JOSÉ        MOSELLI

SA VIE, SON ŒUVRE  

 par René BARONE et Claude HERMIER

 

 

3.11 - BARON CESARE STROMBOLI

GENTILHOMME INTERNATIONAL

(SEMPRE VOSTRO)

par Lucien Bellisant

(article paru dans le n° 17 Chercheur d'Illustrés, 1er trimestre 1976)

 

L'un des personnages créés par José Moselli qui eut une des plus longues parutions est sans conteste John Strobbins, le détective-cambrioleur, dont les exploits furent relatés dans "L'Epatant" de 1911 à 1930, et dont M. Guillaumin nous a entretenu dans le numéro "Spécial Moselli", du "Chasseur d'Illustrés", en nous donnant également, la liste de ses 73 aventures.

Mais José Moselli avait imaginé un autre personnage d'aventurier "cambrioleur" qui, lui, n'eut qu'une brève existence, et dont les récits relatant ses "prélèvements" ne furent jamais, au contraire de l'autre, réédités depuis 1916.

Il s'agit du Baron Cesare Stromboli, qui fit son apparition pour la première fois dans les colonnes de "L'Inédit" en 1912, et dont les aventures reparurent ensuite en 2 livraisons de la "Collection d'Aventures" pendant la première guerre mondiale.

Le baron Stromboli s'intitulait "gentilhomme international", et de fait, ses exploits se déroulaient pour la plupart dans des pays différents.

José Moselli, nous disant être son historiographe, nous affirme l'avoir rencontré à bord d'un paquebot et le décrit ainsi dans son introduction :

"Mince et élancé, un monocle à son œil noir, la moustache frisée sur deux lèvres rouges et souriantes, le baron me fit - comme à tous nos compagnons de voyage - une impression inoubliable... Causeur aussi savant que spirituel, sachant se taire à propos et perdre au jeu avec bonne grâce, il sut plaire aux hommes et de faire agréer des femmes.

"... A Marseille le baron débarqua emportant avec lui l'admiration et l'amitié de tous ses compagnons de voyage. Il emportait en même temps la valise de M. Constantin Mavracopoulos, d'Athènes, contenant près d'un million de francs en titres excellents et facilement négociables.

" Je dois ajouter que, huit jours plus tard, M. Mavracopoulos recevait sa valise, soigneusement empaquetée, accompagnée d'un mot fort aimable - signé baron Cesare Stromboli - lui donnant l'adresse de la banque de Londres où ses titres avaient été vendus...

"Depuis, j'ai eu, dans différentes circonstances, le plaisir, toujours nouveau, de revoir le baron Cesare.

" Ce galant homme voulut bien m'accorder sa confiance. Il ne me cacha pas que, comme Panurge, il avait trente deux manières - et quelques autres - de se procurer de l'argent, mais, m'affirma-t-il, c'est toujours avec élégance".

 

L'auteur nous narre huit des exploits (parmi d'autres) de son personnage :

Le premier, intitulé "Le Baron Stromboli", se déroule en Allemagne, à Piel (Kiel) lors de la venue de l'escadre Poméranienne en présence de l'Empereur Othon II (Guillaume II).

Un étrange officier, revêtu d'un uniforme de capitaine de vaisseau, demande audience secrète à l'Empereur qui se trouve sur son yacht, et l'informe qu'il désire être anobli par lui, sinon le cuirassé dont il s'est rendu maître, et dont ses "amis" forment l'équipage, bombardera le yacht impérial ! L'Empereur, pour éviter un scandale, délivre un parchemin à l'inconnu, attestant que M. Cesare Stromboli ("le nom me plaît", déclare le pseudo capitaine) est élevé à la dignité de baron.

Ce dernier regagne "son" navire, lesté en plus de son nouveau titre d'un ordre de paiement de deux millions de marks, abandonne le cuirassé emprunté, et disparaît avec ses "amis".

Nous voyons ainsi comment notre aventurier a été anobli, et nous assistons à l'adoption du nom qui, nous dit l'auteur, devait devenir célèbre dans le monde entier.

 

La deuxième aventure : "L'Emeraude de Rurik le Rouss" est située dans la Russie du Tsar Nicolas II. Lors d'une réception au palais du Prince Orbelianoff, gouverneur de la province de Moscou, ce dernier amène la conversation sur le baron Stromboli, mettant en doute son habileté qu'il déclare surfaite, ajoutant qu'il s'est bien gardé d'opérer en Russie, "où la police est serrée, les prisons solides et la Sibérie proche".

Mais parmi le cercle des auditeurs approuvant diplomatiquement ces paroles, se trouve un officier de la Garde, Pavel Ivanowitch, qui déclare avoir bien connu le baron, le déclare "charmant et ingénieux", et s'offre à le présenter au Prince, qui donne sa parole qu'en ce cas le baron ne sera pas inquiété tant qu'il ne se rendra pas coupable d'un délit quelconque.

Alors le pseudo officier de la Garde, se présente : "Je suis le baron Stromboli, lui-même, et ne suis venu à Moscou que dans l'intention de m'emparer de l'Emeraude de Rurik le Rouss !". Ce joyau, d'une valeur inestimable est placée dans un palais sous la garde continuelle de douze cosaques. Le Prince défie le baron de s'emparer de l'Emeraude et lance à ses trousses son âme damnée, Ivan Antonovitch, chef de la police de Moscou, "Cachant sous des dehors frustres une âme de renard, dont il avait l'astuce et la férocité".

Evidemment, notre gentilhomme international réussit, malgré toutes les précautions prises, à subtiliser la fameuse émeraude de Rurik le Rouss, tout en couvrant de ridicule le chef de la police de Moscou.

 

Le troisième épisode, "L'Or du Mongolia" se passe en France, où notre aventurier fait disparaître, au cours d'un voyage de Marseille à Paris, le contenu d'un wagon, contenu se composant de quatre mille kilos d'or ! La police ne comprend pas comment ce vol a pu s'effectuer. Le baron tourne en dérision l'inspecteur Loutre, chargé de l'enquête ; ce dernier trouve son logement dévasté, tout le contenu des tiroirs de son bureau gisant sur le plancher, mais par contre, un chromo placé sur la cheminée représente un volcan en éruption dans la nuit, avec la mention : "Vue du Stromboli, volcan des îles Lipari".

L'on n'aurait jamais su comment cet or a pu disparaître, si le baron Stromboli n'avait expliqué par lettre adressée aux journaux la façon dont il avait effectué cet enlèvement, car dit-il "... bien que ne recommençant jamais la même affaire, j'aurais cru inutile d'en faire connaître les détails s'il ne m'était revenu que certains individus peu scrupuleux, notamment MM. Arthème Rupin et Ravles (nous comprenons l'allusion !) ne craignaient pas de s'attribuer le mérite de ce transfert !".

L'exploit suivant : "Les Diamants de William Hacksmill" se déroule sur un paquebot, pendant la traversée de New-York en Europe, et notre baron s'empare, d'une façon inexplicable, d'un coffre-fort portatif contenant trois millions de dollars en diamants, et ce pour se rembourser d'une perte de deux millions causée par les manœuvres financières du propriétaire des diamants...

Ce dernier d'ailleurs, avait été prévenu par le gentilhomme de l'éventualité de cette récupération, mais n'avait pas pris la menace au sérieux, ce dont il eut d'amers regrets !

 

La cinquième aventure : "L'Espion de Trieste", est situé en Autriche-Hongrie (n'oublions pas que ces faits se passent avant 1914) et là, Stromboli se fait le défenseur d'une belle cantatrice, accusée à tort d'espionnage. Il démasque le vrai coupable, fait réhabiliter la chanteuse, et pour ne pas perdre complètement son temps, dépouille le principal accusateur de la diva.

 

"Le Million de la Tour Julius" nous transporte en Allemagne, à Spandau, où notre aventurier prélève sur le Trésor de guerre allemand une rançon de un million de marks.

Comment a-t-il pu pénétrer dans les réserves souterraines, sévèrement gardées par l'armée et comment ce trésor de 350 kilos d'or, correspondant à la charge d'une vingtaine d'hommes, a-t-il pu être emporté ?

Là encore le mystère resterait entier si le baron n'avait révélé lui-même sa méthode lorsqu'il n'y eut plus d'inconvénient pour lui à le faire connaître.

 

Le septième épisode : "Le Yacht Orphéus", se passe en grande partie à bord d'un somptueux yacht, ancré en rade de Naples, contenant une statue d'or et d'ivoire représentant Orphée, d'où le nom du Yacht, estimée à deux millions de dollars. Puis l'enquête se déroule en Italie, où notre gentilhomme se joue une fois de plus de la police.

Evidemment, le baron arrive à s'emparer de cette œuvre d'art, et la statue, malgré les efforts déployés par la police italienne, n'aurait jamais été retrouvée si notre personnage ne l'avait restituée à son propriétaire, en remerciement de son attitude chevaleresque.

Il faut dire aussi que ce dernier est le père d'une charmante jeune fille, désolée de la disparition de la statuette, et comme le baron est toujours très galant...

 

Enfin le huitième et dernier récit, "Le Mystère du Château de Morron", nous plonge dans l'atmosphère étrange d'un antique château espagnol, qui renferme des trésors artistiques, et où il se passe des événements mystérieux.

Son propriétaire, un duc, reçoit une dizaine de nobles hidalgos, parmi lesquels se trouve, nous n'en doutons pas, le baron Stromboli, mais sous quelle identité se cache-t-il ?

Un bizarre individu rôde la nuit dans les couloirs, il découvre par hasard un passage secret, qu'il emprunte, et qui aboutit à une chambre où se trouve cloîtrée une mystérieuse jeune femme, qui semble gardée par une autre femme. Cette dernière, épiée par notre inquiétant promeneur nocturne, lit à la recluse les oraisons funèbres de Bossuet, probablement pour la distraire !

Son observation terminée, le curieux se retire sans être soupçonné. Quel est donc cet espion, qui ne ressemble à aucun des hôtes du châtelain ?

Puis des empoisonnements se produisent et des tableaux, des Velasquez, disparaissent, mais ces derniers ne sont pas perdus pour tout le monde, puisque nous apprenons à la fin du récit qu'ils enrichissent les collections de notre baron, qui, là aussi, fait par ailleurs œuvre de redresseur de torts.

 

Ainsi, cette huitième et dernière aventure, la plus captivante d'après moi, termine le cycle des exploits du gentilhomme international.

   Mais quelle était la véritable nationalité de celui-ci ? Le nom et le prénom adoptés, et son aspect physique décrit par l'auteur (très brun, yeux noirs) laisserait supposer qu'il est originaire d'Italie, dont il parle avec aisance la langue. Mais il est blond dans l'épisode de "L'Emeraude de Rurik le Rouss" se déroulant en Russie, et il emploie couramment l'Allemand, le Français, l'Anglais et l'Espagnol. Alors ?

L 'auteur ne nous renseigne pas à ce sujet, et au contraire de son collègue des USA, John Strobbins, qui est amené souvent à faire état de son patriotisme américain, le baron Stromboli ne laisse rien deviner à ce sujet, d'autant que ses terrains d'opérations sont, on l'a vu, très variés et sans préférence marquée, alors que John Strobbins opère de préférence à San-Francisco.

José nous a conté pendant près de vingt ans les exploits du détective-cambrioleur, mais ne nous a plus entretenu du baron Stromboli. Toutefois, ce dernier a peut-être pris prématurément se retraite, les millions de marks, francs, de dollars et de lires amassés par son ingéniosité et son habileté lui ayant assuré un avenir dénué de tout souci financier !

 

 


 

3.12 - L'EMPEREUR DU PACIFIQUE

par Michel Guillaumin

(article paru dans "Désiré" 1ère série, n°9, février 1967)

 

Jean Leclercq a évoqué, dans le n° 3 de "Désiré" "Les Requins du Pacifique".

Voici quelques mots d'un autre roman de Moselli, au titre ressemblant mais de parution bien postérieure : "L'Empereur du Pacifique".

Mis à part "Le Roi des Boxeurs" et les romans policiers à épisodes multiples, tels "John Strobins" et "Iko Térouka", il s'agit là, en même temps qu'un des meilleurs, du plus long roman qu'ait publié Moselli : il parut en effet dans "l'Intrépide", sous la signature de Jack Mahan, du n° 1150 du 4 septembre 1932 au n° 1278 du 17 février 1935, c'est-à-dire pendant deux ans et demi et sur 129 numéros.

Ce roman est différent des autres œuvres de Moselli. Si l'on y trouve les classiques aventures de mer et les vieux cargos rongés par la rouille, il y a relativement peu de scènes de violences, de bagarres, peu de "suspens". Ne s'y trouve pas le héros stéréotypé, aux muscles d'acier, qui vient à bout de ses ennemis grâce à ses poings formidables. (Cela dit sans mésestime pour Marcel Dunot - beaucoup d'épisodes du "Roi des Boxeurs" sont excellents).

Il y règne, par contre, en toile de fond, une atmosphère étrange, mystérieuse, quelque peu inquiétante ; mais on éprouve, par moment, une indéfinissable sensation de sérénité, due, sans doute, au caractère particulier d'un des principaux héros de l'histoire : M. BOUR-LOLLAY.

M. Bour-Lollay est un personnage hors série chez Moselli. Assez curieusement, l'auteur semble avoir hésité, dans les premiers chapitres, entre M. Bour-Lollay et son ami, Christian Nordard, qui aurait pu être le héros classique. M. Bour-Lollay est finalement choisi et Nordard abandonné aux pirates. (On le retrouvera plus tard au nombre des victimes).

M. Bour-Lollay est un petit homme chauve et grassouillet, serein, pacifique et fataliste. Il n'aspire qu'à vivre en paix et se trouve, bien malgré lui, entraîné dans une longue succession d'aventures.

Son matelot, Scournec, brave marin breton, qui lui est dévoué corps et âme, possède un caractère bien différent : il est méfiant, rustre et un peu sauvage. Son langage est leste et imagé et sa patience n'est pas à toute épreuve !

Il y a aussi cet inquiétant asiatique le chef suprême des pirates. Il n'apparaîtra qu'une seule fois ! On ne saura jamais seulement son nom et il disparaîtra dans l'holocauste final sans que l'énigme soit levée. Seul le "Radassar" du roman paru dans "l'Epatant" en 1928/29 possède une personnalité aussi mystérieuse.

Le thème du roman présente des similitudes avec celui de "La Guerre des Océans", et avec l'épisode du "Roi des Boxeurs" contre les Aérois. On le retrouve également dans "L'Avion Fantôme" et les "Gangsters de l'Air" : une bande de pirates, à partir de bases puissantes, détruit des navires ou des avions à l'aide de moyens scientifiques inédits.

Dans "L'Empereur du Pacifique", les pirates possèdent une petite flottille écumant le Pacifique, des "Agences" dans toutes les grandes villes du monde, ainsi que des repaires creusés dans le corail des atolls. Plusieurs de ces antres nous sont décrits dans le détail : ils sont climatisés (en 1933 !), équipés de la télévision, etc.

Les bandits utilisent un gaz inconnu, découvert par les savants qu'ils se sont attachés, et à l'aide duquel, ils aveuglent et détruisent les équipages des navires dont ils veulent s'emparer. Ces mêmes savants se livrent à de bizarres expériences de vivisection sur leurs prisonniers.

Une remarque déjà faite à propos des "Requins" : deux des principaux chefs de la bande possèdent des noms à consonance d'outre-Rhin. Nous sommes dans l'entre-deux guerres et l'antagonisme franco-allemand reste vivace.

Quant au chef suprême, le mystérieux asiatique, plein de haine pour la race blanche, "race d'hypocrites, de gredins, de tigres humains...", symbolise-t-il la race jaune en lutte contre les blancs dans la domination du Pacifique ?

Le roman est émaillé de dialogues très vivants pour lesquels l'auteur excelle : certains sont cocasses comme les disputes de M. Bour-Lollay et de Scournec, les discours intarissables du gangster Jules Monfarin, les marchandages avec le trafiquant d'armes de Timor, etc., d'autres sont pathétiques comme la discussion qui met aux prises M. Bour-Lollay et le Docteur Richardson, de la léproserie de Molokhaï...

Nous assistons aussi à des scènes originales qui, seules, pouvaient germer dans la fertile imagination de Moselli : ainsi l'épisode de l'atoll des cochons, où des nègres dodus sont littéralement mis à l'engrais par des canaques anthropophages, les scènes hallucinantes dans la galerie découverte par M. Bour-Lollay, et où se trouvent les suppliciés soumis aux expériences du Docteur Vollmer, les épisodes relatant l'agonie de grands paquebots atteints par le "gaz bleu"...

Il est grand dommage que, comme trop souvent chez Moselli, le roman laisse l'impression, (malgré sa longueur) de s'achever prématurément, comme si l'auteur, tout d'un coup lassé, se décidait brusquement à en finir, à se débarrasser d'un fardeau devenu encombrant.

"L'Empereur du Pacifique" paraissait sur deux pages de "l'Intrépide", chacune d'elles était illustrée d'une gravure signée "P. Roig". On retrouve fréquemment ce dessinateur dans "l'Intrépide" et dans "l'Epatant" depuis 1917 ou 18. Il devait aussi illustrer agréablement dans "l'As" la bande en couleurs "Yves l'Avenais" en 1937.

"L'Empereur du Pacifique" n'a jamais été réédité. La "Collection d'Aventures", qui reprenait les romans parus dans les illustrés de la rue de Rocroy, n'existait plus depuis 1925.

D'ailleurs, en 1934, les illustrés, tels que nous les avions connus, allaient subir la concurrence de plus en plus sérieuse des "grands formats" et allaient devoir bientôt se transformer.

 


 

 

3.13 - "L'EMPEREUR DU PACIFIQUE" et HERGÉ

par J. Van Herp

(article paru dans Désiré 2° série, n°31, 1er trimestre 1981)

 

Bien que publié durant la période 1932/36, "L'Empereur du Pacifique" apparaît comme le développement d'un passage des "Requins du Pacifique" publié en 1914/15 dans "L'Intrépide".

Dans les grandes lignes, il s'agissait de la conquête d'un trésor Inca, enfoui sous une statue d'un îlot du Pacifique. Et l'un des "mauvais", Max Blozer se voyait achetant un ou deux cuirassés et prenant possession de la Polynésie, Max premier Empereur de Polynésie ou même du pacifique, je ne sais plus ! Il faudrait pouvoir aller retrouver le terme exact.

Remarquons d'abord qu'à l'époque, il ne s'agissait pas d'un rêve démentiel. Il y avait eu des aventuriers ayant réussi des exploits semblables.

Si le comte de Raousset-Bourbon avait échoué en Sonora, William Walker avait réussi au Nicaragua : ce simple flibustier était devenu dictateur du pays, mais c'était durant la première moitié du siècle.

Mais Yakoib Khan se tailla un empire dans le Turkestan et fut pendant treize années, jusqu'à sa mort, courtisé par te Tsar et la Reine d'Angleterre.

Max Blozer pouvait espérer le sort de Brooke, devenu Rajah de Sarawak. Surtout qu'en ces temps, il semblait que les grandes puissances se désintéressaient du Pacifique et qu'avec l'apparition du Dreadnought, les anciens cuirassés se vendaient à peu près au fric de la ferraille.

Cet empire du Pacifique, Moselli allait le ressusciter avec le roman publié vingt ans plus tard. Mais, si l'on regarde d'un peu près le texte, nous sommes dans l'immédiat après-guerre. Sans doute, les navires sont munis de la radio, mais nous ne sentons pas la présence des marines nippones et américaines. Il n'y a pas de porte-avions ni de "blimps", les petits dirigeables souples, pour surveiller la mer, une fois que les pirates se manifestent.

Il y a bien un croiseur américain, mais il ne paraît guère efficace.

Et puis il y a ce canon qu'un corsaire allemand a déposé dans une île et que Scournec achète à un fonctionnaire portugais. Il aurait fort mal supporté vingt ans d'attente !

Ce Pacifique reste l'océan des tramps, des trafiquants de coprah et de nacre, par le vaste océan, enjeu de la future guerre.

Mais passons... Les desseins de l'Empereur sont confus. Que veut-il ? Arrêter la navigation dans le Pacifique, humilier les blancs ? Il le dit, mais c'est un peu court.

Il ne s'appuie que sur un ou deux savants dévoyés, et une poignée de marins ivrognes, de repris de justice, de cerveaux étroits et sans envergure.

Tout cela n'empêche qu'il fascine, en raison même de ce flou, de ce mystère !

Et il impressionna un certain Georges Rémy, ayant à peine usé ses culottes courtes de boy-scout.- Entre deux aventures de Tintin, Hergé raconta, en effet, les aventures de Jo et Zette, deux enfants perdus en mer, recueillis par un sous-marin anonyme.

Ce sous-marin appartient à un savant fou, alors là, fou de la plus belle espèce. Mais génial. Tout comme l'Empereur, il pille les navires. Un gaz qui endort, un rayon qui arrête les machines et la radio, tout comme chez Moselli.

Mais là, le gaz, en une vingtaine de minutes, commençait par aveugler avant de tuer. Et des complices immunisés faisaient le reste.

Le savant rêve de construire un robot avec un cerveau humain. Ce qui rejoint les tentatives d'Ambrose Vollmer qui veut, lui, transformer ses cobayes en postes de radio.

Et le robot d'Hergé ressemble fort à l'image de ce malheureux à la tête casquée de cuivre qui languit au soleil d'un atoll.

Plus, Jo et Zette seront recueillis par des Papous qui les engraissent, comme ceux de l'Empereur qui ont fait d'un îlot leur garde-manger.

Les deux ouvrages sont contemporains, l'imitation est évidente. Imitation qui va plus loin que les détails, car l'idée du moderne pirate est la même. Seulement, ce personnage d'Hergé, bien que fou, est plus cohérent. Il a un but, on sait ce qu'il veut : devenir un dieu en créant un homme de métal doté d'un cerveau. Et c'est Moselli qui apparaît comme le plus raisonnable.

Il y aurait encore une influence possible, sur Cuvelier, dans la seconde partie des aventures de Corentin Foldoé : lorsque le jeune garçon et ses amis trouvent enfin le trésor du dragon jaune, il y a une débauche d'invention et de richesse, qui rappelle ce que nous trouvons "in fine", dans "Les Tueurs de Chinatown", lorsqu'enfin, les trois héros découvrent le trésor d'un ancien Empereur.

Et peut-être, en explorant davantage certains scénarios de bandes européennes, pourrait-on trouver d'autres souvenirs !

 

 


 

3.14 - L' EMPEREUR DU PACIFIQUE

L'Intrépide du n° 1150 (4 septembre 1932) au n° 1278 (17 février 1935)

Illustrations signées P. Roig

Par Claude Hermier

 

L'auteur signe de l'un de ses pseudonymes : Jack Mahan. Ce roman s'étend sur 129 numéros à raison de deux pages ; texte sur trois colonnes en petits caractères, comme c'était la coutume à l'époque.

"L'Empereur du Pacifique" fait date dans la production de Moselli. Je l'ai lu pour la première fois dans les années '80 alors que j'exerçais à Tahiti. Je viens de le relire presque d'une traite, la séduction se déployant avec toujours autant de force.

Roman sans concessions, ténébreux par les horreurs qui y sont rapportées. Une déferlante peu imaginable. Une menace, même pour nous lecteurs, dont nous sortons apeurés, inquiets et meurtris. Troublant hasard ! Dix ans plus tard, certains d'entre nous allaient vivre un cauchemar voisin.

De naufrages mentaux en interrogations folles nous sortons stupéfiés. Notre mémoire en gardera une couleur noire.

Roman de la nuit, "L'empereur" ne pouvait paraître que dans une publication Offenstadt, l'éditeur le moins pusillanime de l'époque dans le domaine de la littérature pour jeunes. Certains crièrent au sadisme. En fait Moselli prenait sa part, en libre esprit, du fardeau de ce qu'il y a de plus souterrain chez l'homme.

 

Résumé de "ce qui a paru".

"M. Bour-Lollay, dit le baron Mektoub, yachtman, son matelot Scournec et son invité le géomètre Christian Nordard, ont été enlevés et emprisonnés à bord d'un grand yacht, le Florida. Un mystérieux individu, évadé du bagne de Dartmoor, que ses acolytes appellent le docteur, fait placer sur les yeux des prisonniers un bandeau enduit d'une mystérieuse pommade qui, pendant plusieurs heures, les rend comme fous".

Plus tard, "ils se rendent compte qu'on injecte dans la cabine qui leur sert de prison, un gaz qui fait pleurer leurs yeux et rend leur respiration difficile".

Nordard disparaît !

Le baron et son matelot réussissent à s'enfuir, par une nuit de tempête.

 

"Après une succession de tragiques aventures", ils abordent dans la presqu'île de Molokhaï (Iles Hawaï) où se trouve la fameuse léproserie "chère" à Moselli.

"Ils sont emprisonnés à Honolulu comme complices de la bande de pirates inconnus qui dévastent le Pacifique" ! Bande dont ils entendent parler pour la première fois.

Le magistrat devant lequel ils sont amenés :

"Vous et vos complices, vous avez fait évader le sinistre empoisonneur Ambrose Vollmer ! Ambrose Vollmer qui, je vous l'apprends, si vous l'ignorez, vient de lancer un défi au monde civilisé et d'avouer que c'était lui qui avait fait disparaître  les six navires considérés comme perdus ! Six navires ! Des milliers de victimes !"

Ambrose Vollmer, c'est le chimiste assassin du Florida.

 

... Evasion des deux prévenus à bord d'un petit schooner... Une tempête... "Le schooner coule. Les deux hommes après deux jours de souffrance, sont recueillis par le paquebot américain California, allant à Yokohama. Le lendemain, ils sont réveillés par la sirène à brume du cargo qui a ralenti".

Aux dires des passagers et des hommes d'équipage, une brume, un brouillard vient brutalement de surgir. "Les passagers titubent comme s'ils ne voyaient plus clair". Aveugles ils sont devenus. "Seuls demeurent indemnes M. Bour-Lollay et Scournec" !

Le baron au capitaine : "Il y a quelques semaines, nous avons été prisonniers sur un yacht, où l'on nous a fait subir un traitement aux yeux. Nous n'en avions pas compris la signification ! Ce traitement, nous le comprenons maintenant, avait pour but d'essayer sur nous un remède contre le procédé qui permet d'aveugler les hommes. Vous comprenez ?"

Tous meurent sauf nos deux amis.

Surgit un vieux vapeur, le Sirius.

"M. Bour-Lollay et Scournec sont amenés à bord, ligotés, incarcérés".

... Ainsi en est-il des bateaux repérés par les pirates. L'équipage et les passagers sont assassinés au moyen d'un gaz mortel, le "gaz bleu" - sa teinte est en effet bleutée - puis c'est le pillage du navire avant qu'il ne soit coulé.

"... Six jours plus tard, ils aperçoivent des palmiers au-dessus des bastingages... Le Sirius est stoppé". C'est un atoll... On les y enferme...

" Ils réussissent à s'enfuir sur un canot "... Un ouragan... Le canot chavire...

"Après avoir passé de longues heures cramponnés aux débris de leur embarcation, ils abordent dans un second atoll"

Arrive "un homme de haute taille... aux lèvres minces, aux petits yeux noirs, au nez pointu". C'est Jules Monfarin, un Français.

- Vous allez marcher devant moi... J'ai un browning... Et en avant marche ! ... Et v'savez, j'aime pas répéter ! ..."

Cet atoll, comme le précédent, appartient aux pirates.

... Un repaire souterrain creusé dans le corail... Une salle aux parois recouvertes de liège.

"Sur des tablettes d'acajou fixées aux murailles, des coffres de bois verni, muni chacun, en son milieu, d'une énorme lentille de verre entourée de bâtons d'ébonite, étaient posés".

Devant chaque boîte est  placé un fauteuil.

Monfarin : " - Des machins... De la télévision, qu'ils appellent ça ! N'y a qu'à tourner un bouton et on voit ce qui se passe à New York... à Frisco... à Marseille... à Brisbane... Partout on a des agences ! ... Attendez un peu ! ... Quand l'empereur aura tout installé ! ... On sera les maîtres partout ! ... On fera la loi ! [...]

A ce moment, un hurlement étranglé résonna longuement, un hurlement d'intense souffrance comme l'on en entend que dans les chambres de torture ou dans les asiles de fou.

- Ah ! Ah ! ... C'est toujours cet emplâtre d'Ecossais qui piaille. Il devrait pourtant être habitué depuis le temps ! ... [...] Et alors le docteur fait des expériences sur lui... parce qu'il est résistant, vous vous rendez compte ! ... Il lui trifouille les yeux... et la tête ! ... Et alors ça lui fait mal ! ..."

 

Le docteur Otto Morbach de l'Université de Stuttgart flanqué de Ambrose Vollmer le chimiste, inventeur du gaz mortel, viennent interroger le baron et son matelot. Qu'ont-ils observé sur le California ?

"J'espère obtenir de vous quelques renseignements précieux pour la science !"

Nordard ? "On se livre sur lui à des expériences qui, je l'espère, se termineront bien ! ... C'est un grand honneur pour lui ! Il souffre pour la science !"

"Je suis Ambrose Vollmer, le chimiste, qui a failli avoir le prix Nobel, il y a quelques années ! [...] J'ai déjà combiné différents gaz... dont certains peuvent être d'un grand secours pour guérir la tuberculose... Mais ce n'est pas d'eux qu'il s'agit pour l'instant ! ... C'est des gaz... du gaz avec lequel j'annihile les équipages des navires... Je sais que vous étiez à bord du California, dont un des survivants, qui n'était pas immunisé, m'a été amené ! Vous avez dû observer ce qui se passait, à bord de ce paquebot !"

 

Le baron et Scournec prennent l'air accompagnés de Monfarin.

Monfarin : "- Je vais vous faire voir quelque chose ! ... On ne l'entend pas ! ... il doit dormir ! ..."

... Une fosse où "un homme était étendu et semblait dormir [...] ses poignets étaient attachés derrière son dos à l'aide d'une chaînette de métal doré. C'était un homme de race blanche. Sa tête était enfermée dans un cylindre de métal aux reflets blanchâtres, percé d'un trou rond à la hauteur de la bouche [...]

- Vous voyez son casque ? C'est un traître. Il est condamné à rester comme ça... pour toute sa vie ! ... Et puis on fait des expériences sur lui ! Des expériences... Le docteur lui a enlevé les yeux et les a remplacés par des piles électriques de son invention... histoire de savoir ce que fait le nerf... le nerf optique ! Et on lui a découpé le crâne en deux endroits... [...]

Ils veulent arranger le cerveau de ce type de façon à ce qu'il entende la T.S.F. sans appareil ! Les ondes électriques... qui font marcher la T.S.F.  ; eh bien, m'sieur Vollmer, il dit qu'on pourrait les entendre sans appareil, si on avait les nerfs arrangés comme ça ! ... Alors il les lui arrangés ! ..."

 

Bour-Lollay et Scournec, ainsi que l'Anglais Tomkins - le marin l'a sauvé de la dent d'un requin - s'enfuient après avoir envoyé, dans l'autre Monde, Morbach par le moyen expéditif de la chaise électrique. C'est Tomkins qui devait finir ses jours de cette façon. Mais Scournec veillait au grain.

 

Sydney. Dans un des repaires des pirates, la boutique d'un cireur. Bour-Lollay se retrouve prisonnier dans une cage de fer.

L'empereur du Pacifique. "Devant lui, un homme de petite taille, revêtu d'un costume de soie couleur paille, était debout. A son visage, d'un jaune safran, où brillaient deux petits yeux bridés surmontés de pommettes saillantes, M. Bour-Lollay jugea que l'inconnu était de race asiatique – hindou ou malais ? Et sa physionomie respirait une énergie farouche".

- Depuis plusieurs mois, je vous trouve devant moi ! [...] Vous perdez votre temps ! ... M. Christian Nordard est mort ! Il a été utilisé avec profit pour certaines expériences ! ... Vous-même, vous allez nous servir pour l'avancement de nos travaux ! ..."

Mektoub est à nouveau transporté dans un atoll. Enfermé, il parvient à quitter sa prison... un couloir... un ascenseur... un autre couloir... une porte.

Une petite pièce ? Et des éprouvettes, des cornues, des alambics,..., des condensateurs, redresseurs de courant,  bobines, transformateurs, oscillateurs,... Une civière, des traces de sang...

Dans la pièce voisine : une table d'opération, des instruments de chirurgie, des liquides antiseptiques,... "Et d'autres instruments aux formes inquiétantes" tels que scies, vilebrequins, marteaux, ciseaux à froid, arrache-nerfs,... destinés à percer, piquer, couper, trancher, briser,...

Enfin une galerie de douze mètres sur quatre.

 

Extraits des chapitres LXV et LXVI.

 

Son côté le plus grand, qui faisait face à la porte, était creusé de niches larges d'un mètre et hautes du double. Dans chaque niche, un être humain était maintenu, suspendu, retenu... Un être humain ? Ou bien un monstre, le produit de quelque cauchemar ?

M. Bour-Lollay, livide, se sentit flageoler.

Dans la première niche, sur sa gauche, un homme emmailloté de linges sanglants était debout. De sa face, l'on ne voyait que la bouche et les yeux, qui étaient fermés. L'homme dormait d'un sommeil hypnotique, qui le faisait ressembler à un mort, ou à un masque de cire. Au-dessus de lui, groupés sur une tablette de verre vert, toutes sortes de bobines, de transformateurs, d'instruments bizarres, se distinguaient. Ils étaient reliés par des fils de cuivre soigneusement isolés, avec les différentes parties du corps du dormeur.

La deuxième était "habitée" par un autre martyr.

Celui-là, l'on ne voyait rien de lui, sinon une vague forme humaine, comme le corps d'un mort à travers son suaire. Lui aussi était environné, enveloppé comme dans un filet, par un réseau de fils électriques qui s'enfonçaient dans les bandages qui le recouvraient.

Plus loin, la troisième niche contenait quelqu'un dont on ne voyait rien, sinon un énorme casque de cuivre cylindrique, auquel étaient fixés des petits cadrans et des minuscules ampoules électriques.

M. Bour-Lollay vit que la quatrième et cinquième niche renfermaient, elles aussi, des paquets de pansements lardés de fils électriques, et qui affectaient vaguement la forme d'un corps humain.

Au-dessus de chaque niche, entre sa partie supérieure et la tablette de verre supportant les différents appareils, une fiche était accrochée à un clou.

M. Bour-Lollay y lut des signes bizarres, se rapportant à des mesures radio-électriques, du moins, il le supposa.

Scournec était sans doute parmi les occupants des niches ? Et Christian Nordard aussi ?  Mais où ? Dans lesquelles ?

Qu'importait, d'ailleurs ? Où qu'ils fussent, personne, en ce monde, ne pouvait rien pour eux.

Titubant, comme ivre d'épouvante, d'horreur, M. Bour-Lollay longea lentement la muraille.

Un choc à la tête le fit sursauter violemment. Il avait heurté un crochet de fer placé à l'extrémité d'une chaîne pendant d'un petit chariot suspendu au plafond, parallèlement à la rangée de niches.

M. Bour-Lollay comprit : ce chariot devait servir, sans doute, à hisser les infortunés, lorsqu'on les plaçait dans les sépulcres où ils allaient souffrir les tortures imaginées par Ambrose Vollmer.

Machinalement, M. Bour-Lollay tâta son pistolet automatique. Il contenait encore trois balles. Largement de quoi tuer !

M. Bour-Lollay revint sur ses pas et s'arrêta. Il était tellement imbibé d'horreur qu'il en avait presque oublié pourquoi il était là.

Il eut un violent frisson, et, brusquement, s'approcha du premier individu de la rangée, celui dont on voyait les yeux et la bouche.

Il dormait. M. Bour-Lollay étendit la main vers lui, eut une courte hésitation, et, doucement, le secoua.

L'homme ne se réveilla pas. M. Bour-Lollay renouvela sa tentative, avec plus de force.  Il vit les yeux de l'inconnu s'ouvrir et darder un regard épouvanté, cependant que, de sa bouche, sortait un gémissement de souffrance.

– Grâce ! hoqueta-t-il d'une voix rauque. Gr...âââce ! ... Tuez-moi ! ... Ne me faites plus souffrir ! ...Pitié ! ...

– Je suis un ami ! ... rassurez-vous ! articula avec lenteur M. Bour-Lollay, dont l'émotion était tellement intense qu'il pouvait à peine former ses mots.

Mais l'homme ne comprit pas et ne s'arrêta pas de gémir ;

M. Bour-Lollay dut renouveler encore deux fois son explication. Finalement, l'infortuné cessa d'implorer, mais continua de lancer à la ronde des regards de terreur.

– Je suis un ami ! reprit M. Bour-Lollay. Une victime, comme vous, du docteur Vollmer ! ...

L'homme ne répondit pas, mais M. Bour-Lollay entendit ses dents qui s'entre-choquaient.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il doucement.

L'homme demeura muet, mais M. Bour-Lollay, en suivant la direction de son regard, vit qu'il fixait le pistolet qu'il tenait à la main.

– Si... vous avez... encore un peu de pitié dans le cœur, parla enfin l'inconnu, achevez-moi ! ... Par ce que vous avez de plus sacré ! ... Achevez-moi ! ... une balle dans la tête ! ... Oh ! ...oh ! oh ! oh ! oh ! ... Ah ! ...

– Mais je peux vous sauver ! s'écria M. Bour-Lollay. Essayer de vous enlever d'ici, de...

– Je n'ai plus de pieds, ni de mains, sir ! ... J'ai la plupart des nerfs à vif, avec des fils de haute et basse fréquence fixés à leur extrémité... et le sort des autres est pire !

"Le troisième... le Français ! Il est au dernier degré de l'expérience ! ...

"Il ne voit plus, il n'entend plus, il ne sent plus, il ne parle plus ! ... Plus d'yeux, ni de langue, ni de tympan ! A la place des bobines d'induction... des modulateurs... Le docteur veut le transformer en récepteur de T.S.F. vivant ! ... Le plus sensible qu'il soit !

"Son système nerveux est "accordé". Chaque fois que l'on touche aux condensateurs qui sont sur son casque, il souffre affreusement... Il faut qu'il souffre ! Le docteur dit qu'il a pu augmenter sa sensibilité à la souffrance ! ... Le docteur dit qu'il est presque au point ! ...

"Il est nourri artificiellement... et il vit... et il réagit ! ... Il vit juste pour souffrir ! ...

"Et nous, nous nous acheminons vers ce sort... par étapes...

"Le docteur procède avec méthode...

"Moi, je vois et j'entends encore... je peux parler et me nourrir... mais mes voisins sont déjà aveugles et muets... et, lorsque les expériences qu'ils subissent seront finies, mon tour viendra !

"Maintenant que vous savez, n'allez-vous pas faire cesser mes souffrances ? Si vous n'êtes pas un bourreau et un monstre comme le docteur, vous le ferez ! ...

L'infortuné, qui avait parlé vite, tout d'une traite, d'une voix sifflante, se tut, à bout de forces, mais ses yeux restèrent fixés sur M. Bour-Lollay, sur son browning.

Un silence suivit, pendant lequel seul s'entendit la respiration précipitée du martyr.

M. Bour-Lollay avait la bouche sèche, la gorge serrée.

– Il n'y avait qu'un Français ici ? demanda-t-il.

– Oui...

– Il y a longtemps qu'il est ici ?

– Plusieurs mois, sir ! ... Tuez-moi ! Tuez-moi !

Plusieurs mois ! ... Alors, c'était Nordard qui vivait, sous le casque de cuivre.

– Et vous, il y a longtemps que... vous êtes ici ? insista le baron Mektoub.

L'homme, qui espérait par sa docilité obtenir la fin de ses souffrances, répondit sans hésiter :

– Quatre mois... ou à peu près, sir ! ... J'étais commissaire à bord d'un paquebot britannique, le Magdalena, où j'ai seul survécu après les gaz asphyxiants et aveuglants... et l'on m'a transporté ici.

– Alors, on ne peut plus communiquer avec le Français ? questionna brusquement M. Bour-Lollay. Il ne voit plus, il n'entend plus... Comment est-ce que le docteur communique avec lui alors ?

– Par un système de télégraphe... comme le morse ! ... il frappe sur le casque ! ... Les vibrations se transmettent au diaphragme du... du patient... qui répond en soufflant dans un sifflet extrêmement sensible... Je sais cela pour l'avoir entendu expliquer par le docteur à un autre homme...

– Et si... le Français ne voulait pas répondre ?

– Il subirait sa punition... des décharges électriques très douloureuses. Car il peut encore raisonner ! Son cerveau est intact. Le docteur Vollmer le soigne particulièrement ! ...

"Sir ! Au nom de votre mère, si vous avez un peu de pitié, tuez-moi ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Tuez-moi ! ... ;

" Vous devriez nous achever tous ! Les autres... ils ne peuvent pas parler, ils ne peuvent rien faire pour communiquer avec vous, mais, s'ils pouvaient... O Dieu !

La voix de l'infortuné chavira. Ses yeux se fermèrent. Entre les paupières, M. Bour-Lollay vit couler de petites larmes qui roulèrent sur la peau et disparurent dans les pansements qui recouvraient presque entièrement le visage du misérable.

La main du baron se crispa sur son pistolet. Mais il n'acheva pas le geste commencé. Il hésitait. Il ne savait plus que faire ! Achever ainsi un homme, si grandes que fussent ses souffrances, lui apparaissait comme un assassinat.

– Un instant ! dit-il.

L'ancien commissaire ne lui répondit pas. Il rouvrit les yeux et le regarda avec une expression d'atroce détresse.

M. Bour-Lollay marcha en titubant vers l'homme au casque...

Il frappa contre la carapace de cuivre. Appelant à lui ses souvenirs, car il avait été télégraphiste lors de son service militaire, il composa cette phrase en télégraphe morse, des coups légers formant les points et des coups plus appuyés les traits :

– Je suis Bour-Lollay, de Paris ! ... Etes-vous Christian Nordard ?

Sa phrase terminée, M. Bour-Lollay attendit.

Tout d'abord, il n'entendit rien et se demanda si son signal avait été compris, avec l'espoir que ce n'était pas Nordard qui était dans la niche.

Mais une série de sifflements irréguliers qu'il traduisit instinctivement au fur et à mesure qu'ils étaient émis, arriva à son oreille :

– Oui... je suis Christian Nordard ! Vous êtes prisonnier ?

– Non ! ... Je suis seul ici... m'étant évadé...

– Alors, tuez-moi ! ... Tournez le premier et le quatrième commutateurs qui sont au-dessus de moi ! Tournez-les vers la gauche, et je serai foudroyé ! ... Je vous demande cette dernière preuve d'amitié, Bour-Lollay ! ... et ne dites pas à mon frère comment je suis mort.

 

 

M. Bour-Lollay tressaillit. Ainsi, Christian Nordard ne savait pas que son frère était mort! Mais qu'importait ! C'était bien loin, tout cela.

Comme il ne répondait pas, le sifflement reprit :

–... après, vous soulèverez la trappe qu'il y a au bout de la galerie ici... Elle donne dans les réserves d'explosifs  ; vous ferez tout sauter...

"Ma cervelle bout ! ... Faites vite ! ... Adieu !"

Machinalement, M. Bour-Lollay regarda le sol cimenté et aperçut, à quelques mètres de lui, la plaque de fer d'une trappe...

Christian Nordard avait raison ! ... Il fallait tout détruire !

Les appartements d'Ambrose Vollmer n'étaient pas loin, sans doute ; le médecin assassin serait anéanti en même temps que ses victimes ! ... Ce serait bien ainsi.

De nouveau le sifflement s'entendit :

– Achevez-moi ! ... Achevez-moi ! ... On peut venir ! ... Adieu !

– Adieu ! composa M. Bour-Lollay, sur le casque de cuivre.

 

LXVI.

 

M. Bour-Lollay recula d'un pas, et, la main violemment crispée sur son pistolet automatique, se retourna vers la porte, qu'il vit pivoter sur ses gonds avec lenteur.

Un homme apparut : Ambrose Vollmer.

Le médecin assassin était revêtu d'un pyjama de crépon blanc qui lui donnait une allure fantastique... Dans chaque main, il tenait un browning.

Derrière lui, M. Bour-Lollay vit des ombres... plusieurs Canaques.

– Ne bougez pas ou vous êtes mort, mister Bour-Lollay ! articula la voix sarcastique d'Ambrose Vollmer. Pas un geste ! ...

M. Bour-Lollay était si saisi qu'il demeura immobile, non pour obéir au bandit, mais parce qu'il ne pensa pas à bouger...

– Félicitations ! ricana Vollmer. Je ne vous croyais pas si débrouillard, mister Bour-Lollay ! Vous me prouvez qu'on en apprend tous les jours ! ...

"Mais vous avez eu tort de quitter votre appartement où vous auriez pu jouir encore une semaine ou deux d'un délai de grâce ! Tandis que vous allez, tout de suite, devenir locataire d'une niche ! ...

 

"Je suis impatient de savoir quelles seront vos réactions visuelles sous l'influence des rayons "oméga", après le traitement que je vous ai fait subir !

"Tatara ! ... Aïmo ! ... Totuha ! ... Eioua ! ... Eioua ! ..."

Ambrose Vollmer se rejeta en arrière. Trois gigantesques Canaques se ruèrent dans l'ouverture de la porte.

M. Bour-Lollay leva le bras ; par trois fois, il fit feu... Trois détonations dans la même seconde ! ...

Les Trois Canaques, grièvement atteints, s'écroulèrent en hurlant, tandis que M. Bour-Lollay, déchaîné, se ruait vers Vollmer.

Le médecin assassin à bout portant fit feu. Les balles passèrent au-dessus de la tête de M. Bour-Lollay qui, fou de rage et d'horreur, porta au bandit un terrible coup de poing de son pistolet vide, qui l'atteignit en plein front.

Ambrose Vollmer tomba, lâchant ses deux brownings.

M. Bour-Lollay les ramassa, les fourra dans ses poches et, empoignant Vollmer inanimé, le traîna dans la galerie des "niches".

– Tuez-le ! ... Tuez-le ! cria une voix rauque, celle du commissaire du Magdalena, qui avait tout vu, tout compris.

M. Bour-Lollay ne répondit pas. Lâchant Vollmer, il repoussa hors de la galerie les corps sanglants des trois Canaques et referma la porte.

Lacérant alors la veste du pyjama de Vollmer, il s'en servit pour lui attacher solidement les poignets derrière le dos.

Il serra si fort que la douleur ranima le médecin assassin.

Vollmer rouvrit les yeux, poussa un gémissement et frissonna.

M. Bour-Lollay, penché sur lui, le fixait.

– Epargnez-moi et je vous rends la liberté ! réussit à dire le misérable.

M. Bour-Lollay se mit à rire, d'un rire nerveux, sans timbre.

Vollmer respira fortement. Il comprenait qu'il était perdu.

– Tuez-le ! ... Tuez-le ! ... grinça le misérable qui occupait la première niche.

– Oui. Il va mourir ! prononça M. Bour-Lollay.

– A quoi ma mort vous servira-t-elle ? fit Vollmer, d'une voix basse et lente. Si je ne vous donne pas les moyens de sortir d'ici, vous êtes perdus ! ... Rien ne peut vous sauver ! ... Si vous m'épargnez, je vous fais riche et je vous laisse quitter l'atoll ! ... Pensez à votre intérêt ! ...

– Imbécile ! prononça M. Bour-Lollay d'une voix qui tomba comme un plomb sur le prisonnier.

Il se pencha sur lui et, par surcroît de précautions, lui entrava les chevilles. Vollmer se laissa faire. Le coup qu'il avait reçu l'avait privé de ses moyens, et il ne pouvait pas grand-chose, d'ailleurs...

M. Bour-Lollay marcha vers Christian Nordard, vers le débris humain enfermé dans le cylindre de cuivre, et qui n'était plus qu'un cerveau capable tout juste de souffrir.

Un rapide dialogue s'engagea au moyen du télégraphe Morse, entre les deux amis :

– Nordard ! ... Je tiens Vollmer que j'ai fait prisonnier !

– Vous dites vrai ?

– Je le jure ! Que faut-il en faire ?

– Attachez-lui à la main droite et au pied gauche des fils que vous brancherez aux bornes qui sont sous les premier et quatrième commutateurs placés sous une niche vide, et tournez les commutateurs... Et puis achevez-moi... je vous en supplie... Je mourrai heureux ! ... Adieu ! ...

– Adieu ! composa M. Bour-Lollay, le cœur chaviré.

Il revint vers Vollmer.

– Je vais te brancher au premier et au quatrième commutateurs d'une niche ! ... C'est Nordard qui me le demande ! ... Tu comprends, dit-il en fixant le bandit qui fit entendre un véritable aboiement d'épouvante.

– Non ! ... Non ! ... Ne faites pas cela ! ... Tuez-moi ! ... Pendez-moi ! ... Ce que vous voudrez ! Ne faites pas cela ! Oh ! ... Oh ! Oh ! Pas ça ! ... Pas ça ! ...

Et Ambrose Vollmer, au comble de la terreur, se cogna de toutes ses forces le crâne contre le parquet de ciment.

M. Bour-Lollay l'empoigna par les oreilles et le maintint. Il le souleva, le mit debout, et le soutenant ainsi, lui emmaillota le crâne avec l'étoffe qui restait de la veste de son pyjama.

Les fils électriques ne manquaient pas ! ... M. Bour-Lollay n'eut qu'à couper quelques-uns de ceux qui enserraient les malheureux maintenus dans les niches.

Rapidement, il en dénuda les extrémités, puis, comme le lui avait indiqué Nordard, il relia le poignet et la cheville de son prisonnier à la première et à la quatrième bornes placées sous une des niches vides.

– Grâce, aboya Ambrose Vollmer, les yeux hors de la tête. Grâce ! ... A moi ! ... A moi ! ... A l'assassin ! ... Ah !

Sa face était devenue si hideuse que M. Bour-Lollay eut un frisson d'épouvante.

Il étendit la main vers les commutateurs et, l'un après l'autre, les tourna...

Une effroyable secousse fit tressauter le corps d'Ambrose Vollmer, dont le visage devint rouge sombre, presque noir. Ses traits se convulsèrent, sa bouche s'ouvrit, ses yeux se gonflèrent comme s'ils allaient jaillir hors des orbites, son nez se plissa. Un masque atroce, sans nom, que les mots sont impossibles à décrire !

Et une petite plainte aiguë, essoufflée, jaillit de la gorge du misérable dont tout le corps ondula par saccades sous les ondes de douleur.

M. Bour-Lollay dut tourner la tête pour ne pas le voir plus longtemps.

Il se sentait devenir fou, sa raison prête à chavirer.

...............................................................................

Ambrose Vollmer, la face hideusement contractée par d'abominables souffrances, vivait toujours. M. Bour-Lollay n'osa pas le regarder.

– Achevez-moi, sir ! ...  Achevez-moi ! lui cria - si l'on peut appeler cela crier ! - l'ancien commissaire du Magdalena.

M. Bour-Lollay ne répondit pas. Il ouvrit la porte de la galerie, enjamba les corps inanimés des Canaques et passa dans la pièce où étaient les étranges outils nickelés.

Des sifflements précipités, saccadés, le firent sursauter. Ils étaient produits par Christian Nordard, par ce qui restait de Christian Nordard ! ...

M. Bour-Lollay déchiffra les signaux du morse :

– Achevez-moi ! ... Achevez-moi ! ...  Achevez-moi ! ... Je souffre ! Achevez-moi ! ...

Le baron Mektoub se sentit froid dans le dos. Le moment d'agir était arrivé.

Si cruel qu'il fût, son devoir était d'achever les misérables qui agonisaient dans les niches.

Il enjamba le corps d'Ambrose Vollmer, qui ne bougeait plus, et, avec un tremblement de tout son corps, tourna les commutateurs que lui avait indiqués Nordard.

Un ronflement doux s'entendit... Lorsqu'il se fut apaisé, il ne dura qu'une fraction de seconde : les sifflements avaient cessé. Le supplice de Christian Nordard était fini ! ...

– Moi aussi ! ... Achevez-moi, sir ! ...lança, de sa niche, l'ancien commissaire du Magdalena, qui avait tout vu, tout compris

M. Bour-Lollay ne répondit pas. Il se sentait devenir fou. C'était trop d'horreurs accumulées ! ....

Pourtant, il ne pouvait laisser ces misérables continuer à souffrir des tortures infernales ! ...

Brusquement, il bondit vers la première niche et, hagard, les yeux hors de la tête, étendit la main vers les commutateurs qui allaient lancer le courant mortel dans le corps mutilé de l'ancien commissaire du Magdalena.

Il eut le temps de distinguer un mot :

Thanks ! ... (Merci !)

Et le ronflement léger qu'il avait déjà entendu arriva à ses oreilles...

La tête emmaillotée de pansements de la victime d'Ambrose Vollmer retomba sur sa poitrine.

Successivement, M. Bour-Lollay alla tourner les commutateurs des autres niches, puis, comme un fou, il dégringola les degrés de l'échelle de fer conduisant au caveau.

 

Dans "Deux siècles de paralittérature", Gabriel Thoveron : " Dans l'Empereur du Pacifique, Ambrose Vollmer conduit dans son atoll des expériences sur des êtres humains, des expériences auprès desquelles celles du Dr Mengele, durant la dernière guerre, semblent tout à fait anodines."

 

Il y a cet atoll sur lequel arrivent, à bout de forces, le baron et son matelot (naufragés une fois de plus)  et où vivent "d'énormes nègres" gras à souhait car se nourrissant de noix de coco et de cochons noirs qui pullulent.

Surprise des naufragés quand surgit "un être de race blanche qui pour tout vêtement, était affublé d'un pantalon de toile... d'étoffe... qui n'avait plus de couleur et avait été rapiécé, radoubé avec des fibres ou plutôt des herbes sèches.

Le visage de l'inconnu était véritablement étonnant ; qu'on se représente un crâne chauve, au sommet duquel subsistait une touffe de cheveux gris, hirsutes comme une houppe de clown...

Un front très haut, creusé de rides ; deux petits yeux jaunes, sans cils, ni sourcils, un nez épaté, camard et, enfin, une barbe grise, touffue, emmêlée, désordonnée, qui se confondait avec sa moustache et rejoignait, de chaque côté, au-dessus des oreilles, deux petits paquets de cheveux..."

C'est un Américain, Simon Goldwyn, "ingénieur diplômé de la High Technical School, de Philadelphie...". Il raconte. Enlevé par l'Empereur du Pacifique, il est débarqué sur un atoll.

"Menacé de mort, j'ai dû diriger la construction de plusieurs repaires sous-marins situés dans différents atolls placés en dehors des routes maritimes. J'ai été obligé de dresser des plans, de superviser toutes sortes de travaux et d'installations délicats et compliqués... des caveaux sous-marins, des galeries, des puits... des appontements, des conduits ! ... Pour mon malheur, j'avais acquis une certaine notoriété, en Amérique, pour les travaux sous-marins... Et "l'Empereur" le savait ! ...

Le plus pénible,... le plus long a été la construction du principal repaire des pirates..., dans un atoll invisible - je veux dire dont le sommet n'a pas encore atteint la surface de l'océan de la Grande-Barrière Australienne ! ...

Je peux dire, sans me flatter, que c'est mon chef-d'œuvre ! ... "

Il surprend alors une conversation "au cours de laquelle j'entendis l'"Empereur" ordonner à un de ses malandrins de me "rayer des contrôles". J'avais appris ce que signifiait cette formule ! ...". Il s'enfuit à bord d'un canot automobile. Pour arriver sur cet atoll.

Les Papous de l'île sont à l'engrais. De temps en temps, des Canaques viennent sur des pirogues. Une dizaine de nègres, les plus gras, sont emmenés pour être mangés. Ces Canaques cannibales ont trouvé là un appréciable garde-manger.

... Lors d'une de leur expédition Scournec et ses deux compagnons s'emparent d'une de leurs pirogues et s'enfuient.

 

C'est à bord du vapeur City-of-Peking où se trouvent six cent coolies bien armés que les trois hommes arrivent dans les parages du "Point 000", principal repaire de l'Empereur, un atoll situé dans la Grande Barrière de Corail, au large de la côte du Queensland.

Les bandits vivant sur l'île sont tous massacrés. Les Chinois pillent les "immenses cryptes" recelant "les armes et les trésors de l'Empereur du Pacifique..." qui reste introuvable...

"Ils cherchaient l'Empereur... l'Empereur que connaissait M. Bour-Lollay ! ... Où était-il ? ...

Qui le saura jamais ? ... [...]

Alors que Scournec et ses compagnons éclairés par des torches électriques, [...] venaient de pénétrer dans une petite crypte au fond de laquelle une porte d'acier était ménagée, il leur sembla entendre un éclat de rire...

Ils le crurent !

Mais une détonation assourdissante les cloua sur place, cependant qu'autour d'eux des blocs de ciment et de coraux s'abattaient et que, par les brèches de la voûte, l'eau de la mer s'engouffrait avec un mugissement épouvantable."

L'Empereur avait détruit son repaire.

Seuls rescapés, M. Bour-Lollay et Scournec seront recueillis par le schooner britannique Mangareva. Les deux hommes "à demi-fous" étaient "accrochés à une planche épaisse à demi-calcinée". Ils ne purent d'ailleurs "jamais savoir comment ils avaient été sauvés".

Dernières lignes :

"M. Bour-Lollay est revenu en France avec Scournec... Un héritage opportun l'a, d'après son expression, "remis à flot".

Il est en ce moment sur la Côte d'Azur avec son fidèle matelot et cherche à acheter un yacht. Car ses aventures ne l'ont pas découragé de naviguer".

 

L'Océan Pacifique joue, dans ce roman, un rôle essentiel. C'est lui qui tisse les lignes des aventures du récit. Nous vivons dans un monde régi par les grands signes de l'horizontalité. La terre - les terres - se réduit à quelques atolls dont certains n'émergent même pas encore.

Nous nous déplaçons dans un espace-temps sans limites précises, une étendue sans repères, dont les lointains sont indéfiniment reculés.

Le caractère ambivalent de l'océan lui fait se jouer de l'homme. Car au calme plat succède la tempête. Le motif du navire en détresse, du naufrage devient obsession.

L'océan et l'atoll sont en communion totale. L'atoll est aussi bien refuge - d'accès difficile il est vrai, du fait des récifs coralliens - après des jours et des jours de dérive, que danger  ; ceux que nous abordons sont la "propriété" de l'Empereur et nous savons qu'y pénétrer c'est terminer ses jours d'abominable manière. 

Et quelles terribles tempêtes devrons-nous affronter !

Le schooner Tariri, sur lequel se trouvent M. Bour-Lollay et Scournec, pris dans une formidable tempête, coule. Scournec et le baron se retrouvent accrochés à une cage à poules, projetés tels des projectiles "au sommet d'une vague ou enseveli dans les profondeurs liquides".

Moselli excelle à décrire le combat de l'homme soumis aux caprices de l'océan en furie. Et combien de cyclones dans "L'Empereur" ! Ah ! Sommes-nous ballottés, propulsés, éperdus de fatigue, de souffrances, d'angoisse !

Des pages et des pages dont on ne se rassasie pas. Je ne trouve pas d'équivalent chez les romanciers de l'aventure maritime.

Scournec "devait mesurer son souffle, attendre qu'il ait la tête hors de l'eau pour respirer. Par instants, la cage se renversait sur lui. C'était tout juste s'il parvenait à ne pas être arraché d'elle. Il haletait. Ses yeux brûlés par la mer, le faisaient horriblement souffrir.

Autour de lui, c'était toujours les ténèbres de poix, où ne se distinguaient que les traînées et les flaques d'écume des longues lames bouillonnantes". Le jour se pointe.

"Autour de lui, Scournec ne vit que la succession de gigantesques vagues grises que le vent poussait, creusait, pulvérisait".

 

Après avoir exécuté Ambrose Vollmer et achevé les suppliciés soumis aux expériences du sinistre médecin, M. Bour-Lollay fait sauter la réserve de munitions des pirates.

Le baron monte à la surface alors qu'un cyclone passe sur l'atoll.

"Trébuchant, glissant, se heurtant aux aspérités, aux angles, aux pointes des madrépores, il progressa lentement, sans savoir où il allait. [...] A certains moments, il devait s'accrocher au corail pour ne pas être enlevé. Des masses liquides arrivaient sur lui, le recouvraient, le submergeaient et étaient aussitôt arrachées, enlevées, dispersées par les rafales.

M. Bour-Lollay n'était plus qu'une plaie. Ses mains, ses bras, ses jambes, éraflés, égratignés par les aspérités du corail, saignaient abondamment. Il devait escalader à tâtons des blocs de madrépores,..."

Puis c'est le naufrage, agrippé à un tronc de cocotier que le vent a arraché. "Secoué, submergé, chaviré, renversé, culbuté, assommé, le baron demeura collé à son arbre [...]. Ce n'était plus qu'un animal luttant pour sa peau [...]. La tempête continuait. La mer bouillonnait comme l'eau dans un chaudron."

 

L'écriture de Moselli est caractérisée par une énergie propulsive obsédante. Il y a là une obstination âpre et martelante.

 

Gabriel Thoveron dans "Deux siècles de paralittérature" : "La cruauté [chez Moselli] souvent gratuite et toujours excessive de ses œuvres est sans doute ce qui a le plus marqué ses jeunes lecteurs comportant quelques scènes particulièrement sadiques dans leur mémoire : il est des horreurs que l'on n'oublie pas." Les atrocités que décrit le romancier ont "un caractère horriblement détaillé" et "sont de l'horreur pour l'horreur."

Le goût du cruel chez Moselli ne trouve-t-il pas son origine dans l'ambivalence des instincts ? Ne tentait-il pas de refouler ses obsessions et ses angoisses en se libérant par l'écriture ? Ce qui expliquerait cette attirance de nature névrotique vers tout ce qui est fatal.

Le malandrin Monfarin qui remplit les fonctions de policier sur l'atoll où sont emprisonnés Bour-Lollay et Scournec est un bel exemple de machine à faire souffrir.

"Monfarin alluma un énorme havane à bague d'or :

- On est bien, hein ? Cet air pur ! ...Ce ciel bleu ! ... Moi ça me rend poétique ! ... Je suis comme ça ! ... Venez ! ... Je vais vous faire voir quelque chose ! ..."

Ce quelque chose, c'est l'homme de la fosse. L'homme dont les yeux ont été remplacés par des piles.

"L'horrible coquin, ayant ramassé quelques fragments de corail, les lança adroitement sur le malheureux qui dormait. Ils allèrent frapper son casque qui résonna. L'homme réveillé se redressa brusquement. Un gémissement sourd jaillit à travers le trou de sa cagoule de métal.

- Mets-toi à l'ombre, idiot, ou je vais te corriger, moi !"

... Le malheureux, confiné dans la fosse, se redresse maladroitement pour retomber et ramper vers l'angle ombragé de son trou.

- Très bien comme ça ! ... Que je ne te vois plus au soleil, parce que, sans ça... pas de drogue cette nuit ! ..."

L'homme frissonna, gémit... Monfarin, un cynique hors du commun ? Certes  non ! Dans certaines conditions particulières, guerres entre autres, sont commises des exactions dont les auteurs n'ont rien à envier à Monfarin.

Moselli n'exagère pas. Les Monfarin ne sont pas si rares. Et il suffit souvent de peu de choses pour que le brave type devienne le pire des salauds.

Le supplicié, c'est le lecteur. Le lecteur, c'est Monfarin. La scène ahurissante de l'homme dans la fosse procède de l'âme dionysiaque qui émerge d'un monde secret extatique. Sous l'apparence sont des gouffres où veillent les forces élémentaires.

La cruauté et le cynisme de l'Empereur, de Vollmer, de Monfarin sont-ils prémices de décadence ? Car, ici, l'homme semble tirer plaisir de sa propre destruction. Il n'y a pas déshonneur à mettre au jour la bestialité de l'homme, bestialité qui, quand elle n'est pas bridée, bouscule les bornes du supportable ;

 

De 1980 à 1986, je vécus dans le Pacifique Sud, Archipel de la Société, des Tuamotu, des Marquises.

Et quand j'allais d'une île à l'autre (Moorea, Huahiné, Bora-Bora, Maupiti,...) en goélette, d'un atoll à l'autre (Rangiroa, Mangareva,...), l'Empereur ne me quittait pas. D'autant qu'il était probablement encore en vie. Son chroniqueur, José Moselli nous le dit. Scournec et M. Bour-Lollay ne le trouvèrent pas quand fut détruit son atoll. "Où était-il ? ...Qui le saura jamais ? ...". Et cet éclat de rire ! Immortel, L'Empereur du Pacifique ! Toujours présent dans les eaux du Pacifique !

Aussi, quand au petit matin se profilait un atoll, je revivais les émotions de Scournec et de Bour-Lollay. Le frisson de l'aventure me gagnait. Un frisson de plaisir. Et j'arpentais le mince anneau de corail scrutant les anfractuosités. Cet orifice ! Un passage donnant accès à l'univers labyrinthique dans lequel vivaient l'Empereur et ses hommes de main. Je m'amusais à me faire peur. Et dans le lagon, pas de louche bateau ?

 

Le Robinson de l'atoll aux Papous.

Je fis la connaissance dans la presqu'île du Pari, à Tahiti, d'un homme-nature, Raymond Léglise, un ancien sous-officier de marine, venu finir ses jours dans un endroit désolé, loin de tout, loin de l'Europe. Il choisit le Pari inaccessible par voie terrestre. Le seul moyen d'y accéder, la pirogue à double balancier, la mer en cet endroit étant dangereuse.

Raymond Léglise avec son pantalon et sa chemise délavés et raccommodés, sa barbe longue et blanche, son fare (paillote) de bois, roseaux et palmes me fit penser à Tomkins. Il y avait là quelques poules, un cochon. Et des bananiers, des arbres à pain. Rien à l'entour, le Pari est inhabité. Une piste du "débarcadère" à son fare. Des palmiers en quantité, ils sont omniprésents dans le Pacifique Sud. Et le grondement de l'océan, de l'océan Pacifique tout proche.

 

José Moselli, ses bateaux, ses héros bons ou mauvais, ses îles hautes et basses (atolls), ses ouragans, ses naufrages, je les avais constamment en tête durant mes voyages en goélette d'îles en îles.

Les poissons volants poursuivis par les bonites, les ailerons de requins, l'atoll se profilant au petit matin, les barrières de corail, les lagons aux eaux calmes, les pirogues à balancier accostant la goélette, le curieux son émis par la conque marine dans laquelle soufflait un pêcheur Paumoutou (Polynésien des Tuamotu),...

Je vivais les aventures de Scornec et de M. Bour-Lollay.

 

Suite