Dialogues avec un Supérieur Inconnu

Nous laisserons le lecteur juger. Mais il nous est apparu intéressant de faire figurer dans Murmures les Carnets de Sir Anthon Mc Henwick, esq, tels que nous les a transmis Jerémy Bérenger , Sans aucun autre commentaire...

Mes rencontres avec L’Antéchrist

Green Oaks Manor, Canisbay, Ecosse, février 1994.

 Mon nom est Anthon McHenwick. Citoyen britannique, je suis issu d'une vieille lignée originaire du comté de Lammermuir, en Ecosse. A partir de la fin des années 40, j'ai conduit de longues recherches solitaires en tant qu'archéologue, sur des sites réputés mystérieux et témoignant - selon certains empiriques - de la venue sur notre planète, il y a fort longtemps, d'intelligences prétendument extraterrestres. C'est ainsi que j'explorai de larges territoires d'Amérique du Sud, découvrant des vestiges cyclopéens assez bizarres, au coeur de l'Amazonie (j'ai publié chez Tavistock & Bones, à Londres en 1967, une monographie très complète sur ce site de Tehuantlapac), rappelant certaines architectures sumériennes.  Je fais partie des quelques courageux scientifiques qui sont à l'origine de la polémique entourant l'interprétation des plus fallacieuses de cette "Dalle de Palenque", qui n'a rien à voir avec la représentation d'une capsule spatiale. L'on pense pouvoir dire, à présent, que la "Dalle de Palenque" montre un Calendrier Solaire frappé du dessin d'un prêtre associé à des rituels en relation avec le Temps et les mouvements saisonniers. Par ailleurs, j'ai osé tenir tête à beaucoup de soi-disant "initiés" prétendant avec ostentation, et en vertu de je-ne-sais quel stupide manichéisme, que ce qu'ils appellent le "Démon" existe réellement, sous la forme de créatures abyssales et pouvant pénétrer la personnalité de certains individus psychiquement fragilisés. Partisan convaincu, à cette époque encore récente, d'un total rationnalisme, adepte des théories de la causalité, je ne pouvais adhérer à de telles thèses. Pensant détenir quelque qualité scientifique dans le domaine de la psychologie, je continue à penser que ces phénomènes qualifiés de "possessions diaboliques" ne

sont rien de plus que des troubles psychotiques dénommés cliniquement "paraphrénie", ou "schizophrénie".

     Je n'ai pas varié dans ces positions. Mais depuis quelques mois - et j'en viens là à l'objet de mon propos - me voici contraint de réviser les fondements même de certaines de mes convictions scientifiques.

     Je suis âgé aujourd'hui de soixante-douze ans. Ayant débuté ma carrière d'archéologue dès l'issue de mon cursus universitaire - donc très tôt - j'ai eu une existence fertile en nombreux voyages, souvent épuisants, à travers toutes les contrées du globe. Il est peu de pays où je n'aie eu l'occasion de séjourner. Les rares temps de répit que je pus m'accorder, je les consacrai à la rédaction de mes ouvrages scientifiques, ou ces articles qui parurent sous divers pseudonymes, notamment dans "Nature", au cours des années 60-75. Mon ami Henry Lincoln, journaliste à la B.B.C., me demanda au début des années quatre-vingts de le seconder dans une longue série de reportages télévisés qu'il projetait de tourner sur le site de Rennes-le-Château, dans le sud-ouest de la France. Me passionnant de longue date pour ce mythe amusant et teinté de beaucoup de mercantilisme, je me préparais à souscrire à la requête d'Henry lorsque je tombai gravement malade; les réminiscences d'une affection dermique que je contractai au Népal en 1964, et qui perdure dans mon organisme de façon latente. Je demeurai cloué au lit près de deux ans, accablé par de fortes fièvres. Longtemps encore, je demeurai très affaibli par cette maladie, qui fit de moi un semi-grabataire. Je perdis mon épouse d'un cancer, en 1990, ce qui m'amena à quitter l'Angleterre pour Bucarest, afin d'y effectuer une étude sur la Roumanie post-révolutionnaire et ses aspects sociologiques. Mon fidèle complice, Sir Gervase Lumley, directeur du "College of Human Sciences" de Glasgow, pensa me distraire ainsi de mon deuil.

C'est à Bucarest, en décembre 1990, que je reçus inexplicablement un premier signe de cet énigmatique personnage disant se nommer Vladislav Melek et qui, ponctuellement, m'invite à séjourner en son monastère de Ladeniu, juché au plus haut d'un pic rocheux des Monts Fagaras, en Transylvanie.

 Ce premier signe était une sorte de pendentif fait d'un argent patiné. Une sorte de pentacle gravé d'inscriptions cyrilliques que je ne sus longtemps déchiffrer. Le bijou était accompagné d'une très banale carte de visite, mentionnant les coordonnées de ce Vladislav Melek. Je le rencontrai une première fois au coeur de l'hiver 1990-91, par un froid difficilement tolérable, en ce solitaire lieu de méditation et de recueillement agencé de manière très spartiate. Monsieur Vladislav Melek m'accueille à date fixe, quatre fois par an, prend en charge tous mes frais de déplacement, veillant à ce que je ne manque de rien au cours de ces séjours qui - quelques fois - excèdent les trois semaines. Monsieur Vladislav Melek me prie de noter scrupuleusement chacun de ses dires. Il me fit d'emblée de renversantes confidences touchant à des sujets aussi vastes que la formation de l'Univers, l'occultisme, l'existence de peuples extraterrestres ou intraterrestres, l'Atlantide et d'autres civilisations disparues. Ce diable d'homme, par ailleurs très secret quant à ses origines, est parvenu à ébranler toutes mes certitudes scientifiques. J'ai révisé beaucoup de mes opinions très arrêtées et des plus rationalistes, conservant malgré tout un esprit de contradiction qu'il respecte. Cependant, sa façon très précise de démontrer la véracité de ses assertions m'incline à ne plus douter de sa bonne foi.

J'ai revu monsieur Vladislav Melek il y a quelques jours. Pour la première fois, il m'a prié de chercher à rendre publique, d'une façon ou d'une autre, la teneur de nos longs dialogues nocturnes. J'ai relu ces centaines de pages au contenu souvent inimaginable. J'ai beaucoup hésité avant de prendre contact avec de nombreuses publications européennes et américaines, craignant de voir affectée ma crédibilité de chercheur scientifique. Malgré ma renommée, j'essuyai la plupart du temps des refus polis. Certains de mes amis se désolèrent de me voir, selon eux, lentement gagné par la sénilité. Malgré tout, je ne puis taire les terribles révélations de cet homme aux riches atours d'un autre âge, à la jeunesse insolente et intemporelle, qui est mon hôte quatre fois par an en ce monastère montagnard de Ladeniu. Appelons-le par ce patronyme de Vladislav Melek, mais précisons sans ambages que sa véritable identité soulèverait la plus totale incrédulité de l'ensemble de mes confrères. Je préfère donc ne pas la divulguer. Je préciserai seulement que monsieur Melek dit être l'Antéchrist et l'indéniable véracité teintant ses propos dissiperont, je pense, les doutes de mes confrères quant à la précarité de mon état mental. Je ne pense pas que monsieur Vladislav Melek soit un être psychiquement "normal"; toujours est-il que son attitude posée, son discours calme et empli de certitude, m'inclinent à penser que s'il fabule, il est sans doute le comédien le plus doué de sa génération... Ou si ce qu'il avance s'avère exact, nous sommes à l'aube d'un âge nouveau de la Terre, qui n'a que peu de choses à voir - hélas ! - avec les rêveries idylliques des adeptes du New Age.

Le périodique "Dragon & Microchips", bien que peu connu, a bien voulu m'accorder l'hospitalité de ses colonnes. Je vais donc vous communiquer, tout au long des prochains numéros, un condensé assez exhaustif des révélations de monsieur Vladislav Melek qui, je le réitère, dit être l'Antéchrist.

Sir ANTHON McHENWICK

Archéologue, docteur ès Sciences Humaines,

Agrégé de Philosophie.


 

Relation de la première rencontre avec Monsieur Vladislav Melek

18 décembre 1990.

Parti de Baneasa, la gare routière de Bucarest, le vieil autocar poussif gravit avec peine les méandres de cette petite route enneigée. Au loin, les premiers contreforts des Monts Fagaras. Dans le bus, des paysans emmitouflés dans leurs lainages bigarrés, devisent en un patois qui m'est incompréhensible. Par moments revient dans leur discours haché le nom de Ceausescu, le dictateur exécuté l'année précédente.  Ce matin, Bucarest, sous la neige sale, portait encore les stigmates de l'insurrection. Le drapeau roumain, percé en son centre, claquait au vent glacé, sur les toits des énormes barres HLM, au fronton des bâtiments qui abritèrent les P.C. des dissidents libérateurs. Traversant cette grande ville à la criante pauvreté, je remarquai que beaucoup d'autochtones évitaient les groupes d'ex-miliciens, stationnés à certains carrefours. La Securitate inspire toujours, malgré sa dissolution officielle, une souveraine méfiance. En fait, Milena et Drago, deux intellectuels qui m'hébergèrent à mon arrivée, m'ont dit ne fonder aucun espoir en les promesses de Ian Iliescu. Quant aux miliciens, même s'ils ne le sont plus qu'à titre informel, plus que jamais leurs services ou leur silence sont monnayables, en devises occidentales, fortes de préférence. "... Ils aiment beaucoup les jeunes filles, les très jolies jeunes filles" ajoutait, désabusé, Drago qui sait de quoi il parle, puisqu'il enseigne la philosophie dans un collège de Bucarest.

                La trompe du vieux car me tira de ma rêverie. Nous franchissions un col, signalé par un crucifix de bois qui disparut aussitôt dans le brouillard. Des paysans se signèrent, leurs lèvres molles marmonnant une secrète prière. Je m'étais enveloppé d'une couverture militaire offerte par Milena et Drago. Il régnait dans ce véhicule un froid inouï. Bientôt, nous entrâmes dans un village désert, fait d'habitations rudimentaires. C'était le terminus. Selon le message qui m'avait été remis par un inconnu, chez mes hôtes de Bucarest, j'étais attendu à mon arrivée dans ce village dont je ne sus prononcer le nom, inscrit en caractères cyrilliques sur un panneau rouillé.

                L'autocar s'immobilisa au pied d'une vieille église orthodoxe. Les passagers s'égayèrent dans les ruelles. Un couple de tziganes échangea force effusions avec un groupe de congénères, avant de s'engouffrer dans une taverne où les suivit le chauffeur, un type blasé et voûté qui, durant tout le voyage, n'avait cessé de téter d'infâmes cigarettes russes.

                Je me retrouvai seul avec mon sac de voyage, drapé dans ma couverture kaki. La nuit ne tarderait pas à tomber, et avec ce brouillard humide et glacé on n'y voyait goutte. Je marchai de long en large autour de l'autocar, m'accolant contre son radiateur pour profiter de la malodorante touffeur du moteur. Une lourde anxiété me tenaillait. Et si tout ceci se résumait à un canular ? Le bus repartirait dans trois jours, il ne me resterait plus qu'à louer une chambre inconfortable dans la seule auberge du lieu, et partager durant tout ce laps de temps la compagnie de ces gens rustres, sans possibilité de communiquer avec eux autrement que par le langage des gestes.

                Un double faisceau puissant et blanc perça le brouillard. Avec surprise, je vis une élégante Rolls‑Royce noire d'un modèle récent stopper à ma hauteur. Les portières de la limousine étaient armoriées d'un crucifix inversé, au centre d'une étoile à neuf branches cerclée de rouge. Un chauffeur de type Monténégrin, au visage impassible, descendit de la Rolls et la contourna. Il portait un riche manteau de fourrure sombre. Ouvrant une portière arrière, il m'invita d'un hochement de tête à prendre place à l'intérieur. J'obtempérai. Le chauffeur démarra en souplesse, puis actionna une commande au tableau de bord. La glace séparant le compartiment que j'occupais et le poste de conduite s'abaissa sans un bruit. Disert, l'homme prononça quelques banalités en un Anglais à peine teinté d'un accent slave.

                ‑ Chaque année, après la fonte des neiges, le Gouvernement était contraint d'effectuer une restauration complète du macadam de ces routes montagnardes. Eu égard aux événements que vous savez, nos chaussées sont quelque peu laissées à l'abandon. Cependant, nous n'aurons pas à souffrir de ce désagrément...

                La Rolls bifurqua à la sortie du village, empruntant une voie parfaitement entretenue, traversant une épaisse forêt. Le chauffeur baissa le ton pour souligner l'importance de ce qu'il allait dire.

                ‑ Monseigneur requiert de votre part, du moins pour l'instant, une discrétion totale sur ce que vous allez vivre ces jours prochains. Je puis vous révéler dès à présent que vous vous trouvez sur un territoire qui se dénommait, il y a plus de 20 000 ans, l'Hyperborée. On a situé cette terre ailleurs, bien plus au nord. La multitude aime à se nourrir de leurres. Sachez, poursuivit‑il en détachant chacun de ses mots, que le lieu où nous nous rendons échappe à toute juridiction, à tout pouvoir temporel terrestre. Mon Maître règne aujourd'hui sur une simple enclave en Transylvanie. Demain, son règne s'étendra sur la totalité de la planète.

                J'eus la sensation d'avoir affaire à un fou mégalomane. Je fixais, interdit, cet homme chauve qui me tournait le dos, absorbé dans sa conduite. A l'orée d'une clairière, il dirigea la limousine vers un tunnel, jadis utilisé par une ligne de chemin de fer dont il ne restait que des fragments épars de rails, au bord d'un ballast à peine discernable sous la neige accumulée sur le bas‑côté par un chasse‑neige. La Rolls glissait sur cette route impeccablement déneigée, au revêtement aussi uniforme que celui d'une autoroute anglaise. L'intérieur du tunnel s'éclaira à l'entrée de l'automobile. Au bout d'une centaine de yards, un éboulement interdisait toute progression. Le chauffeur répondit par un ricanement maniéré à mon exclamation de dépit. A ma vive stupeur, un pan entier de la paroi située à notre gauche coulissa, et nous nous engageâmes sous la voûte bétonnée d'un tunnel perpendiculaire, que nous parcourûmes à vive allure.

                Débouchant de cette voie souterraine, nous nous retrouvâmes sur un plateau rocheux, les puissants halogènes éclairant à giorno la façade austère d'un bâtiment médiéval, dont l'architecture rappelait celle d'un fortin. Seul un clocheton surmonté d'une croix orthodoxe signalait la vocation séculière de cette bâtisse.

                La Rolls‑Royce stoppa devant une formidable poterne flanquée de deux échauguettes effondrées. Pendant que s'ouvrait lentement le portail, constitué de deux battants renforcés d'énormes clous, le chauffeur articula posément:

                ‑ Le Monastère de Ladeniu, fondé en 1224 par Saint Thaddeus. Elisée Reclus y séjourna, et il est aujourd'hui la demeure provisoire de Monseigneur.

                Ayant passé la poterne, la voiture de maître s'immobilisa au centre d'un cloître, dont la neige avait été scrupuleusement balayée. Le chauffeur ouvrit ma portière et m'invita à le suivre vers une porte basse.

                Allais‑je rencontrer quelque énigmatique hiérophante dissident ? Le dignitaire secret d'une école initiatique inconnue ? Ou un fou paranoïaque se faisant appeler Monseigneur, sorte de héros prométhéen jouissant apparemment d'une fortune considérable, et vivant retiré en ce lointain monastère afin de préparer l'avènement d'un règne aux obscurs desseins ? Le chauffeur m'avait fourni quelques éléments, ainsi que le symbolisme ésotérique recélé dans les armoiries ornant les portières de la limousine, armoiries que je retrouvais un peu partout en ces lieux.

                L'étoile à neuf branches cerclée de rouge et frappée d'un crucifix inversé surmontait chaque seuil que nous franchissions, au long d'interminables corridors éclairés d'appliques aux formes de gargouilles. Féru d'ésotérisme à mes heures, j'avais côtoyé au cours de ma longue existence maints illuminés, ou quelquefois d'authentiques initiés à de séculaires Maçonneries, des Rose-croix au silence impavide et autres hermétistes imbus de leurs millénaires secrets. Je n'ignorais donc pas le symbolisme de ce cercle rouge, visible notamment en certains palais vénitiens, ou en d'autres lieux de la planète sinistrement inspirés. Le cercle rouge n'était autre que les armoiries lucifériennes, liées aux vieilles traditions vampiriques.

                J'emboîtai le pas de mon mentor dans un large escalier dominé par un lustre supportant des dizaines de chandelles à la flamme vacillant sous les courants d'air glacials. Des concrétions de cire parsemaient les marches polies. Tout en haut, flanquant un huis de bois sombre et patiné, deux colosses en robe de bure noire, le visage dissimulé sous des cagoules pointues frappées du cercle rouge, se tenaient droits comme des Horse-guards; je sentais qu'au moindre mouvement de rébellion que j'ébaucherais, ces inquiétants personnages n'hésiteraient pas à user de leurs impressionnants fusils-mitrailleurs. Après tout, ces hommes n' étaient-ils pas chargés de veiller sur la sécurité du futur maître du monde ?

                Le chauffeur glissa quelques mots en aparté à l'un des gardiens, qui parut me fixer longuement derrière sa cagoule avant de pousser la porte. Mal à l'aise, je m'interrogeais sur le bien-fondé de cette mise en scène pour film d'aventures hollywoodien. La porte se rouvrit sans un bruit et le gardien adressa un signe d'assentiment au Monténégrin qui me précéda dans cette vaste salle. J'ignorais à ce moment-là qu'elle me deviendrait familière. En effet, j'avais à y vivre de longues et surréalistes heures.

                Son agencement, des plus spartiates, rappelait le décor d'un film se passant sous l'Inquisition. Un âtre de dimensions moyennes brûlait d'un confortable feu de mélèze. Une table de réfectoire monacal était dressée, avec deux coquèles encloses par des dômes rutilants, des flacons de verre aux formes torturées renfermant un vin écarlate, seules concessions apparentes à une opulence, ma foi Old Fashion. Je dénombrai trois couverts, disposés selon les canons les plus rigoureux du savoir-vivre occidental. Entre deux étroites fenêtres ogivales sans tenture, aux vitres givrées, une bibliothèque exposait de très vieux volumes aux reliures gravées de caractères cyrilliques.

                Au fond de cette salle voûtée, une façon de coin salon, avec trois fauteuils Chesterfield paraissant surgis d'un club londonien. A la lueur des énormes chandeliers, je distinguai, indolemment installés dans les deux fauteuils placés face à moi, un homme et une femme d'allure juvénile, qui me sondaient de leurs yeux verts. L'homme, dont la longue chevelure noire tombait en mèches bouclées sur ses larges épaules, était vêtu d'atours d'un autre âge. L'apparat de sa tenure contrastait singulièrement avec l'austérité du décorum. Il portait une longue aube rouge sang, rehaussée de parements dorés sertis de pierreries  et un pendentif d'or blanc, identique à celui qui m'avait été remis chez mes amis de Bucarest, scintillait à la lueur des chandelles noires. Je fus sidéré par l'extraordinaire beauté de sa compagne et troublé par la provocante plastique de son gracile corps, discernable sous sa longue robe façonnée dans une sorte de mousseline noire. Un triangle brodé de fils d'or occultait son pubis, tandis que les aréoles de ses seins se dissimulaient sous ce qui me sembla être deux broches d'émeraude en forme d'yeux. Une superbe toison d'un noir bleuté encadrait son visage aux traits sévères mais harmonieux. Tous deux avaient leurs yeux fardés à la manière des anciens Egyptiens. Du reste, la majesté de leur attitude, la froideur émanant de leur immobilité distante, la beauté intemporelle de leurs visages me rappelèrent singulièrement la perfection de ces faciès pharaoniques que j'admirais, naguère, dans les musées du Caire ou de Londres.

                Me précédant, le chauffeur s'inclina devant le couple, puis se prosterna pour baiser une énorme chevalière d'émeraude ceignant l'annulaire droit de son Maître.

                ‑ Seigneur et Maître, Sir Anthon McHenwick, esquire.

                L'homme en aube rouge désigna d'un geste large le troisième fauteuil, et je m'avançai. Le chauffeur me débarrassa de mon épais anorak fourré et de mon bagage, avant de discrètement s'effacer. Le léger sourire de mon hôte m'invita à prendre place.

                ‑ Sachez, Sir, que nous sommes très honorés, Lilith et moi, de votre venue en ce monastère. Vous avez daigné répondre à notre invitation, ce qui est à nos yeux une marque de considération à laquelle nous sommes très sensibles.

                Il s'exprimait sur un ton monocorde et dans un Anglais irréprochable. Le timbre de sa voix, indécis sans être dissonant, soulignait l'androgynie exprimée par sa nonchalance féline. A son tour, sa compagne parla d'une voix presque semblable.

                - Vous résiderez quelques jours parmi nous. Nous avons souhaité votre présence ici afin de vous communiquer des révélations de la plus cruciale importance, touchant à certains des plus immenses mystères de l'Humanité. Nous savons pouvoir compter sur votre discrétion...

                Elle assortit cette dernière phrase d'un long regard empli de menace. L'homme en robe rouge enchaîna aussitôt:

                - Je m'aperçois que je manque à la plus légitime courtoisie. Ne pouvant, pour le moment, vous dévoiler ma véritable identité, je vous saurais gré de vous adresser à moi en me nommant Monsieur Vladislav Melek. Connaître mon authentique patronyme, en effet, vous inciterait à ne pas ajouter crédit à nos dires, et desservirait considérablement le travail que nous avons à réaliser en commun.

             - Soit. Puisque vous avez ainsi choisi de vous murer derrière ce demi-anonymat, je ne puis que m'incliner, accordai-je, toujours étreint d'une profonde sensation de malaise.

                Un plantureux repas suivit ces courtois propos. Le Monténégrin qui, selon toute apparence, cumulait les fonctions de chauffeur et de majordome, nous proposa avec beaucoup de style des mets fort recherchés. Je me régalai notamment d'une spécialité hongroise à l'appellation imprononçable, melting-pot de coq au vin français et de couscous aux haricots rouges, très pimenté. Un Tokay de belle venue acheva de dissiper la fatigue du voyage, en même temps que cette angoisse qui me taraudait.

                - Sir Anthon, croyez-vous en Dieu ? me demanda Vladislav Melek à brûle-pourpoint, une lueur de défi dans ses yeux verts mi-clos.

                - Ma carrière scientifique, ma connaissance assez étendue des sciences humaines et, dirais-je, de la nature humaine en général, ne m'inclinent pas à croire en Dieu. Cette notion s'éloigne par trop de mes convictions rationnelles, d'une philosophie causale dont je ne me suis jamais départi, répondis-je.

                - Croyez-vous à ce que l'on dénomme couramment le Démon ?

                - Le Diable n'est qu'une invention médiévale, Monsieur Melek, visant à asseoir d'une façon quasi-terroriste le pouvoir de l'Eglise de jadis.

                - Que faites-vous des affaires de hantises, de possessions diaboliques, ces phénomènes dits paranormaux ?

                - Pathologies mentales, illusions nées de traditions anciennes, de superstitions ou de lectures, de films...

                - La démence et l'imagination engendrent très souvent, c'est exact, des phénomènes étranges, renchérit Monsieur Melek, monocorde. Et on ne peut prouver l'existence de Dieu, des démons incubes et succubes. Du reste, dans l'hypothèse où ceux‑ci existeraient, ils ne s'abaisseraient pas à de simples exhibitions de cabaret. Non, Sir Anthon. Le Démon use de sa formidable séduction, de son esprit calculateur, dans d'autres desseins, bien plus subtils, beaucoup plus proches des réelles tendances de l'Homme.

                - Cet Homme agit par d'éternelles dualités, dont la plus répandue, la dualité Ange‑Démon, peut transmuter d'un instant à l'autre, avec l'aide de la haine, un innocent père de famille en terrible meurtrier, ajouta Lilith, avec un froid détachement.

                Elle posa sa serviette de table, se leva et alla vers la haute bibliothèque encadrée par les étroites fenêtres ogivales. Comme elle passait devant deux grands chandeliers, je ne pus m'empêcher d'admirer les courbes fascinantes de son corps, à travers la transparence noire de sa longue robe. Jetant à la dérobée un coup d'oeil vers Monsieur Melek, je vis que   loin de s'offusquer de mon attitude déplacée  il en souriait, semblant en éprouver un malsain plaisir.

               - Elle est belle, n'est-ce pas ? Elle a pourtant, comme moi, un âge qui dépasse votre entendement. Disons que comparé à nous, Sir Anthon, vous n'êtes qu'un enfant venant de naître.

                Je crus bon d'accueillir cette plaisanterie d'un goût douteux par un rire de gorge qui sonna faux. A ma grande surprise, les grimoires rangés dans cette bibliothèque se révélèrent n'être qu'un assemblage en trompe-l'oeil, que Lilith fit coulisser. Un téléviseur japonais haut-de-gamme apparut à mes yeux éberlués. Lilith actionna une télécommande et l'image d'une autoroute à six voies se forma sur l'écran.

                - Vous allez constater de visu ce que Lilith vient de nous exposer, Sir Anthon.

                - S'agit-il d'un film ?

                Il s'abstint de me répondre. Un zoom-avant nous permit de détailler l'intérieur d'une automobile bleue, un break américain récent. Un homme souriant, à bord, devisait avec une très jolie femme blonde, son épouse probablement. A l'arrière, trois enfants se chamaillaient. Médusé, je reconnus Harry Lemmon et sa femme Polly, la fille et le gendre de mon cher collaborateur Oswald Everlee, de la Human Sciences Institute d'Oxford. Dans un vrombissement assourdissant, un coupé sport noir doubla par la droite l'automobile bleue, amorçant une queue-de-poisson. Manoeuvre dangereuse justifiée par une distraction momentanée: le pilote du coupé, absorbé dans une conversation téléphonique, apparemment orageuse, se détourna un instant de son appareil pour jeter un regard exorbité sur le gros break qui, avertisseur bloqué, le serrait de très près, son conducteur l'agonisant d'insultes. Sa passagère tentait vainement de le calmer, n'enrayant en rien l'impitoyable processus de la tragédie qui allait se dérouler sous nos yeux. Polly laissa fuser de ses lèvres un hurlement terrifiant. En un laps de temps d'une incroyable brièveté, le break lancé à pleine vitesse vint s'encastrer sous la remorque d'un énorme camion. Je me souviendrai jusqu'à la fin de mes jours de cette vision abominable. La malheureuse jeune femme décapitée dans une gerbe de sang, cette voiture laminée, percutée de plein fouet par le coupé noir, lui-même catapulté sur d'autres véhicules dans un vacarme de fin du monde. Le plus atroce des spectacles, la plus absurde des tueries. L'ultime image de ce film hideux fut une jeune femme en noir en laquelle je reconnus Lilith, apparaissant au premier plan. Elle tourna vers la caméra un visage au cynisme radieux. Le téléviseur se déconnecta de lui-même, sans manoeuvre télécommandée.

                - Pourquoi... Pourquoi ? Est-ce... une illusion ? balbutiai-je d'une voix hachée.

                - Il ne s'agit pas d'une illusion, Sir. Cette scène est réelle. L'accident vient de se produire sur une autoroute, à l'ouest de Londres. La Dame en Noir que vous avez aperçue, et qui est présente parmi nous, est la Mort, ou la personnification succube du Mal se terrant en chaque personne humaine. Disons que son apparition est symbolique, mais sa réalité est tangible. Il faut avoir les yeux de l'impitoyable pour oser la regarder en face. Elle est belle et tentatrice, n'est-ce pas ? Elle est la facilité.

                Je ne pipai mot, atterré.

                - Je ne vous propose pas un digestif, Sir Anthon ?

                Le sourire de Monsieur Vladislav Melek, désarmant, fit monter en moi une appréhension mêlée de haine.

                - Quel genre d'individus êtes-vous donc ? murmurai-je.

                - Demeurons dans le cadre du bon goût et de la cordiale société, cher ami. Je pense qu'il est encore trop tôt pour vous dire qui je suis exactement. Par contre, il me serait agréable de vous entretenir d'un sujet des plus passionnants, à mon sens, et vous ne sauriez me contredire. Le puritanisme, vous avez sans doute entendu parler de cette terrible maladie ?

                Je me taisais, convaincu d'avoir affaire à un esprit psychopathe, profondément détraqué. Je les rejoignis, sa maléfique compagne et lui, dans leur coin salon, me rasseyant dans le fauteuil placé face à eux. Lilith croisa ses jambes très haut, me laissant deviner, avec une provocante lascivité, son intimité soigneusement épilée. Je commençais à me lasser du démentiel manège de ce couple halluciné; mais par j'ignore quel sortilège, je ne pouvais détacher mes yeux de la lubrique exhibition à laquelle j'étais soumis contre ma volonté. Citoyen respectable issu d'une lignée de dignes et nobles aristocrates écossais, j'avais reçu, lors de ma lointaine jeunesse, une éducation puritaine et irréprochable. Or, pour la première fois de ma vie, je succombais à un voyeurisme écoeurant auquel je ne pouvais résister, même en luttant de toutes mes forces contre cette impensable pulsion. Lilith troussa lentement sa robe transparente, ouvrit largement ses jambes à l'admirable galbe et commença, avec lenteur, à rendre hommage à ses instincts les plus bas. Comment pouvais-je ainsi la contempler, les yeux écarquillés, suivre les ondulations de son corps, me réjouir de ses longs soupirs, de ses râles profonds, bestiaux ? Monsieur Melek m'observait, un sourire sadique tordant ses lèvres de jouisseur. Après que sa compagne eut accueilli le plaisir, il rit doucement.

                - Vous n'avez par rêvé, Sir Anthon. Nous ne vous avons pas drogué. En fait, de mon simple regard, j'ai annihilé les résistances qui font de vous un être loyal et se prévalant d'une morale, de principes appris et convenus. Si vous préférez, j'ai anéanti, l'espace d'un long de vos moments, ce que vous appelleriez votre Sur-Moi. Cette démonstration faite, revenons au puritanisme...  L'homme n'est qu'un animal évolué, jouet de pulsions physiques et réagissant, comme toute créature, aux lois universelles les plus fondamentales. Des lois cycliques, physiques, mathématiques... Or, apparurent un jour les censeurs, qui désirèrent élever l'homme au nom de principes prétendument moraux, mais qui ne firent que l'emprisonner dans une infinité d'inhibitions. Les religions monothéistes, avec leurs hiérophantes vendeurs de malsaines illusions, ne surent que provoquer des génocides au nom de ce qu'ils dénommaient "l'amour du prochain". Or, ainsi que je vous le disais à l'instant, l'homme est un animal, avec un corps désireux de fonctionner comme un corps animal irréfléchi. Depuis l'instauration des morales religieuses, l'homme lutte, consciemment ou inconsciemment, contre ces interdits, ces tabous qui l'aliènent et qui, peu à peu, l'ont transformé en créature servile et lâche. Rares sont les esprits libres en ce monde, et ils sont assimilés à des êtres nuisibles, dépravés ou fous. Lorsqu'un animal est en période de rut, il s'accouple. Chez l'homme, les rituels amoureux sont entourés de cérémonials aberrants, intellectualisés à l'extrême, sacralisés ou diabolisés. Ceci est dénommé socialisation, ou civilisation, et se résume la plupart du temps à des mots. Les censeurs n'ont créé que la honte et la culpabilité chez l'homme, et la haine a suivi.

                - Où voulez-vous en venir ? lâchai-je sèchement.

                - A vous démontrer l'iniquité des mots, de tout ce qui a été écrit et dit, professé et prôné. L'homme ne sait plus penser par lui-même, il ne fait que se référer aux mots de ceux qui le précédèrent... L'animal, lui, ne parle pas, n'assimile qu'un langage rudimentaire. Il n'a que peu ou pas de conscience. Juste l'instinct de conservation. Si l'homme, enfin, obéissait à son être vrai  au lieu de se conformer à de stupides et tranquillisants dogmes  il connaîtrait l'infini bonheur de la réelle jouissance... Lorsque je gouvernerai cette planète, toute barrière au plaisir sera abattue ! scanda-t-il, frappant du plat de la main sur l'accoudoir de son fauteuil, pour ponctuer ses délirantes assertions. Je choisis de ne pas le contredire, enchaînant aussitôt:

                - Vous êtes donc, Monsieur Melek, favorable à une société hédoniste ?

                - L'hédonisme n'est que nihilisme dissimulé. Jouir de l'instant présent en grand seigneur, en "bon vivant" diriez-vous, est un désespoir du lendemain, une résignation à la mort. Non, Sir, l'hédonisme n'est pas une philosophie à laquelle j'adhère. Elle n'est que trop entachée de faux-semblants.

                - Alors ?

                Monsieur Vladislav Melek s'accorda un long silence puis, prenant une inspiration, proféra d'une voix tranquille une série de prophéties qui, malgré le sentiment que j'avais d'être en présence d'un malade mental, me glacèrent le sang.

                - Il faut que cessent toutes ces aliénations qui ramènent l'homme au grade d'esclave de fausses valeurs. La souffrance et la misère sont nées des religions, et ceux qui les prônèrent n'étaient que les tenants d'un masochisme morbide. Il faut à chaque instant souscrire au plaisir, et renier ces grandes et belles paroles inventées par de lamentables histrions. Demain, lorsque les derniers idéaux se seront éliminés d'eux-mêmes du fait de leurs incohérences, un chaos règnera sur cette planète. Une grande partie de sa population connaîtra une intolérable misère. La frustration s'emparera des plus évolués parmi les hommes et les pauvres se rassembleront pour s'emparer des biens des possédants. Plus aucun repère n'existera, les jeunes se ligueront contre les vieillards, il y aura des attentats racistes ou ostracistes, car les sots ont besoin de boucs émissaires. La crise économique que connaît cette fin de millénaire est en train d'engendrer une crise psychologique. Tout pourra arriver alors, et arrivera, du reste. Je puis vous révéler, très cher, qu'avant les trois dernières années du siècle, aucun des systèmes politiques que vous connaissez n'existera plus sur Terre. Si vous faites partie des esprits lucides, et j'en suis convaincu, vous pouvez déjà avoir prescience de cette catastrophe à travers les événements actuels... Ils ne sont qu'un long prologue...

                - Et... Après ?

                - Après ? L'homme redeviendra tel qu'en lui-même. Animal. Et il vivra en animal, dans la facilité animale. Comme ce jeune homme outré dans son orgueil, qui a provoqué il y a quelques minutes la mort de onze personnes, près de Londres, sous nos yeux. Chacun ne devra plus sa survie qu'à son seul instinct de conservation et chacun se battra pour ses propres intérêts, l'autre étant un rival à abattre. Ces temps perdureront quelques années, jusqu'au jour où Lilith et moi choisirons d'intervenir. Nous jugulerons l'animalité de l'homme et élèverons le plaisir, la jouissance, au niveau d'un idéal chaque jour réalisable.

                - Le poison sera transmuté en remède, pour six fois six cents soixante-six ans, conclut calmement Lilith en tendant sa longue main aux ongles vernis de noir à son compagnon, qui la serra très fort dans la sienne, au point d'en faire craquer les phalanges.

                Un rictus de jouissive souffrance tendit les traits de cette femme à l'intemporelle beauté. Le couple se leva, et la porte de la salle s'ouvrit sur le majordome Monténégrin, comme si son irruption avait été préalablement programmée.

                - Sir Anthon, nous nous retirons à présent dans nos appartements pour, comme chaque noir, sacrifier à nos désirs les plus éperdus. Stebentza va vous conduire à votre chambre. Nous ne réapparaîtrons qu'à la nuit tombante.

                Je les regardai s'éloigner. Au passage, Monsieur Vladislav Melek imposa à son domestique le rituel baiser à sa chevalière symbolique. Puis j'emboîtai le pas du dénommé Stebentza, à travers les sombres corridors de ce monastère transylvain, l'esprit embrumé d'une malsaine ivresse. Cette nuit, quelques-unes de mes certitudes s'étaient effondrées dans le fracas de l'angoisse...

Sir Anthon McHenwick, esquire.

Archéologue, Docteur en Sciences Humaine

Agrégé de Philosophie.

(Propos rapportés par Jeremy Berenger)


Quand la légende flirte avec l’histoire;

 l’affaire de Rennes le château

Depuis la fin des années soixante, le nom de Rennes-le-Château est des plus familiers à tous les esprits férus d'ésotérisme ou d'historique sulfureux. Gérard de Sede fut le premier à narrer l'étonnante destinée d'un énigmatique curé de campagne du nom de Bérenger Saunière. Prêtre hors du commun s'il en est, Bérenger Saunière est décrit, par les multiples exégètes qui se sont penchés sur l'énigme de Rennes, comme un hédoniste initié à la Franc-Maçonnerie, impénitent libertin et familier de l'élite artistique et occulte du début du siècle. Claude Debussy, Camille Claudel et Gérard Encausse (dit Papus) étaient de ses hôtes, tout comme - dit-on - l'archiduc Jean de Habsbourg.

Curieux scénario que celui de cette superproduction Jules-Vernienne intitulée "L'affaire Rennes-le-Château"... Natif du proche bourg de Montazels, le jeune curé Saunière est nommé en 1885, le jour de la mort de Victor Hugo (d'aucuns y verront un signe du Destin), à Rennes-le-Château, un pauvre hameau situé sur un plateau aride et rocheux dominant la vallée de l'Aude et la plaine du Razès. La vieille église dont il hérite n'est plus qu'une ruine insalubre, qu'il entreprend de restaurer avec ses faibles moyens et l'aide de quelques villageois. Nous sommes en 1887 et entre-temps, Bérenger Saunière a connu quelques ennuis, eu égard à ses prises de position nettement anti-républicaines. Lors des travaux, les ouvriers engagés par le jeune prêtre découvrent dans le choeur de l'église une dalle, dont la partie enterrée révèle un haut-relief appelé "Dalle des Chevaliers". Sous celle-ci, une urne emplie de ce que Saunière prétend être des médailles de Lourdes -éveillant quelques doutes chez ses employés, habités par l'atavique méfiance des hommes de la terre. Autre découverte, quelques temps plus tard, dans un pilier de bois pourvu d'une cache: des rouleaux de parchemins recouverts de caractères indéchiffrables. Bérenger Saunière se rend à Paris afin, selon certains auteurs, de faire décrypter ces parchemins par un Père Oblat familier des anciens idiomes. A son retour de la capitale, Bérenger Saunière semble s'être inexplicablement enrichi. Il entreprend d'impressionnants aménagements architecturaux sur ce petit plateau rocheux, marqué depuis des siècles des stigmates de l'Etrange. Entre 1887 et 1903, le petit curé de campagne aux sermons subversifs et à la vie réputée dissolue fera ériger une magnifique maison de maître de style Renaissance, la Villa Béthanie; des terrasses crénelées surmontant de vastes et confortables salles; un petit donjon d'inspiration gothique, la Tour Magdala, qui abritera sa bibliothèque... et n'omettons pas un magnifique jardin d'hiver, un parc aux essences rares, une orangerie, un zoo miniature, et quelques ornements religieux, tout de même. La petite église Sainte Marie-Madeleine est agencée d'une façon des plus insolites.

Asmodée

 Le démon Asmodée y accueille le fidèle et le visiteur, soutenant un bénitier surmonté de quatre anges décomposant le signe de la Croix. La surprenante effigie est frappée de la sentence "IN HOC SIGNO VINCES", soit "PAR CE SIGNE, TU VAINCRAS"... comme pour exorciser d'un geste pieux l'obsédante présence du Malin. Bizarre... L'église Sainte Marie-Madeleine paraît davantage consacrée à l'occultisme initiatique qu'au culte du Très-Haut. Le Chemin de Croix, sinistrogyre comme cela est commun dans le sud-ouest de la France, comporte des aspects symboliques à connotation maçonnique; le pavage de la nef rappelle le Pavé Mosaïque des Temples Maçonniques; beaucoup d'ornements semblent receler un double sens. Je me suis rendu, il y a quelques années, en ce sanctuaire de l'Etrange et, j'en témoigne: il est exact que l'on est étreint par une indicible sensation de malaise devant une telle surcharge de symboles, surtout si l'on repense à la succession d'événements troublants qui jalonnèrent toutes ces années, depuis 1917, date du départ pour l'Orient Eternel de ce curé jalousé par tant de ses confrères, soupçonné par d'autres d'accointances démoniaques, accusé par son évêque d'un trafic de messes dont le montant n'aurait jamais pu suffire à financer le dixième de ces grandiloquentes constructions qui, lentement, se désagrègent sous le vent d'autan, camouflant d'autres mystères dont les ramifications s'étendent bien au-delà du Razès...

Comme je le sous-entendais plus haut, la région de Rennes-le-Château fut de tout temps le théâtre d'un légendaire sulfureux qui rejoignit très souvent l'Histoire. Les Cathares imprégnèrent le Razès de leur hérésie, les Templiers y érigèrent des commanderies et des châteaux et, avant eux, ce furent les Mérovingiens, entre tant d'autres. D'étranges traditions, rapportées notamment par Henry Lincoln, Michaël Baigent et Richard Leigh, journalistes anglais, prétendent que le Christ ne serait pas mort sur la Croix et que, ayant accosté aux Saintes-Maries-de-la-Mer aux côtés de Marie de Magdala, Marie-Jacobe et Marie-Salome, il aurait donné naissance à une descendance dont seraient nés les Mérovingiens. Le Christ aurait élu sépulture quelque part dans la région de Rennes-le-Château où, affirment d'autres distillateurs de mythes, serait dissimulée la Table d'Emeraude d'Hermès-Trismegiste. Evidemment, ajouter crédit à de tels délires relève de la naïveté, d'autant que rien de tangible ne permet d'accréditer ces renversantes thèses. Mais ce qui est troublant, c'est une accumulation de personnages aux non moins troublantes excentricités, qui hantèrent ce territoire de Rhedae (ancien nom du site) et le marquèrent d'empreintes qui - quelques fois - imposent le questionnement et la Queste...

Comme cet abbé Boudet, auteur d'une étude linguistique tendant à démontrer l'origine celtique de la langue française ("La vraie langue celtique et le cromlech de Rennes-les-Bains", Carcassonne, 1886). Il est clair que les pages de cet ouvrage son parsemées de clefs qui ouvrent la voie du légendaire trésor de Rennes-le-Château. L'abbé Edmond Boudet, excellent ami de Bérenger Saunière, périt dans des circonstances restées inexpliquées. Son corps gisait face contre terre, dans la cuisine de sa cure. Auprès de lui, une feuille de papier à cigarettes sur laquelle était griffonné: "Viva Angélina". Or, l'abbé Boudet ne fumait pas...

Ou ce certain Louis Bertram Lawrence, excentrique Américain travaillant à l'élaboration de postes T.S.F., qui s'installa à Peyrolles, non loin de Rennes-le-Château, dans les années 1920. Considéré par les autochtones comme un fou, il fit élever au-dessus d'un caveau sis sur la propriété qu'il acquit, un tombeau à la forme caractéristique, appelé Tombeau des Pontils. La mère de Louis B. Lawrence y fut inhumée, après avoir été embaumée comme, du reste, ses deux chats. Notre Américain, après de multiples tribulations, mourut en 1954 - et nul dans la région ne se souviendrait de lui s'il n'avait eu l'idée farfelue de faire ériger ce fameux Tombeau des Pontils... réplique parfaite d'un tombeau figurant sur une toile du maître Nicolas Poussin: "Les bergers d'Arcadie", exposée au Louvre. Le paysage peint par l'artiste, derrière son tombeau imaginaire, est celui que l'on peut admirer derrière les restes arasés du Tombeau des Pontils, à Peyrolles... Louis Bertram Lawrence, pour avoir été un homme cultivé, ne passait pas pour être féru d'art pictural ou de symbolisme ésotérique. Pourtant, il ne pouvait pas avoir eu fortuitement l'idée d'élever là ce monument figurant sur cette toile de Poussin qui fournirait, là aussi, des clés précieuses destinées aux Quêteurs du trésor de Rennes-le-Château qui sauraient les déchiffrer. Signalons au passage que le Tombeau des Pontils, maintes fois profané, révéla la présence d'un cercueil à la taille inhabituelle: plus de deux mètres...

Quant à Philippe de Cherisey et Pierre Plantard de Saint-Clair, ils mériteraient le sobriquet de "duettistes de l'affaire de Rennes-le-Château" ! Pierre Plantard, se prévalant de pseudo-origines aristocratiques - prétendant en outre être le dernier descendant de la lignée des Mérovingiens - était un personnage difficile à cerner, probablement mythomane, et sans aucun doute soucieux d'exploiter aux fins de renommée personnelle le mystère du trésor. L'on peut dire qu'il a été l'un des tenants du faisceau de mystifications qui firent la renommée du site, surtout parmi les mystiques de tous crins. Pierre Plantard enquêta longuement, questionna un grand nombre de gens, arpenta sentiers et raidillons du Razès en quête de stèles perdues, d'inscriptions cachées, éveillant soupçons et commentaires intrigués des autochtones. Il avait pour acolyte un certain Philippe de Cherisey, authentique marquis et comédien plus ou moins raté, qui monta de toutes pièces un canular colossal basé sur les parchemins trouvés par Bérenger Saunière dans un pilier de son église et qui contribuèrent à sa richesse subite. Les avis divergent, aujourd'hui encore, sur l'existence réelle de ces parchemins: ont-ils été "inventés" par Philippe de Cherisey (ils inspirèrent, dit-on, le comédien Francis Blanche pour un épisode de son feuilleton radiophonique "Signé Furax"), ou ont-ils brûlé dans un incendie ? Le fait est que nul vivant ne peut se targuer de les avoir ne serait-ce qu'aperçus. Ce que l'on croit savoir, en tout cas, c'est que Pierre Plantard de Saint-Clair et Philippe de Cherisey initièrent la création du livre qui ouvrit les yeux du grand public sur l'énigme de Rennes-le-Château. Ce livre parut en 1968, il était signé Gérard de Sede et s'intitulait "L'or des Rennes". Ainsi fut créée la légende. Mais la suite démontra que ce qui devait n'être au départ qu'une mystification aux finalités commerciales, s'avéra le révélateur d'un mythe plus profond, empreint de démonologie, d'occultisme ancestral et de tous les ingrédients d'un bon roman d'aventures, comme on savait les élaborer au siècle dernier: un prêtre initié à l'ésotérisme, fouillant nuitamment, aux côtés de sa jeune maîtresse et complice, le cimetière de son village pour y chercher une stèle gravée d'une sorte de rébus; des histoires de berger découvrant des monceaux d'or parmi des squelettes, au fond d'une caverne; ou d'un personnage atypique inhumé dans deux tombes sises dans la même nécropole; de gens s'intéressant de trop près à certains aspects de l'énigme, victimes d'attentats ou trouvant la mort dans des conditions douteuses; présence dans le Mythe d'une école initiatique née du Schisme Templier, appelée Prieuré de Sion, dont l'inénarrable Pierre Plantard était un familier - ou un initié... N'oublions pas tout le reste, ces dizaines de livres plus ou moins sérieux, traitant de ce qu'il est à présent convenu d'appeler "L'énigme de Rennes-le-Château", alimentant l'espoir de tous ces chercheurs de trésor qui scrutent, de leur pendule ou de leur pioche, les entrailles du plateau rocheux de Rennes-le-Château et ses environs, bravant interdictions et couvre-feu réglementaire. L'ampleur du phénomène a nécessité, en effet, un décret municipal interdisant toute circulation dans le village passé vingt-deux heures, sauf cas de gravité.

Comme il faut bien entretenir ce juteux égrégore, sachons que des OVNIS sont ponctuellement observés au-dessus du Razès... J'ajouterai mon petit triolet à cette partition cacophonique: selon toute apparence, l'Armée de

l'Air exerce une surveillance vigilante du site; en cette belle matinée d'avril 1991 où je visitais la Tour Magdala en compagnie du conservateur du Domaine, monsieur Henri Buthion, un chasseur passa à quelques dizaines de

mètres à peine au-dessus de nous. Mon mentor ne daigna pas commenter ce survol inopiné, qui parut profondément le troubler. Un ésotériste niçois m'a parlé de l'intérêt que semble manifester l'Armée de l'Air à l'égard de Rennes-le-Château... Du reste, cet insignifiant hameau du pays audois ne reçut-il pas, en 1982, la visite d'un certain François Mitterrand, Président de la République ?

  la Tour Magdala

Sir Anthon McHenwick esq

Notes de Jérémy Berenger

BIBLIOGRAPHIE

"Histoire du trésor de Rennes-le-Château", "Archives de Rennes-le-Château", Tomes I & II, par Pierre JARNAC (Editions Bélisane).

"Rennes-le-Château, autopsie d'un mythe" par Jean-Jacques BEDU (Editions Loubatières).

"Mythologie du trésor de Rennes" par René DESCADEILLAS (Editions Savary).

"Rennes-le-Château" (Robert Laffont) et "Le trésor maudit" (J'Ai Lu)

par Gérard DE SEDE.

"L'énigme sacrée" par Michaël BAIGENT & Henry LINCOLN & Richard LEIGH (Editions Pygmalion).

A CONSEILLER

"Les cahiers de Rennes-le-Château", excellente publication ponctuelle: études, critiques d'ouvrages sur la question, articles aux signatures crédibles. Publié par les Editions Bélisane. Ecrire à M. Claude BOUMENDIL, 11 rue Gutemberg, 06000 Nice.

"Jules Verne, initié et initiateur" par Michel LAMY (Editions Payot). Etude symbolique de quelques romans de Jules Verne. Relate ses rapports privilégiés avec la Golden Dawn et les relations de l'école initiatique créée par Mathers (dont Aleister Crowley, Bram Stoker et Jules Verne faisaient partie) avec l'affaire Rennes-le-Château.

"Rennes-le-Château et l'énigme de l'or maudit" par Jean MARKALE (Editions Pygmalion). Aussi intéressant sur le plan littéraire que sur celui de l'argumentation.