Lovecraft et la " Mal-résurrection "

 

 

Les tendances matérialistes de Lovecraft l’amenèrent très tôt à explorer l’idée de Shelley concernant les méfaits de la résurrection scientifique. Et en fait, sa première vente professionnelle fut une série de courtes chroniques, s’enchaînant de façon discontinue, sur les aventures d’un " Herbert West, Réanimateur " (1922). Elles parlaient d’un jeune étudiant en médecine appelé West, persuadé que des corps très frais pouvaient être ramenés à la vie par des moyens chimiques. Artistiquement, les histoires du " réanimateur " avaient de sévères défauts techniques, et Lovecraft plus tard en fut embarrassé et essaya de les enterrer. Mais d’une façon métaphorique, elles semblent depuis avoir pris une vie propre et être passées de la tombe littéraire à plusieurs anthologies (j’ai discuté de la littérature de l’étrange et du pouvoir populaire des histoires de résurrection dans des essais antérieurs). Avec une ironie considérable sachant combien il les détestait, le seul travail de Lovecraft porté à l’écran avec autant de fidélité est ce groupe d’histoires, qui ont été adaptées dans deux films (" ReAnimator " (1985) et une séquelle " La Fiancée de ReAnimator " (1989)).

 

Les détails des histoires du " Réanimateur " ne nous concerneront pas ici - il suffit de dire qu’elles sont dans la lignée des histoires de Frankenstein, et chez elles, la réanimation ne fait jamais de bien à qui que ce soit. Car Lovecraft prend soin de ne jamais laisser ses corps réanimés avoir quoi que ce soit de ce qu’il considère comme humain: s’ils sont intacts, ils ne sont pas sains d’esprit, s’ils sont rationnels et intelligents, ils sont horriblement mutilés. Les histoires sont d’intérêt pour les scientifiques de l’immortalité, en ce sens que le matérialisme de l’auteur est plus développé et plus aigu que celui de Shelley, et sa discussion sur la " mort " est un constat passablement plus moderne en terme de problème médical et scientifique. Il prend même soin d’accorder une attention spéciale au cerveau en tant qu’organe le plus vulnérable dans le processus:

 

" J’avais toujours été tolérant envers les recherches de West (écrit le narrateur), et nous discutions fréquemment de ses théories, dont les ramifications et les corollaires étaient presqu’infinis. Retenant avec Haeckel que toute vie est un processus chimique et physique, et que ce que l’on nomme " l’âme " est un mythe, mon ami croyait que la réanimation artificielle d’un mort pouvait ne dépendre que de la condition des tissus, et que, à moins que la décomposition n’ait déjà commencé, un corps contenant tous ses organes pourrait, avec des mesures adaptées, revenir à ce fonctionnement bizarre connu sous le nom de vie.

West réalisait pleinement que la vie psychique ou intellectuelle pouvait être altérée par une insignifiante détérioration des fragiles cellules cérébrales, que même une courte période de mort pouvait causer. [...] Il recherchait donc l’extrême fraîcheur des spécimens, injectant ses solutions dans le sang immédiatement après l’extinction de la vie. C’était cette circonstance qui rendait les professeurs imprudemment sceptiques, ils avaient le sentiment, pour leur part, que la mort véritable n’avait pas eu lieu, dans aucun des cas. Ils n’eurent de cesse de considérer le sujet de façon étroite et très raisonnable. "

 

Nous avons là le jeune Dr West confronté aux aristotéliciens de son temps: un organisme est soit vivant soit mort. Si un organisme est mort, il est mort, et s’il peut être ramené à la vie, c’est simplement la preuve qu’il n’était pas vraiment mort la première fois. West, en tant que jeune médecin, est persécuté par le Doyen de sa Faculté, à cause de ses idées sur la réanimation technologique, surtout quand il devient évident qu’il veut travailler avec des sujets humains cliniquement morts. Dans ces histoires, beaucoup de descriptions sur le conservatisme de l’establishment médical face à une éventuelle réanimation d’un " mort " sont extrêmement visionnaires (l’auteur peut personnellement répondre de cela). D’autres descriptions frappent mystérieusement le cryogéniste moderne: voici, par exemple, une vision lovecraftienne d’un laboratoire que beaucoup de cryogénistes reconnaîtront:

 

" ... nous installâmes au rez-de-chaussée une salle d’opération et un laboratoire, chacun pourvu de rideaux sombres pour masquer nos agissements nocturnes... Il était convenu d’appeler la chose un laboratoire chimique s’il devait arriver qu’on la découvre. Petit à petit, nous équipâmes notre sinistre repaire scientifique avec du matériel acquis à Boston ou simplement emprunté à la faculté - matériel soigneusement rendu méconnaissable excepté pour des yeux experts - et nous l’approvisionnâmes en pelles et en pioches pour les nombreux enterrements que nous aurions à faire dans la cave. A l’université, nous utilisions un incinérateur, mais le dispositif était trop coûteux pour notre laboratoire clandestin. Les corps étaient toujours une nuisance - même ceux des petits cochons d’Inde utilisés pour les menues expériences dans la chambre de West à la pension de famille. "

 

Dans les histoires du réanimateur, il semble que les corps arrivent rarement parfaitement frais, et il y a souvent un dommage cérébral suffisant pour entraîner les humains réanimés dans des rages meurtrières. L’apogée des difficultés se produit plus tard, lorsqu’un Dr West plus mûr, travaillant dans un hôpital militaire de campagne, réanime le corps d’un aviateur décapité dans un crash aérien. Dans la scène, West réanime la tête et le corps séparément. Si ce qui arrive dégénère ensuite en une farce (la tête et le corps semblent connectés de façon métaphysique, et ce dernier, portant la tête, s’échappe), c’est seulement parce-que Lovecraft, à la fin, abandonne sa rigueur scientifique. Avant cela, " les ramifications et corollaires " du matérialisme, desquels parle le narrateur, poussaient l’auteur à une opinion pragmatique des potentialités inhérentes aux corps " mort ", largement similaire à celle des cryogénistes.

 

Dragon