RAPA NUI
Impressions

Claude Hermier ©


Durant longtemps, l'île de Pâques fut pour moi le pays dont on ne peut que rêver, dont je rêvais secrètement.
Friand d'insolite depuis toujours, je la connaissais pour en avoir lu quelques rares articles et relations ainsi que des récits romanesques. Je la savais inaccessible. N'était-elle pas la terre habitée la plus isolée au monde ! Pensez, à quelque quatre mille kilomètres de Tahiti et autant du Chili, dont aujourd'hui elle dépend. Les rares voyageurs qui y étaient allés en avaient laissé bien souvent des comptes-rendus peu accessibles. L'île de Pâques, Pascua ( en espagnol), Rapa Nui ( en polynésien), une terre nimbée d'irréalités. Ah ! Je les connaissais bien ces grandes statues qui ont rendu Pâques si célèbre. Celles qui sont fichées sur les pentes du volcan Raraku. Statues, moaï en polynésien, gigantesques ; des troncs. Un regard surtout. Des orbites, un nez démesuré, des oreilles longues, distendues. Une impassibilité inquiétante, une sorte d'attente. Un univers menaçant.
Plus tard, l'ouvrage de Francis Mazière " Fantastique île de Pâques " me précisa certains points. Mais certaines élucubrations me surprirent. La science-fiction avec, entre autres, " Cimetière de l'effroi " de Donald Wandreï, numéro un de la collection "Angoisse" du " Fleuve Noir " fit mouche; Mais c'était de la SF, sans plus;
Toujours au " Fleuve Noir " un bon roman de Jimmy Guieu " Les sphères de Rapa-Nui" dans la collection " Anticipation " suscita un certain intérêt chez les amateurs de l'étrange. Mais comme on pouvait s'y attendre, il y eut dérive. Les amateurs d'irrationnel, les pourfendeurs de la " Science Officielle " - esprits immatures comme chacun sait - exultèrent. L'île de Pâques n'était autre que l'une des bases terrestres d'extra-terrestres; Les statues étaient leur oeuvre. Tout s'expliquait. N'existait-il pas d'ailleurs une allée dallée s'enfonçant jusque dans l'océan, une piste pour soucoupes volantes !
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En 1980, j'obtiens un poste dans un établissement scolaire de Tahiti; J'apprends avec surprise, que Pâques n'en est qu'à six heures d'avion. J'ignorais que Rapa Nui était devenu, depuis déjà quelques années, accessible par la voie des airs. Durant les mois qui précédèrent mon départ - à l'époque j'étais à l'île de la Réunion - je vécus dans une espèce d'euphorie. Tahiti, Pâques, les Marquises, les Tuamotu...! J'allais enfin pérégriner durant six ans en Polynésie française et pousser jusqu'à Pâques! Se bousculaient rêves, lectures, désirs. J'étais heureux plus qu'à l'ordinaire.
Je commençais alors à me documenter autant que faire se peut. sur la Polynésie française, aucune difficulté. Sur Pâques, par contre, pas grand-chose sur place à l'époque. Ce n'est que plus tard, au fil des années, que j'acquis pas mal de littérature sur la Grande Rapa.
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Vingt-cinq juillet 1984, 15 heures. Rapa Nui se profile. Les statues ! J'ai beau scruter la terre, rien ! Evidemment, ai-je pensé plus tard. Par contre, oui, ce sont bien les îlots que le culte de l'Homme-Oiseau a rendu célèbres que je vois sur la gauche du Boeing. Dieu, que l'île est petite !
Accompagné de ma femme et de mes deux filles, je logerai dans une pension de famille, c'est plus sympathique que le grand hôtel pour touristes. Mes deux filles, encore petites, auxquelles je fais la leçon en bon pédagogue : " Vous êtes sur une île que très peu de gens connaissent et ne connaîtront jamais ; ouvrez bien les yeux, écoutez attentivement " . Et encore : " plus tard, quand vous serez grandes, vous pourrez dire : " Je suis allée à l'ïle de Pâques "



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Il fut un temps où vivaient ici vingt mille personnes. quand Pierre Loti y passa fin du XIXème siècle, il en restait une centaine ! Aujourd'hui on dénombre environ deux mille Pascuans fortement métissés cela va sans dire.
Un seul village, Hanga Roa, avec son petit port où sont amarrées quelques pirogues. c'est là que le jeune aspirant Julien Viaud aborda. Il faut lire l'intéressant et émouvant récit d'une centaine de pages qu'il nous a laissé ( in le recueil " Reflets sur la sombre route " dans lequel il figure avec d'autres récits qui n'ont rien à voir avec Pâques d'ailleurs). Je l'ai avec moi et le relirai le soir de mon arrivée".
L'île fut peuplée avant Tahiti par des Polynésiens venant des Marquises. C'était vers l'an mil. Obligés de quitter les Marquises, chassés. Ils se lancèrent, à bord de grandes pirogues à double balancier, à la recherche d'une terre d'accueil, emportant des plants de bananier, cochons, poules, chiens, rats,... Le hasard voulut qu'ils rencontrèrent Rapa la Grande. La petite Rapa est située dans l'archipel des îles Australes au sud de Tahiti.
Comment purent-ils survivre sur une terre aussi petite et aussi stérile, autant que désolée ? En tout cas, ils se développèrent, prospérèrent même puisqu'ils finirent par atteindre le nombre de vingt mille. Vivant dans des villages construits tout le long du littoral. Leur habitat, les fameuses " cases-bateaux "que l'on ne retrouve nulle part ailleurs. Ces logis, peu élevés, faits de roseaux et de terre, tout en longueur, avaient la forme d'une pirogue renversée, la coque en l'air, d'où le nom qu'on leur a donné. Pierre Loti en a vu une et y a pénétré. Aujourd'hui il ne reste que le marquage de quelques-unes.
Chaque village avait ses dieux protecteurs, les célèbres statues appelées en Polynésie " moaï ". Le dos à l'océan, elles étaient orientées vers le village, le regardant et assurant ainsi la bonne garde de ceux qui l'habitaient.
Mais vingt mille âmes sur une terre aussi exigüe et pauvre au possible ! Il y eut des guerres tribales. Les vaincus étaient mangés, les moaï renversés. Le cannibalisme n'était pas le fait des seuls Pascuans. Les Marquisiens l'étaient eux aussi, anthropophages. L'ennemi prisonnier était destiné immanquablement à être mangé. C'était le " cochon long " aux Marquises; un puits d'environ deux mètres de profondeur dans lequel était gardé le cochon long. Les Paumotu ( insulaires des Tuamotu) étaient eux aussi friands de chair humaine.
Peu à peu, toutes les statues, ou presque, furent renversées.
Mais le pire fut le fait, au siècle dernier, des Péruviens qui, au cours de razzias, emmenèrent bon nombre de Pascuans en esclavage dans leurs mines de guano. L'île ne fut plus alors que l'ombre d'elle-même. On pensait même au début du XXème siècle, que l'extinction des Pascuans était proche. Il n'en fut heureusement rien, il est vrai que leur métissage avec les Chiliens y fut pour beaucoup.
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L'île est d'une extrême désolation. La côte, sauvage au possible. Une herbe maigre, sèche, jaunâtre. Un vent désagréable. De ce volcan sorti des fonds marins restent des cratères, dont l'un recèle un lac.
Des arbres peu nombreux, rabougris. Dans quelques anfractuosités, les fameux jardins. En fait, des trous avec quelques maigres bananiers qui trouvent là un précieux abri. Une misère à pleurer. Des objets de collection, ces jardins !
Il a été recensé plus de six cents moaï tous marqués d'un vilain numéro à la peinture blanche, ouvrage du curé qui le premier les dénombra. Quelques-uns ont été redressés, non sans mal. Il y a deux sortes de moaï : ceux du littoral et ceux fichés sur les pentes du Raraku.
C'est de ce volcan qu'ils viennent tous. Taillés à l'aide de coups de poing. Le travail qu'a demandé leur taille, leur déplacement, leur mise en place laisse pantois.
Les moaï de la côte sont des bustes, des troncs. Ceux du volcan, des têtes seulement qui, comme dit plus haut, fichées en terre sont restées telles quelles. Quelques-unes cependant accusent une forte inclination du fait de l'érosion.
Et ce qui est fort émouvant, certaines statues sont restées dans leur berceau à l'état d'ébauche, d'autres quasiment terminées, un mince filet les retenant encore au volcan.
S'y trouve la plus gigantesque, trente mètres, que l'on aperçoit d'ailleurs très bien quand on aborde la piste menant au Raraku.
Ainsi brutalement - et pour quelles raisons ? - la taille des moaï s'est-elle arrêtée, définitivement ? Certains mêmes ont été abandonnés en cours de route lors de leur transport vers la côte.
Les moaï côtiers portaient des coiffes en tuf rouge. La carrière dans laquelle on les extrayait se trouve non loin du Raraku. On a longtemps cru à des chapeaux. En fait, c'étaient des chignons. Loti nous parle de la chevelure des Pascuans relevée en chignon teint en rouge. Leur poids : deux tonnes! La carrière en recèle quelques uns terminés mais restés sur place. J'ai bien sûr ramené quelques morceaux de ce tuf rouge. ainsi qu'un coup de poing trouvé par un heureux hasard sur les pentes du volcan. Un heureux hasard, oui ! Car s'il fut un temps où ces objets pullulaient, les touristes et autres personnes les ont ramassé avec frénésie, si bien qu'aujourd'hui il faut vraiment les chercher.
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J'ai tenu - à l'étonnement de ma femme - à passer une nuit, à la belle étoile, sur les pentes du Raraku, au pied des statues. Un Pascuan grassement payé m'accompagnait. Une belle nuit de pleine lune, une nuit bien étoilée. Il y a des moments qui comptent. Cette nuit-là fut pour moi l'un de ceux-là. Le clair de lune, la solitude, le silence et les statues ! Les statues et leurs ombres grandes, grandes. J'ai alors arpenté, à la surprise de mon compagnon qui n'en menait pas large, les pentes du Raraku. Et j'allais de statue en statue. L'endroit prenait vie. Un dialogue qui m'exaltait. Il y avait comme une correspondance entre la lune, les étoiles et les moaï. Et sans grand effort d'imagination, je voyais des centaines de Pascuans taillant, véhiculant leurs oeuvres. Puis brusquement la solitude reprit ses droits. Un accablement difficilement soutenable. Le rêve s'était envolé.
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Autre moment fort : le coucher du soleil sur les moaï, redressés par un Américain, qui est enterré là, pas très loin du cimetière d'Hanga Roa. L'horizon sanglant éclairant ces sombres géants, c'est poignant.
Et encore, alors que nous étions au nord de l'île, loin du village, en fin d'après-midi, l'arrivée d'un orage imminent. Un champ de statues renversées par un raz-de-marée, dit-on. La mer sombre, inquiétante, furieuse. Quelques éclairs. Il ne m'en fallait [pas plus] pour être heureux. C'est vrai que c'était angoissant, me disait plus tard ma femme, mais que j'aime être angoissé de cette façon.
J'aimais me promener seul non loin du village. Malgré le peu de distance, l'emprise du lieu était certaine. La solitude sied bien au rêveur qui visite l'île, elle répond à celle de l'endroit. Je foulais donc cette herbe sèche, sans vie. Pas très loin se dressaient les statues dont j'ai dit un mot plus avant. Jetant un coup d'oeil derrière moi, l'océan. Rien ! Pas une âme ! Soudainement j'ai perçu la désolation du lieu. J'ai cru être vraiment perdu, seul à jamais. L'île était encore plus grise qu'à l'ordinaire. J'ai alors compris qu'elle était la solitude de ceux qui vivaient ici avant que n'y passe l'avion. Loti nous le dit. A l'époque, un bateau passait tous les dix ans et encore ! Avant l'avion, tous les six mois ( un bateau chilien).
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Quand les hommes ne construisirent plus de statues, l'ennui les gagna.
Alors on créa le culte de l'Homme-Oiseau.
Tous les ans la ponte des oeufs d'oiseaux marins sur un îlot proche de Rapa Nui était prétexte à de grandes festivités. Les chefs de clan désignaient un de leurs hommes afin qu'il aille quérir le premier oeuf qui serait pondu. Une véritable expédition car sévissaient des requins. Une fois l'oeuf en mains, l'homme le fixait sur sa tête à l'aide de cordelettes et criait à son maître " Rase ta tête ". L'oeuf une fois ramené,le maître était roi pour un an. On lui rasait la tête. Il s'isolait ensuite dans une hutte au pied du Raraku pour un an.
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A Rapa Nui, pas de goudron. Des pistes. Très peu de voitures mais curieusement des " stop ". On se déplace à cheval.
L'église. Une sorte de grand hangar. J'ai jeté un coup d'oeil dans le confessionnal : des coussins crevés, des détritus.
Je suis entré dans une case : Le sol, de terre battue, jonché de détritus de toutes sortes : mégots, arêtes de poisson. Repoussant.
Bien sûr j'ai repéré l'assise de la statue que le bateau de Pierre Loti a ramené et qui se trouve aujourd'hui au Musée de l'Homme. Souvenir : ma fille Nolwenn assise sur le socle y est photographiée.
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L'année suivante je revenais à l'île de Pâques.
J'ai pu y rencontrer Sergio Rapu, un enfant du pays, conservateur du musée de l'île de Pâques.
Au cours de travaux de redressement d'un groupe de moaï, il avait découvert quelques années plus tôt des fragments d'yeux de statue. Vous dire sa surprise. On avait cru jusqu'alors à l'absence d'yeux. Le blanc de l'oeil, du corail ; la pupille, une roche noirâtre dont existe une belle carrière. Un oeil a été incomplètement reconstitué, il est visible au musée.
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Et curieusement, pour finir, est paru dans Dragon & Microchips le profil bien connu de HP. Lovecraft. Le texte afférent à l'illustration signalait que ce profil rappelait celui des statues de l'île de Pâques, celles qui se trouvent sur les pentes du Raraku. Et ma foi, c'est vrai !
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Dieu, Grand Dieu ! Créateur ! Pourquoi l'île de Pâques ? Un acte gratuit ?
Non ! tu nous montres ainsi ce dont l'homme est capable, ce dont nous sommes capables. Tu nous fait comprendre sa grandeur. Partis avec trois fois rien, affrontant des périls sans nombre, des hommes, rien que des hommes créent de toutes pièces, avec rien, une civilisation qui étonnera toujours. Voilà qui est fantastique. Non ! Voilà qui est sublime !
Belle leçon que nous n'avons pas fini de méditer et dont nous, les hommes, devont être fiers.

Murmures d'Irem