppositions des deux grands courants de l'époque, la philosophie des Lumières et le conservatisme religieux, sera résumé un siècle plus tard par l'écrivain occultiste Eliphas LEVI de manière ironique: "Ce que nous ne pouvons pas expliquer vient du Diable", disaient les uns. "Ce que nous ne pouvons pas expliquer n'existe pas", disaient les autres. "La nature, en reproduisant toujours en des circonstances analogues les mêmes séries de faits excentriques et merveilleux, protestait contre l'ignorance présomptueuse des uns et la science bornée des autres " ("Histoire de la magie"). Actuellement, nous sommes encore tributaires de cette ère de raison, et la toute-puissance de la parole scientifique commence à peine à être mise en doute: si des savants comme HAWKING cherchent actuellement "la loi de Dieu dans l'Univers" (dixit), la majorité de la population s'en remet toujours les yeux fermés à la médecine et exhorte les jeunes à passer leur bac C ! "C'est le progrès!" s'enthousiasment-ils.

 

On retrouve chez Jules VERNE, vulgarisateur scientifique éminent, les prémisses de cette confiance en la science. Nous avons déjà observé à son sujet le renversement surprenant de problématique entre le XIXe et le XXe siècle. Jules VERNE s'attachant à une marginalisation du pouvoir aidé par une science supérieure, n'appartenant en fait qu'à quelques idéalistes et ingénieurs capables de réaliser leurs propres engins dignes de la science-fiction, met en fait la connaissance scientifique à la portée de quelques génies comme Robur et Némo, qui agissent parfois de manière dangereuse mais jamais dans l'intention d'asservir le monde. Au contraire, des écrivains contemporains, qui craignent une science servant à aveugler la masse des citoyens, Jules VERNE pense à l'inverse que la science éclaire quelques rares esprits, qui se démarquent dans un monde où règne  encore la superstition et la médiocrité: ces génies en avance sur leur temps, attendent que "l'humanité soit prête", ainsi Robur ("Maître du monde" p.228): "Je garde mon secret, il est trop tôt... Jusqu'à ce que vous soyez assez instruits pour ne pas en abuser". Robur le Conquérant est au départ un ingénieur qu'on n'a pas pris au sérieux et qui se rattrape en montrant au monde de quoi il est capable. Tandis qu'à son époque les savants pensent que seul un aérostat plus léger que l'air peut voler, lui défend la théorie géniale du "plus lourd que l'air" et finit par créer un aviateur géant (sorte d'hélicoptère avec de multiples hélices) qui fera le tour du monde. La dichotomie entre le comportement de Robur, et celle du reste du monde est édifiante: autant Robur est-il éclairé et conscient de sa puissance (à tel point que p.235 il brandit le poing contre Dieu et, quelques pages plus loin, au bord de la folie, lance son appareil au milieu d'un orage au point de le détruire comme un Icare des temps modernes), autant le peuple du monde est-il pétri de superstitions et enlisé dans la médiocrité craintive. A plusieurs reprises dans "Maître du Monde" et "20 000 lieues sous les Mers" on retrouve les mêmes paroles superstitieuses que VERNE méprise. Dans "Maître du Monde", on impute des éruptions volcaniques au Diable (p.40) oui on voit ce même Diable conduire un véhicule routier à plus de 250 Km/h (p.58). Le même véhicule, devenu amphibie est même pris pour un Kraken, opinion qui sera finalement abandonnée (p.84). "Parce que ce chauffeur, c'est le Diable, et on n'arrête pas le Diable !" s'écrie un des personnages page 90. Ce diable est décidément partout puisqu'il a même appris à conduire...

 

De même dans "20 000 lieues sous les mers", l'histoire commence avec un monstre marin qui s'amuserait à endommager les navires croisant sa route. Personne jusqu'à la rencontre avec le Nautilus n'envisagera qu'il pourrait s'agir d'un véhicule de facture humaine.
Si Jules VERNE méprise les anciennes superstitions, il loue la science comme une nouvelle magie messianique, et donne des descriptions presque exaltées des engins qu'il décrit. Ainsi pour l'aviateur de roburg (p.218): ("Comment et où l'inventeur puisait-il cette électricité dont il chargeait ses piles et ses accumulateurs ? Très probablement -on n'a jamais connu son secret- il la tirait de l'air ambiant, toujours plus ou moins chargé de fluide, ainsi, d'ailleurs, que la tirait de l'eau ambiante ce célèbre capitaine Nemo, lorsqu'il lançait son Nautilus à travers les profondeurs de l'Océan". Certains termes (comme "fluide") sont évocateurs de secrets indicibles... Jules VERNE sera un des derniers écrivains montrant une confiance absolue dans la science.
On peut considérer qu'entre le XIXe siècle de Jules VERNE et le XXe siècle de ORWELL ou HUXLEY s'est effectué un changement de problématique complet. Un des premiers exemples de cette méfiance du progrès est l'ouvrage de Morgan ROBERTSON "The wreck of the Titan" qui met en scène le plus gros paquebot jamais construit et qui décrit son échouage contre un iceberg. Ecrit en 1989, ce livre préfigure à tel point le naufrage du Titanic survenu en 1912, qu'on se demande s'il n'y avait pas un aspect "prophétique" dans le livre. Ceci dit, voici un exemple flagrant d'inquiétude. Cette inquiétude s'est accrue de manière géométrique avec la Seconde (ou Deuxième ?) Guerre Mondiale et les exactions qui ont coûté la vie à 6 millions de personnes, sans oublier l'holocauste d'Hiroshima, qui permit au monde de réaliser à quel point tuer des millions d'hommes était facile. Ce procédé radical n'a fort heureusement pas été réutilisé dans la réalité même si de nombreuses fiction se font fort de nous montrer la réalité post-apocalyptique (mais George ORWELL a exclu l'utilisation de la Bombe dans sa guerre perpétuelle de 1984 car justement c'est un procédé trop radical; c'est la même raison qui empêche les Etats actuels de l'employer). On peut se demander si la théorie de l'absurde existentialiste n'est pas motivée par ces considérations pessimistes: comment trouver un sens à sa vie si on est soufflé par la première petite colère d'un gros Etat ? Nombre de théories désespérées du même acabit auront vu le jour jusqu'à présent. Une chose est alors certaine: à présent la science fait peur.

 

La problématique du XXe siècle est rigoureusement inverse de celle du XIXe concernant l'emploi de

la science. Chez Jules VERNE Robur et Nemo sont des gens de pouvoir, mais de pouvoir éclairé par la science, comme nous l'avons vu. Ces "despotes éclairés" ne se servent pas de la science comme d'un moyen de pouvoir, mais s'en remettent à elle pour créer leur nouveau monde Icarien ou sous-marin, loin des tyrannies terrestres: "renoncer à cet insupportable joug de la terre, à ce que le hommes croient être la liberté" (20 000 lieues sous les mers, p.90)... Au XXe siècle, les dictatures décrites ont l'emploi de la science mais pas pour éclairer le monde: à l'inverse la science sert à contrôler le citoyen, à le faire obéir et à l'empêcher de réfléchir surtout. Ces nouveaux tyrans éclairés par la science promeuvent l'absence d'intelligence, ce sont les grands Etats de la Terre que Nemo décriait alors que ceux-ci, au XIXe siècle vivaient sans la science, sous le joug de la superstition... L'allégorie la plus frappante est celle des cigares artificiels du capitaine Nemo, comparés aux cigarettes de L'Océania. Les deux sont le produit de gens extrêmement évolués scientifiquement. Les uns sont délicieux "car aucune régie ne les a contrôlés" (20 000 lieues sous les mers, p.101) tout en étant artificiels. Les autres ne retiennent même pas le tabac et n'ont aucun goût. La science ne sert pas l'altruisme et le bien-être, chez George ORWELL.

 

2. Les Dangers divers d'un science mal employée

  

A) La science pour contrôler l'homme

La science pour contrôler l'homme possède deux aspects, le premier visant à surveiller, le second cherchant à la faire obéir par la crainte ou par

la persuasion. On pourra écarter de cette catégorie les procédés médiatiques et mensongers destinés à diriger la population entière. Par contre il sera intéressant de prendre en compte les immenses progrès en matière de torture et lavage de cerveau destinés aux opposants récalcitrants. Ce domaine fait appel à toute la technologie et à tous les procédés de persuasion à disposition.

 

Une phrase résume parfaitement la situation. C'est sans doute une phrase-clef si on veut saisir exactement le rôle que peut jouer la science dans l'établissement d'une dictature: "L'Eglise Catholique du Moyen-Age elle-même se montrait tolérante, comparée aux standards modernes. La raison est, en partie, que dans le passé aucun gouvernement n'avait le pouvoir de maintenir ses citoyens sous une surveillance constante." Tell est le ressort de la dictature parfaite.

 

La dictature de 1984 n'est pas très éloignée de cette "perfection dans le mal" tant la surveillance exercée sur les citoyens est resserrée. Les premières pages suffisent pour s'en convaincre: télécrans, caméras, affiches de Big Brother partout, patrouilles de police à bord d'hélicoptères... chez soi, ce n'est pas mieux car une caméra munie d'un micro et d'une couleur permet d'observer le citoyen jusque dans sa plus stricte intimité et de le rappeler à l'ordre si besoin est. Le citoyen, en tant qu'élément de l'ordre social, n'est jamais seul. On se demande alors comment échapper au contrôle poussé que les autorités exercent sur lui, observé non pas de manière discrète, mais de façon qu'il en ait conscience et vive avec une perpétuelle prudence, réalisant un minimum d'actes non-autorisés. De ce point de vue, les affiches de Big Brother sont de vrais chefs-d'oeuvre de publicité, avec leur message explicite: "Big Brother vous regarde". D'ailleurs le personnage de big Brother est également une invention géniale quand il s'agit de contrôler les citoyens. La présence de ce personnage omnipotent mais à visage humain, capable d'observer et de punir, est un motif d'obsession constante. Il faut noter que jamais dans l'oeuvre de George ORWELL ne livre la véritable identité de big Brother, dont on ignorera jusqu'au bout s'il est un homme, une machine, ou une simple image en 2 dimensions. Le film "1984" paraîtra plutôt assimiler Big Brother à une machine, une sorte d'ordinateur de direction. Depuis, big Brother est demeuré dans l'inconscient collectif le symbole de la machine omnipotente, omnisciente, destinée à faire des humains des pantins en son pouvoir, à les déshumaniser. En ce sens on peut dire que big Brother est l'archétype du produit scientifiques dictatorial.

 

Norman SPINRAD propose sensiblement le même genre de procédé: l'Hégémonie a placé sur les planètes sous sa juridictions des "dômes écologiques" artificiels qui forment comme des mondes clos où tout événement peut être surveillé et contrôlé. La tâche du dictateur est simplifiée si on compare avec tous les efforts entrepris par l'Océanien de 1984. A l'intérieur de ces dômes des Yeux sont mis en fonction, directement reliées à l'Ordinateur Central (ou "Tuteur Principal") de la planète qui surveille tous les actes non-autorisés, et qui possède également le signalement de tous les opposants. Si un de ces actes est accompli, l'Oeil est muni d'une capsule remplie d'un gaz mortel en quelques secondes. La capsule saute et le contrevenant est expédié aussitôt as pâtres. Nul ne sait si ces Yeux sont aussi clairvoyants qu'on le dit mais ils fournissent un procédé de contrôle hors pair.

Enfin la carte d'identité a été remplacée par la méthode des Empreintes Rétiniennes qui sont presque infaillibles car l'appareil de contrôle vérifie que le fond de l'oeil de l'interpelé correspondent bien à ses papiers... Sinon, il est exécuté. Passer un tel contrôle demande en retour une spécialisation scientifique extrêmement poussée de la part des résistants.

 

En matière de psychologie et de torture (n'ayons pas peur des mots) enfin, la science a apporté son lot de progrès également. Pour en profiter revenons à "1984", qui nous donne un magistral aperçu de la manière dont on peut remettre un opposant dans le droit chemin. L'application est certaine; la science pour le contrôle des gens, même contre leur gré....

 

Les méthodes réservées aux opposants ne sont pas destinées à leur faire regretter leurs anciennes prises de position mais plutôt à les reprogrammer, tout simplement: un personnage ainsi réformé obéira sans qu'il soit besoin de le surveiller constamment. Cette mentalité est d'ailleurs ce que recherchent les dirigeants qui vont jusqu'à se débarrasser de leurs plus fidèles serviteurs quand ceux-ci deviennent trop intelligents. Le cerveau du patient est entièrement vidé pour être reprogrammé, et pour être parfait (p.362). C'est ce qui s'appelle de la lobotomie totale et parfaite. Qu'on ne s'étonne pas si, après, les réformés sont heureux de se retrouver fusillés ! Le procédé ultime, celui "de la salle 111" met les patients face à leur terreur absolue (p.380 et suite: dans le cas de Winston, ce sont les rats); on les fait craquer. Souvent l'égoïsme naturel fait l'ouvrage: les patients supplient "Pas à moi ! faites-ça à (...) mais pas à moi !" Ils ont alors trahi leur cause... souvent on les réutilise pour faire une confession totale puis on les efface, purement et simplement.

Cette méthode de programmation du citoyen est une méthode répressive. Nous verrons plus loin que la méthode préventive de HUXLEY fondée sur la fécondation in vitro est tout aussi efficace. HUXLEY nous livre d'ailleurs dans sa préface au "Meilleur des Mondes " les 4 éléments scientifiques nécessaires pour parfaire l'obéissance du citoyen : 1; Technique de suggestion avancées 2. Sciences sociales ou psychologie pour déterminer exactement la place de l'homme dans la hiérarchie 3. Drogue de synthèse (nocive) pour s'assurer l'obéissance 4. Techniques génétiques d'uniformisation de l'homme.

 

Sommes-nous si loin de la réalité ? Nous ne disposons certes pas des Empreintes Rétiniennes mais la criminalistique Française est en plein progrès avec la solution des cartes de crédit et des cartes bancaires que l'on surnomme déjà "Le mouchard de poche". Dans une émission récente de France 2, "Envoyé Spécial", du 10 Mars 1994 (commentaire dans les Appendices) le danger est clairement exprimé: le présentateur Bernard BENYAMIN fera même en introduction un parallèle éloquent avec Big Brother, demeuré le symbole de la puissance absolue et artificielle....
La carte à puce, invention de Roland MORENO en 1974, se présente comme la compagne indispensable de l'être humain du XXIe siècle, et aussi sa plus terrible espionne: car toute les opérations réalisée au moyen d'une carte bancaire ou de crédit est automatiquement enregistrée sur les fichiers des agents de crédit concernés, et facilement consultables par la police. Nous en avons d'ailleurs eu l'illustration avec la fameuse affaire OM/VA ou Bernard TAPIE aurait été "trahi par sa carte de crédit": même un plein d'essence est enregistrée... A l'étranger,

la carte VISA réserve la même genre de surprise; il n'y a en fait que la carte téléphonique qui puisse conserver un minimum d'anonymat, celle-ci n'étant pas personnelle, seuls les numéro et nom du destinataire sont enregistrés.

 

Il reste encore à savoir comment la police pourra réagir avec de telles preuves à portée de main. Dans un état de droit, des institutions s'opposent à l'ouverture intempestive de fichiers, ainsi la commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL). Mais si cet obstacle disparaît, toute liberté et toute intimité seront menacées, et nous serons alors très proches du monde d'ORWELL. Le citoyen existera-t-il encore sous ce vocable ? On peut se le demander tandis que les matricules fleurissent dans les services publiques (et à l'armée, cela depuis longtemps). Le numéro INSEE, et maintenant le numéro de matricule qui remplace le nom de l'assuré à la sécurité sociale (il faut en effet donner son matricule pour avoir accès à son dossier, il n'est plus utile de donner son nom), ne manquent pas de nous inquiéter, surtout quand on pense que le nom officiel de Winston Smith dans "1984" est "6079 Smith W" (p.57)...

  

b) La science "au service" de l'homme

Le confort apporté par les inventions scientifiques est notoire dans les livres de science-fiction. De telles améliorations du niveau de vie sont monnaie courante et il ne s'agit pas d'en faire l'énumération mais plutôt de montrer que dans les livres étudiés ici aucune des inventions technologiques n'est innocente. Tous les régimes décrits ont leurs avancées technologiques utilitaires sauf celui de George ORWELL - et nous allons expliquer pourquoi - mais chacun de ces régimes propose le confort pour assurer la cohésion sociale, pour s'assurer l'attention exclusive des citoyens.

Le confort est toujours un procédé de manipulation, nous allons le voir :

 

Chez Philip K. DICK, chaque citoyen dispose de gadgets divers pour s'assurer le bien être, comme l'Orgue d'Humeur décrit page 7 de "Blade Runner". Cet orgue est un appareil de suggestion inspiré des messages subliminaux qui insinue à son utilisateur des émotions diverses, comme le bonheur, l'autocritique... Il contient aussi des codes de conditionnement (envie de télévision, obéissance conjugale) qui stimulent l'utilisateur. Cet appareil est à usage privé, mais on peut se demander quel est son utilité, ou alors le monde est bien terne. Il montre en tout cas que les personnages de DICK aiment bien se gaver de conditionnement est que celui-ci fait partie intégrante des moeurs. Ajoutons à cela le goût de l'artificiel présent chez chacun: tout le monde veut avoir son animal artificiel, quand ce n'est pas son androïde, promis à chaque colon partant sur Mars pour inciter à la colonisation (ces androïdes ont un rôle exemplaire que nous verrons ci-après). L'animal vivant est devenu si rare qu'il est hors de prix, alors l'animal artificiel est un substitut censé stimuler l'Empathie" de chaque être. Si on laisse parler le bon sens, on peut se demander quelle est l'utilité de chérir un bout de plastique recouvert de fourrure et qui s'en fiche ! Il semble que, couplé au procédé du Mercerisme, c'est une sorte de drogue, un palliatif. Le danger est bien sûr de ne plus être capable de distinguer la réalité de l'artifice, et les Androïdes vont encore accentuer la confusion de cette humanité qui ne sait plus vraiment se définir....

 

Chez HERBERT aussi la science est ce qui tient l'humanité soudée: l'auteur n'en parle pas beaucoup mais la science du voyage spatial occupe la place centrale. D'ailleurs l'auteur démystifie le fameux "progrès" qui offre tant d'avantages: "Le concept de progrès agit comme un mécanisme de protection destiné à nous protéger de l'avenir". Sans le voyage astral l'Empire s'effondre, et sans l'"épice" le voyage astral est impossible. D'où "Celui qui est maître d'Arrakis est maître de l'"epice", et celui qui est maître de l'épice est maître de l'univers." La dictature de la Guilde, puis celle religieuse de l'Empereur-Dieu a un fondement très concret. Car ce n'est pas tant le confort que promet Leto, c'est le maintien d'une nécessité vitale au fonctionnement de l'Empire tout entier. La science est ici l'assise voilée du pouvoir religieux absolu. La maître de l'univers n'est-il pas un Dieu ?
Avec SPINRAD on en revient au confort d'origine scientifique bien sûr, sur lequel repose d'ailleurs l'assise de l'Hégémonie. Les dirigeants hégémoniques le savent et le clament (p.48): le niveau de vie a été multiplié par 4 en un siècle, presque toutes les maladies sont éradiquées, ainsi que la guerre. L'environnement est soumis à un contrôle parfait qui a permis au moyen des dômes Ecologiques de coloniser la presque totalité du système solaire. Les pupilles sont gâtés, ils sont traités avec égard... Du moment qu'ils ne penses pas. La bergerie idéale pour des moutons. L'Ordre absolu passe par cet enlisement de la personnalité dans le confort et par une victoire du matérialisme sur les idées et les espoirs: on évite ainsi soigneusement que les Pupilles puissent penser à autre chose qu'à cette merveilleuse Hégémonie qui let tout à leur portée... L'Utopie est réalisée, déclare un des membres du Conseil Hégémonique. Il ne reste qu'un dernier pas à franchir, celui de la fécondation artificielle, pour achever définitivement le conditionnement. Le leitmotiv de l'"in vitro" est présent chez tout le monde, nous allons le voir.
Le "Meilleur des Mondes" a déjà franchi le pas. La fécondation artificielle, la "décantation" est de mise, la procréation naturelle n'est pas prohibée, elle est tout simplement inimaginable. Le mot "parent" est inconnu, le mot "vivipare" aussi, ou plutôt ces deux noms sont tabous (p.42), ils sont obscènes (alors que par comparaison le sexe n'est pas du tout choquant, ni l'infidélité, ni le vocabulaire de garage avec lequel on parle des femmes !) "Essayez de vous rendre compte ce que c'était que d'avoir une mère vivipare"... "Encore ce mot ordurier" (p.53)
Le confort est immense pour les heureux élus du "meilleur des mondes": les avions, sur un vol de 6 heures, ont en moyenne 40 secondes de retard (p.120), d'immenses terrains de jeu sont mis à disposition (p.86). Par contre il est intéressant de noter que la décantation prévoit toujours un certain quota de citoyens "neutres", véritablement asexués, pour que le sexe ne soit pas réservé à tout le monde mais plutôt aux couches supérieures de la population. Ce plaisir est limité pour éviter sans doute que les femmes, qui ne sont pas rendues stériles, n'aient un "accident". Car le mot d'ordre n'est-il pas "La civilisation, c'est la stérilisation !" ?
C'est d'ailleurs aussi le propos de George ORWELL qui précise que le sexe, l'amour physique entre citoyens est prohibé sauf pour la procréation ("1984" p 97-98) qui est, pour reprendre l'expression de la femme de Winston "notre devoir envers le parti". Le Parti se voit soumettre toutes les demandes de mariages et refuse celles qui sont motivées par une attirance réciproque. "Le sexe devait être considéré comme une opération de peu d'importance, légèrement dégoûtante..." L'objectif du Parti à long terme est d'ailleurs l'insémination artificielles, et ici ORWELL se rapproche de HUXLEY. Si l'Oceania échappe à cette volonté d'endormir le citoyen pour le rendre plus obéissant les dirigeants de cet Etat on une logique dynamique, ils ne cherchent pas une stabilité figée, mais ont besoin de l'énergie des citoyens pour la réinvestir dans la Haine, facteur de cohésion sociale. Le sexe, l'amour, détournent cette énergie si nécessaire. Si, au contraire, dans les autres régimes, le sexe est favorisé, le propos reste le même: contrôler les citoyens jusque dans leurs pulsions internes et assurer leur fidélité exclusive à l'ordre social en restreignant leur volonté de fonder une famille, avec un femme ou avec des enfants...

Les dangers de ces procédés visant à la procréation artificielle se présentent d'eux-mêmes: nous avons déjà vu que le confort était un moyen de manipuler le citoyen en "douceur" au contraire des procédés brutaux observés dans le premier paragraphe. Mais il faut encore se rendre compte que cette manipulation précipite le citoyen sur une voie de non-retour, qui le coupe définitivement de la réalité qui l'oblige à conserver ce mode de vie, sans pouvoir revenir en arrière, car il ne sait plus ce qu'il y avait "avant". Dans le "Meilleur des Mondes", le phénomène prend sa plus singulière expression; les personnages vivant dans ce monde sont gavés de technologie, engoncés dans un confort artificiel si présent qu'ils ne savent même plus ce qu'est le naturel. Dans le monde, il existe une réserve où les gens, des "sauvages" vivent encore selon la nature, et le choc des civilisations est impressionnant. Pour les citoyens du "Meilleur des Mondes" tout ce qui est naturel est obscène, y compris la fécondation naturelle. Ces individus ne peuvent survivre longtemps dans la nature dont ils ignorent tout: ils possèdent toujours sur eux une droguerie ambulante composée de médicaments et de "soma", cette drogue anti-dépressive dont aucun d'entre eux ne sait se passer. Le slogan en la circonstance est d'ailleurs "un médecin par jour" (p.209) Et, à part cela, la vue du sang les terrifie, car ils n'en ont jamais vu ! Ce comportement de vivre dans l'artifice le plus absolu ne serait pas condamnable s'il ne rappelait pas la situation des toxicomanes en manque, dépendants et si fragiles. Le risque est énorme, car si jamais une catastrophe venait à ébranler la dictature scientifique en place, les humains ne pourraient pas s'adapter. Ce qui va à l'encontre des règles élémentaires de survie, et même du bon sens, tout simplement.

 

Dans la réalité nous sommes sur le chemin du "Meilleur des Mondes" sans le savoir. Car le propos d'Aldous HUXLEY qui eût pu nous paraître délirant 15 ans auparavant prend lentement consistance avec l'essor des techniques de fécondation artificielle. La question ici n'est pas de déterminer si ces pratiques sont souhaitables, ou malfaisantes, immorales, ou diaboliques (...) car le législateur en France tente actuellement de disposer les principes éthiques qui devront accompagner ces pratiques, et on ne peut que souhaiter qu'il parvienne à accomplir avec circonspection cette tâche. Toujours est-il qu'actuellement on peut créer beaucoup de choses artificiellement, depuis la matrice artificielle de la mère porteuse, à l'insémination artificielle, au futur clonage, qui est la raison d'être des Centres d'Incubation du "meilleur des mondes". Nous sommes actuellement capables de fabriquer de l'ADN, et le procédé de clonage est déjà trouvé, en théorie. Le risque est sans doute de prendre l'exception pour la règle, et de confier à ces palliatifs artificiels à la stérilité humaine la tâche de mettre au monde la totalité des générations futures, sans oublier que des générations clonées sont aussi des générations plus aisément contrôlables. Faut-il faire du "droit à la vie" réclamé par certains une doctrine absolue ? Et après, faudra-t-il accéder à de nouveaux droits purement superficiels, comme le "droit à la couleur" ou le droit "à la beauté" ? Et en oublier les lois de la  nature ? Cette extrapolation qui peut paraître fantaisiste existe dans certains futurs imaginés par les auteurs, et il faut se méfier de tels débordements. Car non seulement le confort embourbe l'intelligence humaine, mais l'artifice peut parfois préfigurer un suicide à long terme, si on se défait de ce que la Nature a prévu pour l'homme. En cas d'effondrement de la civilisation, on en  revient toujours à la nature... Si on peut.

  

C) La science au-dessus de l'homme

HUXLEY prévient le lecteur page 11 du "meilleur des mondes": " le thème du Meilleur des Mondes n'est pas le progrès de la science en tant que tel; c'est le progrès de la science en tant qu'il affecte les individus humains. " Les autres auteurs ont sans doute la même vision des choses, et HUXLEY ne cache pas que derrière cette science triomphante se cache le jeu du pouvoir. Il borne clairement page 14  les objectifs de la science : " Procuste ne tenue moderne, le savant prépare le lit sur lequel devra se coucher l'humanité. Si l'humanité n'y est pas adaptée, ma foi, ce sera tant pis pour l'humanité". Cette science toute puissante, tout pouvoir: Procuste était le personnage de la mythologie qui proposait le gîte à ses hôtes et faisait exprès de leur donner des lits qui ne correspondaient pas à leur taille. Si le lit était trop grand, il étirait la victime pour qu'elle l'occupe toute entière. Si le lit  était trop petit, il coupait ce qui dépassait. Cruelle métaphore de la science en roue libre... Mais à la fin de son livre, HUXLEY montre que la science qu'il décrit n'est pas indépendante. "La science est dangereuse, nous sommes obligés de la maintenir soigneusement enchaînée et muselée" dit Mustapha Menier, Premier Coordinateur, l'homme de pouvoir derrière la toute-puissance scientifique (p.249 et suite). Les développements qui suivent font bien comprendre que la véritable science est "de la cuisine illicite", qui ne correspond pas à la science officielle, parfaitement contrôlée... Si Menier regrette parfois la vraie science, il n'est pas mécontent d'avoir sacrifié la recherche de la vérité, la pureté, pour d'autres valeurs comme la sécurité, le bonheur, et la stabilité du "meilleur des mondes". Il importe de donner une vérité au monde, non pas dans un but réellement scientifique, de recherche, d'ascèse, mais simplement pour en maintenir

la cohésion. Menier emprunte aux sophistes  '"Toute chose est à la mesure de l'homme") quand il dit que "Les hommes changent" (p.256) même si Dieu, lui, ne change pas... Ce qui le rend inadapté. Le monde se construit par la réalité qu'on en donne, la réalité qu'on présente à l'homme; celui-ci recherche quelque chose pour s'y raccrocher,"quelque chose qui reste et qui ne trompe pas" (p.258), et jadis Dieu correspondait à la réalité accessible. Aujourd'hui l'homme vit dans le confort et la stabilité, Dieu ne correspond plus à sa réalité,  mais la science qui lui a conféré le pouvoir sur la nature, elle, a supplanté Dieu: c'est la nouvelle réalité. Et si jadis l'Eglise se servait de Dieu pour assurer l'ordre, le pouvoir actuel a un "nouveau Dieu".

 

George ORWELL est encore plus radical sur ce point: la science est un mot proscrit car l'idée de science indépendante à la recherche de la vérité est inimaginable. La technologie utilisée pour la guerre au détriment du confort, car telle est la logique du parti qui a besoin de la Haine pour se maintenir en place. Le but du parti est double: vaincre ses adversaires et annihiler l'intelligence. La science officielle est alors astreinte dans ces deux directions, et dirigée vers deux domaines, qui sont la guerre et la pénétration de pensée. ORWELL fait aussi le parallèle avec le pouvoir de l'Eglise du Moyen-Age, (qui n'était pas pire faute de moyens, nous le savons) et fonde le pouvoir ecclésiastique ancien sur le contrôle de la vérité comme le fait HUXLEY. Mais ORWELL lui aussi fait dans le sophisme et précise (p.256 à 261) que la vérité est dans l'esprit, qu'elle n'est pas unique et dépend avant tout de celui qui la détient. "Rien n'existe que par la conscience humaine" (p.374) A présent, ce n'est plus l'Eglise, ce n'est même pas ma science, mais c'est le maître de la science, c'est-à-dire le Parti. Et tant que le Parti sera au pouvoir, tout ce que dira le Parti sera vérité.
C'est dans cette optique que la dictature Océanienne ne peut se permettre de laisser des citoyens douter de sa vérité, et plutôt que de les punir simplement il les reprogramme. Car au Moyen-Age, l'hérétique mourant sur le bûcher était encore hérétique, "il proclamait son hérésie, il exultait en elle". A présent "nous voulons le cerveau parfait avant de le faire éclater". Nous avons ici l'exemple typique de la science (teintée de pouvoir) au-dessus de l'homme. ORWELL récapitule: dans les anciens despotismes, le mot d'ordre était "tu ne dois pas", dans les dictatures plus modernes (fascistes ou communistes) il était "Tu dois", à présent il est: "Tu es". L'homme est à la merci de ce que le Parti voudra bien faire de lui, et le Parti a les moyens scientifiques d'en faire ce qu'il veut. On croit qu'on ne peut vous retirer l'expérience. Or, ORWELL le montre, avec l'appui de la science, on le peut. Si la vérité sombre, si tout homme est reprogrammable, il n'y a plus de vérité en-dehors de celle que propose le Pouvoir (et même dieu, "Vérité Surnaturelle Révélée", n'y peut plus rien...)
De manière plus sournoise, Philip K. DICK présente aussi une science qui, manipulée par des pouvoirs occultes, a une influence déterminante sur l'humanité du futur. L'humanité de "Blade Runner" ne sait plus comment préserver son identité face aux androïdes qui sont souvent aussi aptes à s'insérer dans la société que les hommes eux-mêmes. Et les corporations, perfectionnant toujours leurs androïdes, espèrent bien finir de déstructurer cette humanité déjà fragilisé et qui ne trouve plus sa cohésion que dans cet insaisissable concept "d'empathie" (qui serait bien utile de nos jours, mais là n'est pas le sujet). Le jeu du pouvoir est évident: avec leurs agents présents partout les corporations s'assureraient le pouvoir. Mais au-delà de ce jeu politique, il faut voir l'aspect philosophique que DICK propose, remettant en question l'identité de l'homme au moyen de la science: ces androïdes sont si parfaits que même les Blade Runners chargés de les exterminer se demandent où est le bon droit. Les androïdes sont mêmes capables de prouesses artistiques, ils ont une vie implantée avec souvent de faux souvenirs, si bien que certains humains sûrs de leur humanité se demandent en fait s'ils ne sont pas des androïdes programmés pour se croire humains (p.120 et suite). Les seuls Blade Runners à ne pas se poser de questions sont de véritables psychopathes, et le héros de l'histoire va finir par craquer mentalement devant ces êtres quasiment supérieurs (et reconnus comme tels par certains humains, p.170). L'empathie est la seule aptitude refusée par les Androïdes, qui s'étonnent qu'on puisse protéger les animaux par-dessus tout - ce qui les rend en fait si proches de l'humain du XXe siècle - et, à la fin, celle-ci est bien mise à mal quand son emblème spirituel Mercer est dénoncé comme une escroquerie.... D'ailleurs, ces androïdes Nexus 6, si parfaits, vont aussi finir par s'approcher de cette empathie, en ressentant de la jalousie (p.244, Rachel tue la chèvre de Deckard par jalousie) et même de l'empathie encore limitée certes aux androïdes du même modèle (p.194). A la fin du livre, l'oeuvre est accomplie et DICK en finit avec la prétendue spécificité humaine que les produits de la science ont égalée. Quel est le devenir de l'homme dans de telles conditions ?
La réalité est parfois plus atroce encore: au nom de la science, on ne peut dénombrer les atrocités commises. Les plus connues sont celles effectuées par l'Allemagne Nazie entre 1939 et 1945, notamment les expériences du Docteur MENGELE dont on s'accorde aujourd'hui à dire qu'elles ont remarquablement fait avancer la médecine ! A quel prix...
Les nazis ne sont pas les inventeurs de la "science au service de la race", contrairement à ce que l'on croit généralement. Les politiques d'eugénisme ne sont pas Allemandes, mais datent de la fin du XIXe siècle dans les pays les plus évolués et en Amérique notamment. Ces politiques abondamment soutenues par les dirigeants de l'époque avaient pour but de fonder un monde plus beau avec des habitants plus aptes à la survie et plus développés intellectuellement. En Virginie, dans un hôpital psychiatrique près de Richmond, on mit en pratique ces politiques d'eugénisme sous l'influence d'un savant de l'époque (qui devait plus tard être promu "héros de la race aryenne" par le régime nazi) et on stérilisa entre 5.000 et 8.000 personnes, hommes et femmes, triées sur le volet, c'est-à-dire choisies non seulement chez les personnes intellectuellement handicapées mais aussi chez les personnes ayant eu des antécédents handicapés ou atteints de folie dans leur famille et enfin - fléau s'il en est - chez les pauvres. En 1927 la cour Suprême eut à connaître un de ces cas de stérilisation effectuée sur une adolescente qui avait été violée et avait mis au monde un enfant anormal. La Cour Suprême des Etats-Unis reconnut le bien fondé des doctrines de stérilisation et débouta le demandeur. Ce n'est que récemment que le dossier fut réouvert et révisé. l'Etat de Virginie dut présenter des excuses officielles. Certaines personnes stérilisées, encore vivantes de nos jours, ne trouvent pas ces excuses suffisantes.
Une émission "la 25e Heure" a été consacrée à ce sujet sur France 2 au début de l'année 1994: hélas nous n'avons pas eu l'opportunité de conserver cette source d'information, qui a été citée de mémoire.
De tels égarements scientifiques montrent clairement que la science, même considérée comme le plus sûr moyen de libérer l'homme de la superstition, n'est pas toujours employé pour la connaissance pure et noble, mais trop souvent empreinte de visées politiques. La politique eugéniste, puis la politique de purification de la race en sont des exemples flagrants. Il est à supposer que la prise de conscience de ces exagérations scientifiques, dans la première moitié du XXe siècle, avec de surcroît l'arrivée de la bombe H qui montrait brutalement la fragilité de la vie humaine, sont à l'origine de ce pessimisme ambiant qui concerne aussi bien la technologie en elle-même que ses utilisateurs privilégiés, c'est-à-dire les Etats. Car après tout ce n'est pas le dernier paysan de l'Orégon qui avait la possibilité de lancer "Little boy" sur Hiroshima et qui en a pris la décision.

NOTES :
  Au sujet de l'homme reprogrammable, voir également "TOTAL RECALL". Ce film, d'après DICK (encore lui) narre les aventures d'un homme qui ignorera jusqu'à la fin si l'histoire qu'il vit est réelle oui lui a été implantée comme souvenirs par une société de vente de souvenirs...
  Au sujet des dictatures de la science et de la machine, voir "TERMINATOR (1 et 2" Les ordinateurs sont devenus si puissants qu'ils exercent le contrôle sur la planète entière, et, après avoir déclenché le feu nucléaire, ont décidé l'anéantissement des derniers hommes...
On dit que les artistes sont de doux rêveurs. Cette enquête, se fondant au départ sur l'avis de la portion la plus large possible de la population, a révélé que certaines personnes avaient une vision plus pessimiste et plus "torturée" encore que la moyenne. Si la majorité des gens expriment certaines craintes face à leur futur, les artistes étudiés se sont montrés extrêmement circonspects quant au "bonheur futur" qui leur est proposé. En cherchant à approfondir la vision de cette infime portion de la population considérée comme irrationnelle par les autres, nous prenions le risque de faire perdre tout réalisme à cette enquête. Toutefois au vu du résultat obtenu, nous avons pu  constater que les écrivains de science-fiction exposaient des problèmes qui n'excluaient pas une réalité empiriquement observée. Les artistes semblent posséder une sensibilité qui échappe au reste de la population et qui leur inspire des histoires fictives... Mais qui pourraient si bien être vraies. C'est d'ailleurs, comme nous l'avons vu, la particularité principale de la science-fiction. Ne faut-il pas dans ce cas s'inquiéter de ce pessimisme accru ? Mais de toute éternité, personne n'a jamais écouté les artistes. Si ceux-ci ont raison, voilà le plus inquiétant.
A la page 268 de son livre, George ORWELL compare son monde à celui qui était imaginé en 1918. Outre l'audacieuse démarche littéraire de faire passer son monde fictif pour le véritable monde, comparé à d'autres visions du début du siècle, l'auteur nous fait bien comprendre que le monde de "1984" est le pire des mondes jamais imaginé: ce n'est pas là une vision artistique, mais c'est  un avertissement qu'il nous livre. Son futur est sans espoir, sa vision est "une botte piétinant un visage humain... éternellement". (P.377)
si ORWELL se veut messianique, Philip K. DICK est quant à lui plus philosophe: son ouvrage contient moultes références à ses collègues écrivains qu'il cite au travers des noms des grandes entreprises. On trouve ici l'entreprise d'animaux VAN VOGT, la firme ASIMOV and co... Ceci pour la fiction. Mais il ne néglige pas la réalité, et, pages 158 et 159, il livre un ultime clin d'oeil aux écrivains de science-fiction : "La mode n'a jamais pris sur Terre", déclare-t-il.... Faut-il considérer ceci comme un constat réaliste, ou le restituer dans son contexte et considérer que, si la science-fiction avait eu l'audience qu'elle méritait, l'espèce humaine se serait préparée et ne serait pas en train de chercher un second souffle au milieu des déchets atomiques ?
Certes, les visions qui ont été présentées ici montraient l'aspect alarmiste du futur, et peut-être cet aspect ne correspond-il finalement qu'à l'opinion d'une partie réduite de la population, plus alarmiste que les autres.... Il ne faut pas, comme nous le rappelle Raymond MILESI, prendre la science-fiction pour autre chose que des histoires: les livres de science-fiction ne contiennent pas des paroles d'Evangile. Ne confondons pas rêve et réalité. Cependant les artistes, ayant exprimé une version extrême de leurs craintes, se sont montrés intensément réalistes sur beaucoup de points. Peut-être justement parce que la science-fiction ne parle pas au futur - même si elle parle du futur - mais au présent, des problèmes que nous sommes en train de rencontrer et que nous ne savons pas résoudre. Nous avons actuellement, semble-t-il, les moyens de créer notre "1984" ou notre "meilleur des mondes". "Si vingt ans auparavant DICK était considéré comme un écrivain véritablement prémonitoire, décrivant une situation ostensiblement effrayante, il ne paraît pas aujourd'hui avoir inventé grand'chose: parce que nous sommes à présent confrontés à cette situation de  "science-fiction", à tel point que nous ne nous en rendons même plus compte" confiait l'écrivain journaliste Jean-Paul BOURRE. HUXLEY n'en doute pas: "il semble pratiquement possible que cette horreur s'abatte sur nous dans le délai d'un siècle". Les craintes exprimées par les personnes interrogées permettront peut-être à certains esprits prudents de prendre en considération le message des artistes. Où peut-être faut-il encore considérer ces interrogations comme le "plus jamais ça !" de l'Entre-deux-guerres, qui n'eut absolument aucun effet. Le pire serait alors inéluctable...