Les Stances de Dyzan

 

Est-ce la dernière fois que cette rubrique paraît dans MURMURES ? What is the question ? Cette rubrique est en effet contestée par l’ami Philippe Ward. Les nouvelles n’ont rien à faire dans un zinotérique. Elles entretiennent la confusion des genres...... Quel est votre avis sur le sujet ?

En attendant, je vous propose un petit texte d’Olivier Bidchiren sur un continent...... légendaire à souhait......

LES SURVIVANTS

D’HYPERBORÉE

Olivier Bidchiren ©

Réalisation de

« Le Temps fut, je suis car ici existe

ce qui n’existe pas. »

« À Raëlo So Iviles alias Éric Scilien. »

 « ... conduit par une pensée secrète, qu’il ne confia à personne, il voulait, avant de prendre son rang parmi les puissances célestes, contempler le père des dieux, l’Océan qui nourrit les astres enflammés du ciel, et sur le point de jouir d’une lumière perpétuelle, il désirait dès cette vie voir dans ces contrées un jour presque sans nuit. »

(Eumène, Panégyrique de Constantin, 306 après Jésus-Christ.)

Non sans peine et forte exsudation, nous gravîmes, encordés, les sahariennes pentes rougeâtres et poussiéreuses qui menaient en oblique à la gueule béante et déchirée du cratère refroidi de l’Hékla, terre léchant les murs du ciel.

Chargés comme des bourricots, mon collègue et moi-même espérions pénétrer par l’une des cavités du volcan afin de prélever quelques échantillons de minerais dont nous nous servirions dans notre thèse doctorale de géologie volcanique sur l’origine de l’Islande. Nous devions cet intérêt grâce aux légendes antiques, concernant l’existence d’un continent hyperboréen effondré, qui engendrèrent en nos esprits un fabuleux tourbillon d’étincelles de fascination.

Bien que nous eûmes choisi de partir à l’aventure dans l’arrière saison estivale, le froid — saisissant et vivifiant — fouettait nos fronts.  Dans sa tâche de refroidissement, il était épaulé par un vent taquin qui nous mordait la peau.

Bientôt, nous parvînmes au sommet déchiqueté du cratère. Nous y plongeâmes sans nous reposer de la montée. Passés de l’autre côté, nous provoquâmes le soulèvement d’un nuage noir croassant. Une volée d’oiseaux percèrent le ciel serein. Là, le soleil nordique balayait faiblement la surface rocheuse, découpant les pierres en formes immenses, et auréolant leurs contours d’une lumière vacillante, ombrée et fantomatique. Nappant le fond et bouchant quelques anfractuosités, des névés brillaient par intermittence et se fissuraient dans une expiration aiguë. Les craquements émettaient des sons qui se réverbéraient sur les parois du cratère avant de s’éteindre gobés par le ciel bleuté.

D’un pas peu assuré, nous descendîmes vers le centre de l’Hékla. Alors que nous étions rendus à mi-course, mon collègue me fit signe qu’une grotte s’ouvrait dans les flans du cratère, un peu en contrebas sur notre gauche. D’un commun accord, nous progressâmes sur sa position. Puis, dès que nous pénétrâmes dans sa gueule suintante, le vent se tut et le froid redoubla de courage en plantant ses aiguilles à travers nos vêtements. non sans méfiance, nous avançâmes tout en braquant nos torches dans toutes les directions. Je perçus une appréhension glacée s’infiltrer dans le sang puis dans le regard de mon compagnon. Il rejeta cette anxiété dès que ma main enserra son poignet. Nous poursuivîmes notre route plus en avant.

En réalité, cette grotte était un long couloir courbe où dormaient, suspendues à la voûte, des amas de chauves-souris, où des stalactites et des stalagmites se dégorgeaient de leur eau, et où brillaient, sous les faisceaux de nos torches, des éclats d’obsidiennes. Davantage, nous nous y enfonçâmes, prélevant, de temps à autre, quelques échantillons de minerais à l’aide de nos pics.

Après une longue progression et après que nos besaces se soient emplies comme des outres de vin, nous décidâmes de regagner la surface. Mais au lieu de rebrousser chemin, nous bifurquâmes dans un couloir partant perpendiculairement à celui où nous étions. Celui-ci possédait une pente ascendante. Au fil de la montée, la température chuta rapidement, contre toute attente. Trois bonnes heures de marche s’écoulèrent avant qu’une lumière nous clignât de l’œil alors que nous foulions un sol de glace recouvert d’une pellicule de neige. La fatigue commençait réellement à nous assaillir et l’ardeur du froid nous blessait jusqu’à pénétrer par nos vêtements. Étourdis, gelés et stupéfaits, nous débouchâmes à l’air libre. Nous ne pouvions rien discerner à moins de trois mètres tellement la tempête de neige était infernale. Hurleur et incisif, le vent transportait les flocons dans des colonnes de tourbillons. Devant nous, tout était uniformément blanc, vide comme si nous étions couchés sur une page sans caractères.

Incroyable était la vue. Six heures auparavant, approximativement, la fin d’été resplendissait d’ensoleillement apaisant le vent, répandant le bleu dans le ciel sans nuage, où une seule goutte de neige était inconcevable. Et là, tout l’inverse semblait régner sur le panorama qui se dévoilait parfois devant de nos yeux enfiévrés.

Impossible d’avancer, le moindre pas pouvait nous entraîner dans une crevasse ou nous précipiter sur les routes du vent.

Que faire ? Rebrousser chemin ? Non, on ne pouvait même plus distinguer l’entrée de la grotte... Attendre sur place ? S’y risquer et la mort nous goberait ; pas de duvets, pas de vivres suffisants, pas de toiles de tente... Marcher ? Et pour aller où ?

L’hébétude nous avait fait perdre toute notion de temps. Ce fut ainsi que piégés, nous perdîmes tout pouvoir de mobilité. Nos articulations semblaient figées par le givre et le son du vent nous empêchait toute communication verbale.

Combien de temps s’écoula-t-il ? Je ne sais absolument pas.

Brusquement, mon compagnon s’effondra sur place. Je me penchai sur lui puis tentai de le réanimer... Impossible... Le froid avait conquis son cœur. Ne voulant pas y croire, obstinément, aveuglé par mes larmes, je le secouai, je le frappai, je lui parlai, je lui frottai les joues... jusqu’à ce qu’à mon tour, je m’évanouisse...

*

J’avais chaud, et je me sentais parfaitement bien dans cet engourdissement... Une pensée fugace m’informa que je me trouvais obligatoirement au Paradis... Pour vérifier, je parvins, avec un incroyable effort, à décoller me paupières puis à mettre au point ma vision. Au début, je ne vis que du flou et du blanc constellé de brillances... Je sentis une présence à mes côtés... Je tentai de me lever — puisque j’étais allongé — mais en vain... Enfin, j’obtins une image nette... Je ne pus que crier ma peur tout en me débattant avec les peaux animales qui me recouvraient.

« Calmez-vous ! ... Je ne vais pas vous manger ! Reposez-vous encore, vous êtes dans un état fébrile... »

Ne m’attendant aucunement à ces paroles télépathiques, je ne criai plus et dévisageai, certainement d’un air ahuri, celui qui se tenait devant moi.

Il était immensément grand, atteignant à peu près les deux mètres vingt ou trente ; une véritable armoire à glace, carré comme un footballeur américain. Il ressemblait physiquement à un grand lémurien avec un torse puissamment développé et des jambes incroyablement musclées. Ses bras pendouillaient à hauteur des genoux. Bien que nu et recouvert d’une fine toison blond-doré sur tout le corps — ce qui l’apparentait à un primate — , il arborait un visage extrêmement humain dans les expressions, comme vous et moi, à part ses longs yeux noirs, bridés et perçants.

Mes yeux étaient rivés dans les siens...

« Qui... Qui êtes-vous ? Où suis-je ? Où est Karl ? »

Il s’approcha de moi, je reculai. Il s’assit sur le rebord de glace qui constituait mon lit. Dessus, étaient étendues des peaux de bêtes en quantité.

« N’ayez crainte... Je me nomme Tilak. Vous êtes dans l’un de nos nombreux rhomboèdres[1] de séjour de notre cité sous glace ; vous êtes à Ogygie, Terre du Soleil éternel, ou du moins en son souvenir... Je suis désolé de vous apprendre que votre ami est mort de froid, là-haut, à la surface... » m’apprit-il sans remuer les lèvres.

« Vous avez eu énormément de chance... L’un de nos vigiles vous a repéré et vous a amené... Sans son intervention, vous seriez mort ; et pour ainsi dire, vous tombez à pic...

– Que voulez-vous dire ?

– Vous êtes celui qui portera notre mémoire... Comme vous pouvez vous en douter, je suis l’abominable homme des neiges, un Yeti comme vous nous appelez dans votre monde... Mais avant de poursuivre cet entretien, suivez-moi. »

Il se leva et ouvrit la marche. Rapidement, je m’enroulai de peaux et le suivis non sans ressentir une certaine douleur plantaire... Quelques pas plus loin, nous pénétrâmes dans un autre rhomboèdre, tout aussi bien éclairé que le précédent.

Ce que je vis était aussi bien impossible qu’incroyable... Partout, et dans toutes les positions, aussi bien au centre de la pièce qu’accrochés aux parois ou suspendus, s’étalaient de prodigieux animaux empaillés que je n’avais jamais vus, mais seulement imaginés ou vus en croquis sur des ouvrages spécifiques...

« Tous ces animaux sont un souvenir et un exutoire douloureux pour notre race... Ceux-ci ont plusieurs milliers d’années... Au centre, vous voyez un mammouth velu, à droite un rhinocéros bicorne, en haut une chouette phosphorescente, là un grand cerf dont les bois atteignent quatre mètres de haut, ici un héron à bec double et au fond, devant les grands reptiles à plumes, un lion des cavernes...

– Mais pourquoi sont-ils...

– Il y a sept mille ans, notre peuple, qui n’avait pas encore atteint sa forme actuelle, a dû fuir d’Hyperborée. À l’époque, ce continent était recouvert d’arbres géants qui remuaient d’amples frondaisons. Nous pouvions effectuer deux à trois récoltes de blé par an et nous élaborâmes le maïs en laboratoire... Mais voilà, suite à des manipulations du tonnerre et de la foudre, le pôle magnétique de la Terre a basculé et le continent a été enseveli sous les glaces et les villes anéanties... Nous avons fui emmenant avec nous tout ce que nous pouvions. Grâce à l’Hékla — d’où vous venez — certains d’entre nous sont partis en Californie, d’autres dans le Hoggar, d’autres dans le mont Kailash (là où nous sommes)... Nous avons survécu tant bien que mal, nous adaptant aux difficultés climatiques changeantes... Maintenant, notre peuple se meurt... Nous ne sommes plus que quelques uns. À cause de la négligence de ceux de votre espèce, nous allons mourir complètement dans quelques années au mieux.

« La fonte des glaces — par la diminution de la couche d’ozone et l’effet de serre — s’accroît de jour en jour faisant craquer et dissoudre notre cité ; les pluies acides ne nous permettent pratiquement plus de nous désaltérer. La glace devient imbuvable. Les retombées radioactives échappées de vos centrales ou de vos essais nucléaires accentuent la mutation de notre métabolisme...

« Vous avez réalisé les mêmes erreurs que nous, les mêmes catastrophes. Un jour, à votre tour, vous disparaîtrez de la surface du monde, et d’autres plus résistants prendront votre place. »

Ultérieurement, il me fit visiter les autres installations d’Ogygie. Lors d’une fête solennelle, il me présenta à ses pairs. Puis, désireux d’en savoir davantage, de les connaître mieux, d’apprendre leur histoire, et d’appréhender leur philosophie vieille de milliers d’années, je décidai de rester vivre parmi eux durant quelques années. Jusqu’au jour où se manifesta la fatalité...

Au fil des ans, la neige apparaissait de moins en moins et le glacier ne cessait de diminuer dans des proportions catastrophiques. Des craquements assourdissants le transformèrent en sérac.

Un jour, parti à la chasse avec Tilak, la terre trembla. Dans un vrombissement terrible, le glacier se disloqua laissant glisser sournoisement de longs pans de blancheur vers la vallée.

Affolés, nous rebroussâmes chemin vers la Cité du Soleil éternel. Nous arrivâmes, peu après l’extinction des secousses telluriques, lors de la réunion du Conseil des Yetis.

« Survivants d’Hyperborée, notre peuple va s’éteindre comme s’éteignent les étoiles dans la nuit... Une importante superficie déjà de notre cité n’existe plus... La glace se meurt. Par la faute de la vilenie technologique et guerrière des Petits-Hommes de pâleur, ce monde ne sera plus qu’un brasier... Demain, après-demain ou plus tard, nous ne serons plus ; ainsi, je demande à l’homme — que nous avons hébergé — de repartir dans son monde et de faire connaître notre Histoire... »

Furieux, je m’avançai vers eux, gesticulant à tous vents :

« Non... Je ne repartirai pas... Je resterai parmi vous jusqu’au bout... Plus jamais, je ne pourrai vivre avec les miens... Ils me sont devenus étrangers...

– Que ta volonté soit faite, pensèrent-ils tous ensemble. » Puis l’Assemblée se dissolva.

Plus d’une année encore passa avant que la glace se disloqua comme un pantin. Partout des crissements inaudibles retentirent, roulant de pleins en déliés. Les plafonds et les murs s’effondrèrent et entraînèrent tout ce qui se trouvait sur leur passage. Ogygie, la cité du Soleil éternel, fut engloutie en quelques minutes.

J’eus juste suffisamment de temps pour rejoindre l’air extérieur et courir droit devant moi sans me soucier de ce qui pouvait se dérouler derrière, et dans la seule optique de sauver ma peau.

Ainsi, s’acheva l’histoire des survivants d’Hyperborée, ceux que l’on nomme communément Yetis ou Sasquatchs, les abominables hommes des neiges.

De leurs souvenirs, rien ne subsista : Cité, hommes, mobiliers, objets furent engloutis puis digérés par l’eau durcie tout comme le furent les animaux empaillés. Le héron aussi — qui incarnait pour eux l’adaptabilité et la patience — fut annexé par les profondeurs.

Dans quelques millénaires peut-être, un promeneur ou un archéologue retrouvera les restes fossilisés d’une des plus anciennes civilisations. Mais nul ne pourra résoudre l’énigme concernant la présence d’étranges animaux naturalisés dans ces paysages si froids, dénués de végétation, balayés par des vents infernaux, là où la vie ne pouvait pas apparaître, à une altitude considérable, dans des temps anciens où j’existai.

 
 

Suite maintenant du feuilleton de l’ami Jérémy, feuilleton qui continue d’alimenter la chronique, ou du moins le courrier des lecteurs.....

Sir Anthon MC HENWICK Esq.

RENCONTRES AVEC UN SUPÉRIEUR INCONNU

Relation traduite par Jeremy BERENGER

            La grande forteresse s’élevait au faite d’une haute montagne cernée de pics neigeux. Ses murailles austères nous dominaient d’une trentaine de pieds. Je reconnus, surmontant le narthex flanqué d’échauguettes, le dragon des Bathory ceignant trois dents de loup s’inscrivant dans un écusson couronné. J’avais effectué dans les années 1950 un voyage à Csejthe, dans une Hongrie alors totalitaire et ruinée; avec la complicité de M. Simion, un ami diplomate, j’avais pu me livrer à de longues recherches sur les dynasties Nadasdy-Bathory (mes notes sont consignées dans un épais mémoire publié par la Librairie Historique d’Oxford, et confidentiellement diffusé), et je me rappelle avoir parcouru un après-midi durant, les ruines de ce grand château surveillé par une dizaine de miliciens en armes. A quelles fins ? Nul  ne put me renseigner sur ce point. A présent, escortant Monsieur Melek, je découvrais le château de la Comtesse Sanglante dans toute sa puissance originelle.

            Perché sur la souche d’un orme décapité, Monsieur Melek, le regard fixe, semblait perdu dans une douloureuse rêverie. Je m’étonnai de ce que nous fussions seuls en ces lieux, et que nulle trace de vie ne s’y manifestât.

            - C’est que nous nous trouvons dans un espace-temps intermédiaire, où tout apparence est statique, figé. Vous et moi exceptés. Comprenez-vous, je ne donnerais pas cher de mon invité et hagiographe, au cas où nous aurions maille à partir avec la garde comtale; et je préfère vous faire grâce des bandits tsiganes qui avaient la charge de recruter la domesticité, féminine et sans cesse renouvelée, requise par la maîtresse de céans et Ilona Joo, sa vieille nourrice et Thorko, son âme damnée. Car la cruauté d’Erszebeth n’est pas une légende. J’ai assisté derrière ces murs à des scènes de tortures qui rendaient fous les plus impitoyables de vos dictateurs. Je l’ai vue saigner elle-même, au moyen d’énormes ciseaux, les jeunes filles dont elle recueillait le sang dans un large bassin, pour s’y baigner au long de nuits orgiaques. Ses deux amantes l’assistaient, à la beauté surréelle, elles se prénommaient Dorottya et Dravula, on les disait sorcières. Le valet, Johannes Ujvary, un lugubre mage-alchimiste, était de tous ces morbides sacramentaires. Il précipitait lui-même les dépouilles exsangues dans de profondes oubliettes.

            - Cinquante en ont été exhumées, selon les minutes du procès d’Erszebeth Bathory, me permis-je d’ajouter d’une voix sourde. Trente-sept vierges auraient été sacrifiées à la folie narcissique de cette femme que vous déclarez aimer. Certaines chroniques avancent même le nombre effarant de six cents victimes.

            Monsieur Melek hocha gravement la tête et renchérit, par-dessus son épaule:

            - Je ne le sais que trop, Sir Anthon. Ne vous ai-je pas avoué ma souffrance de la voir s’adonner à de telles barbaries dans le seul dessein de se complaire ? Erszebeth était folle de son corps , un démon la possédait, qui était elle-même, elle n’écoutait que ses vices, et le désir de rester telle qu’à quinze ans lui était devenu obsessif. Elle fut mariée adolescente au comte Ferencz Nadasdy, chef d’une horde de mercenaires, de onze ans son aîné, pour lequel elle ne conçut qu’une passion dénuée de sentiment. Nadasdy étant parti guerroyer contre les Serbes, je parus au château un jour de 1587, au cours d’une de ces errances que je m’accordai longtemps, au gré de ma fantaisie.

            Je fus frappé d’une illumination qui aussitôt m’emplit d’un appréhensif malaise.

            - La tradition fait état d’une liaison qu’Erzsebeth Bathory aurait eue avec un jeune inconnu au teint pâle, à la longue chevelure assortie à sa tenue noire. Elle se serait enfuie avec lui de longs mois...

            - Et à son retour à Csejthe, elle donna quatre rejetons à son boyard d’époux, une manière élégante de se faire pardonner ses errements. De fait, jamais on ne me revit dans ce comitat de Nyitra, du moins on ne m’y discerna plus. Mais j’étais là, en ce château, présent à la beauté d’Erszebeth et à toutes ses infamies, et je la contemplai jusqu’au fond du cachot où elle mourut à cinquante-quatre ans, aussi belle qu’elle le fut à vingt. Suivez-moi.

            Avec une agilité de félin, M. Melek dévala une étroite sente herbeuse rejoignant le fond d’un thalwegg. J’eus beau protester de ma peine à le suivre, il eut tôt fait de disparaître dans un amas de rocs aux formes déchiquetées, certains gravés de signes runéiformes que je me fusse plû à examiner longuement, en d’autres circonstances. Un instant, je craignis que M. Melek ne m’abandonnât en cette désolation pétrifiée, qu’il ne me souvenait pas avoir remarquée lors de mon séjour d’étude. Réprimant un hurlement, je me trouvai nez-à-nez avec mon mentor, au seuil d’une faille s’ouvrant sous un auvent basaltique. Il était muni d’étranges lanternes au corps bleuté, et m’en tendit une qu’essoufflé, je tournai et retournai entre mes mains.

            - Où diable les avez-vous trouvées ?

            M. Melek partit dans ce ricanement sarcastique qui fustigeait chaque expression de ma naïveté.

            - Elles étaient là, elles y sont depuis toujours, laissées par les nôtres, il y a très longtemps. Voyez-vous, sur ce plan vibratoire, rien ne s’altère ni ne s’érode, même après des milliers d’années. Sincèrement, croyez-vous que si les hommes des cavernes s’étaient éclairés de torches huileuses, celle-ci n’auraient laissé aucune trace sur les voûtes de leurs sommaires habitats ?

            L’évidence de son assertion me renvoya à ce casse-tête qui valut des nuits blanches à plus d’un préhistorien, et qui me coûta l’amitié du Dr. Gédéon Willett, compagnon de promotion et Maître de conférences à la Miskatonic University.

            - Parce-que...

            - Ils étaient pour nous les égaux de ces primitifs que des explorateurs américains ont localisés il y a quelques-uns de vos mois en Nouvelle-Guinée.

Vos journalistes ont traité cette information avec désinvolture, tant il est vrai que vos congénères se soucient davantage de compétitions sportives et de querelles politiques. Rassurez-vous sur le sort de vos pseudo-ancêtres, peu d’entre eux ont allumé leurs foyers en frottant des éclats de silex, et s’ils ne pratiquaient pas la chirurgie, nous étions là pour guérir les plaies et bosses qu’ils s’occasionnaient, au cours de leurs vaines luttes. Vous avez dû entendre parler de ces crânes trépanés qui ont plongé des dizaines de chercheurs dans un abîme de perplexité ?

            Je préférai taire mes objections. A quoi bon ? Il fallait que je m’accoutume aux folles révélations de cet omniscient. Et je n’étais qu’au prologue de mes surprises.

            M. Melek pénétra dans la cavité, basse de plafond. Sans que j’eusse à manipuler un quelconque interrupteur - du reste, elle en était dépourvue - , la lampe s’alluma, dispensant un puissant faisceau orangé. Nous foulions un pavage disjoint constitué de briquettes taillées dans un schiste qui me parut rapporté. Au-delà d’un yard environ, le souterrain était maçonné, sa voûte, d’une hauteur que j’estimai à sept pieds, était gothique. Je ne notai pas de variation de température au long de ce parcours, alors que nous nous étions enfoncé très loin au coeur de la montagne. Je me fis violence pour ne pas questionner Monsieur Melek sur le lieu où il me menait. Bientôt, il ralentit le pas. Nous arrivions devant un haut portail gothique, et le franchissant, j’eus la sensation de fouler le sol d’un temple oublié où il me serait donné, dans l’admiration de merveilles, de découvrir le lien secret entre toutes les traditions, et d’accéder à l’Absolue Unité, cette clé que chacun cherche sans parfois s’en douter, et qui ouvrirait à la compréhension du Tout par le Un. Frappé de stupeur, je contemplai l’effigie d’une divinité, taillée dans un basalte noir, et je crus reconnaître en cette vierge gracile couronnée d’une tiare, la Isis adorée par les Pharaons. Un Lucifer magnifique lui faisait pendant, ciselé dans un énorme roc translucide, dont le Troisième Oeil, placé à la naissance du nez grec, était une émeraude à la sublime brillance.

            - Isis... Lucifer...

            - Isis la Femme-Guide, Lucifer l’Ange banni porteur de Connaissance, deux aspects d’un même archétype. L’initiatrice, le Feu Interdit que vole l’impétrant, au risque de ses jours. Ne sont-ce pas le Merlin enchanteur, la Mélusine des Celtes, la Vierge Noire chthonienne adorée par les Gitans et Prométhée l’usurpateur de divinité, l’Anima transcendée de vos psychanalystes, qui révèle à l’homme éveillé son identité plurielle et par là, la véritable dimension de la femme attendue ? Car la femme-illusion des devantures ne saurait s’aimer, celle qui s’exhibe et séduit de ses appas, et qui n’est qu’outrance femelle. Isis, de même, est du monde des fées, ces sorcières transcendées issant de monde fabuleux, et paraissant aux rares yeux poètes d’enfants-femmes et hommes égarés en un Val Sans Retour de Celtie, ou en des tréfonds ombragés scandinaves, ou en ces montagnes berbères chantantes d’un vent millénaire qui raconte la vanité des hommes, et le désespoir de leurs amantes délaissées.

Lucifer est une queste, cette émeraude est celée en chacun, il suffit de vouloir conquérir la Gnose dont elle est l’emblème, pour qu’elle daigne s’épanouir et rutiler toujours plus, au fil des certitudes en allées. Et Isis, cette Lumière occultée par l’orgueil appris, se cache comme se cachent les fées aux yeux du vulgaire. L’enfant seul aperçoit les fées, à lui seul elles témoignent faveurs. Les dévots ont banni la Femme-Guide, et le dieu des hommes a arraché son émeraude à l’Initiateur. Il fallait que l’homme demeurât créature belliqueuse et guerrière, et que la femme restât jouissive et soumise, la naturelle prétention de l’homme au dépassement de son animalité allait à l’encontre des voeux des clercs originels.

            J’avais du mal à saisir tout le sens de ce monologue, prononcé sur le ton de la tragédie.

            - L’Homme, alors, porte en lui les germes de la divinité ?

            - Tout homme a en lui des parcelles de divin, que, par confort ou ignorance, il dédaigne de laisser s’exprimer. Cette force ne peut se manifester que dans la solitude et la nuit de l’initiation, le commun des communs qui aspire à se noyer dans la multitude de ses semblables, ne s’élèvera jamais du nombre. Non plus que l’esseulé qui ne percera pas le sens caché de son esseulement, et qui le comblera de futilités.

            - Le mythe de Prométhée ?

            - Je savais que nous parlions la même langue.

            Monsieur Melek gravit les neuf marches menant au mausolée de la Comtesse Sanglante, et je l’y suivis. Le corps, intact et d’une beauté inouïe, sommeillait dans une châsse de verre reposant sur un catafalque de bois noir, frappé du sceau des Bathory. M. Melek se prosterna au pied de ce tombeau, puis le baisa à trois reprises.

            Le visage d’Erszebeth Bathory, typé à la façon des tsiganes, avait conservé une grâce et des couleurs juvéniles qui ne devaient rien aux fards dont il se parait; elle avait cette peau de pêche décrite par les écrivains romantiques quand ils évoquaient une inaccessible infante. Sa bouche, aux lèvres rouges et charnues, trahissait l’instinct jouisseur. Entrouvertes, elle dévoilait une rangée de dents à la semblance de perles fines, mais l’anormale saillance des canines supérieures venait tempérer cette volupté esthète. La chevelure, d’un noir brillant, descendait jusqu’à hauteur des ongles effilés comme des dagues. L’index gauche était tendu vers le haut, Erszebeth signifiait ainsi par-delà la mort, son allégeance au Monde des Ténèbres.

            - J’ai fait placer son corps en cette crypte, qui abrita les restes d’un grand prêtre d’Hyperborée. Elle vit toujours à l’état de vampire.

            - Vous voulez dire que... m’écriai-je.

            D’un geste, il m’intima plus de discrétion.

            - Evidemment, Sir, le vampirisme n’est pas une invention romanesque. Il est une autre tentative d’accéder à l’immortalité. Rien n’est macabre dans le vampirisme, sinon ce qu’en ont fait ses chantres littéraires. Le vampire obéit à une tradition plus ancienne que le Christianisme, dont celui-ci se prévaut sous formes d’allégorie. Le vampire se sustente du sang d’autrui pour s’approprier de sa force vitale, de sa subtilité aussi, car le sang véhicule autre chose que des corps biologiques. Il recèle de cette essence divine présente en chacun, il est porteur d’immortalité, et engendre de fabuleux pouvoirs, à condition de respecter certains rituels plus vieux que les plus anciens grimoires. Erszebeth, quant à elle, ne voyait en le culte du sang qu’un moyen de rester l’image parfaite que lui renvoyait ce miroir...

            Il désigna, placée dans un coin de la crypte, la psyché par laquelle nous avions gagné cet espace-temps, je la vis dans l’état où elle se trouvait à l’époque où la comtesse endormie venait s’y mirer la nuit venue, limpide et encadrée d’or. Je repensai à ces contes enfantins dont nous parlions juste avant cette incursion. Monsieur Melek baisa une dernière fois la châsse de son aimée, et comme je le pressentais, il me fit signe de le suivre à travers le miroir.

            Je n’étais pas fâché de quitter cette crypte mortuaire, et de regagner le relatif confort de ma cellule monacale de Ladeniu. Mais Monsieur Melek en avait décidé autrement. Sans la moindre transition, nous nous retrouvâmes mon hôte et moi, à l’angle d’un boulevard qui m’était inconnu, quelque part dans une grande ville américaine. Renonçant à m’extasier ou m’angoisser de tant de prodiges, je cherchai à déchiffrer les plaques minéralogiques des véhicules glissant sur cette large artère. Visiblement amusé par mon manège, Monsieur Melek m’annonça avec tranquillité:

            - Nous sommes à Washington, et je vais vous introduire dans la Loge Secrète des Gouvernements Invisibles.

            Je ne m’étonnai même pas de voir le Supérieur Inconnu vêtu d’un banal costume trois pièces de drap noir, et sa longue chevelure réunie en un catogan; par je ne sais quelle diablerie, j’avais troqué mes chauds vêtements de voyage contre une tenue analogue. La somptueuse Rolls-Royce qui m’avait conduit en la demeure provisoire du futur Maître du Monde, stoppa au bord du trottoir. Stebenza en descendit, il baisa l’anneau de son maître et me salua en s’inclinant avec morgue.

(A SUIVRE...)


[1] rhomboèdres : Parallélépipèdes dont les six faces sont des losanges égaux.