Moi y'en a vouloir le Necronomicon

Un autre regard sur Alhazred
A propos d'Histoire du Necronomicon de H. P. Lovecraft


L'Histoire du Necronomicon est un texte sympathique, court, facétieux sous ses faux airs érudits, par lequel Lovecraft nous apprend l'essentiel de la vie de l'Arabe dément Abdul Alhazred et de son fameux livre maudit. Il a été publié d'abord dans le recueil Night Ocean puis dans les Œuvres complètes vol. I, avec dans les deux cas une erreur de datation. En effet, contrairement à ce qu'affirme également L. Sprague de Camp (ceci constitue une des nombreuses erreurs factuelles éparpillées à travers son livre), le texte n'a pas été écrit à la fin de 1936, mais neuf ans auparavant ; une lettre de 1927 à Clark Ashton Smith y fait référence et le répète presque intégralement. Une autre erreur (qui ne figure pas dans l'original) s'est également glissée à la fin, avec la déformation du nom de Robert W. Chambers en " Campbell ".

Ce qui frappe avant tout dans ce texte, c'est la multiplication des signes et des indices de vraisemblance : noms de personnages historiques, étymologies, dates et lieux de publication... Remarquons par exemple la mention d'Ibn Khallikan. Il s'agit d'un auteur bien réel, un écrivain syrien du XIIIe siècle (et non du XIIe), encore connu actuellement comme l'auteur du Dictionnaire biographique, premier ouvrage au monde de cette catégorie, fruit de 20 années de recherches, largement diffusé et traduit dans tout le monde islamique. A n'en pas douter, si Alhazred avait existé, il y aurait certainement figuré ! Et, si les tentatives de Lovecraft pour disséquer le mot grec Necronomicon ne sont pas très convaincantes, son explication du titre arabe original, Al Azif, est par contre correcte.

Mais il est un aspect que j'aimerais plus spécialement développer : l'histoire du Necronomicon et de son auteur est en réalité un mini-récit autobiographique. On sait bien sûr que " Abdul Alhazred " est le nom qu'un ami de la famille avait inventé pour Lovecraft (par déformation du nom d'une des branches de sa famille, les Hazzard) lorsque celui-ci avait cinq ans et se passionnait pour l'Orient et les Mille et Une Nuits. Plus tard, Lovecraft s'identifia à nouveau à Alhazred : c'est ainsi qu'il signait les lettres à son ami E. Hoffman Price, auteur de contes orientaux, qu'il surnommait " Malik Taus, le Sultan des Paons ". Cependant, presque tout ce qui est dit d'Alhazred peut également s'appliquer à Lovecraft. Voyons cela plus en détail.

Abdul Alhzred, poète dément de Sanaa

A l'aube de sa carrière littéraire, c'est bien comme un poète, et non un auteur de prose, que Lovecraft se voyait. Ses vers n'étaient pourtant pas des chefs-d'œuvre, tout imprégnés de l'anglais archaïque et des structures métriques rigides directement sortis des antiques manuels trouvés dans la bibliothèque de son grand-père, comme ce Reader daté de 1802 (!) dont il fait l'éloge à un de ses correspondants . C'est seulement bien plus tard, après avoir exploré le domaine de la prose et abandonné toutes ses anciennes affectations, qu'il sera capable de se lancer dans une production poétique de qualité.
Pour ce qui est de la folie, on sait tous les habitants de son quartier considéraient le jeune Lovecraft comme étrange, voire un peu inquiétant. Si Alhazred passa dix ans dans l' " Espace vide " du désert d'Arabie, Lovecraft, lui, mène longtemps une vie semi-désertique, à l'écart de tout contact humain.
Enfin, notons qu'Alhazred est originaire de Sanaa, une des villes les plus anciennes de toute la péninsule arabique. Lui aussi, comme Lovecraft, a ses racines dans un cadre urbain façonné par de nombreux siècles.


Un voyageur de l'étrange

Alhazred visita " les ruines de Babylone, les souterrains secrets de Memphis [...] la fabuleuse Irem, la Cité des Piliers [...] les ruines d'une cité anonyme perdue dans le désert... ".
Comme lui, Lovecraft ne cesse de voyager, recherchant systématiquement les endroits les plus chargés d'histoire. Ses villes préférées : Charleston, la Nouvelle-Orléans, Québec et bien sûr Providence ; toujours celles où les traces du passé sont les plus profondes et les plus manifestes, et révèlent le passage successif de différentes civilisations. Que n'aurait-il certainement pas donné pour visiter un lieu réellement ancien et se trouver face à face, comme on peut le faire en Europe, avec une cathédrale gothique ou une ruine romaine !


Croyances peu orthodoxes

" Indifférent à l'Islam, [Alhazred] adorait des entités inconnues qu'il appelait Yog-Sothoth et Cthulhu ".
Lovecraft n'est certes pas un très bon musulman lui non plus ! Mais il n'est surtout pas un très bon chrétien... Aux mythes rassurants sur l'immortalité de l'âme, il préfère une philosophie matérialiste envisageant froidement la place dérisoire de l'homme dans l'univers. Une pensée qui peut être destructrice et conduire à la folie celui qui l'envisage sans s'y être préparé. A la lecture de la citation d'Algernon Blackwood qui ouvre L'Appel de Cthulhu, il est tentant de voir dans le grand Cthulhu lui-même une personnification de certains aspects de cette philosophie lovecraftienne.


Une mort atroce

Peut-on aller plus loin et s'interroger sur ce " monstre invisible " qui dévore vivant le malheureux Alhazred devant une foule de spectateurs terrifiés ? Ne ressemble-t-il pas un peu à cet autre monstre qui détruisit Lovecraft et qui a pour nom cancer ? Certains pourront parler de prémonition ; peut-être que Lovecraft, qui se disait vieux dès la trentaine, savait inconsciemment qu'il connaîtrait une mort prématurée...

En conclusion

Il apparaît donc que les indices qui parsèment l'Histoire du Necronomicon sont tous convergents, et orientent assez naturellement le lecteur vers une interprétation autobiographique selon laquelle Abdul Alhazred n'est autre que Lovecraft lui-même. Du coup, que devient le Necronomicon, et qu'en est-il des affirmations plus ou moins délirantes comme quoi ce volume fictif existerait réellement ?
Si Alhazred est Lovecraft, le Necronomicon ne peut être que l'ensemble de l'œuvre lovecraftienne : celle-ci, elle aussi, regorge de sombres secrets, de sinistres révélations et de manifestations terrifiantes des Grands Anciens. Inutile, donc, de fouiller caves et les greniers pour trouver une édition oubliée de l'Azif. Celui-ci n'existe que sous une forme métaphorique, et non littérale : celle d'une œuvre littéraire, une des plus importantes de toute la littérature fantastique, camouflée sous un déguisement exotico-médiéval.


Pour un Necronomicon de plus...


      C'était inévitable. Il nous a tant fait rêver, le Necronomicon, ce livre improbable écrit par un poète arabe fou et renfermant tout le savoir interdit du monde. Il fallait bien qu'il finisse par être vrai...
Et ça n'a pas manqué. Plus d'une fois, les éditeurs se sont précipités sur le créneau. Qu'on le veuille ou non, que ce soit aux Etats-Unis ou en France, aujourd'hui, Lovecraft fait vendre. Alors un Necronomicon, vous pensez bien !
Il y avait bien eu quelques plaisanteries anciennes : des rumeurs lancées par des membres du cercle lovecraftien ; cette annonce passée dans le Publisher's Weekly en juillet 1945, dans laquelle la librairie new-yorkaise de Grove Street recherchait un Necronomicon (ainsi qu'un Mysteries of the Worm de Ludvig Prinn) ; sans oublier les fiches fictives créées par de nombreux bibliothécaires facétieux. Mais c'est Lion Sprague de Camp, auteur d'une mauvaise biographie de Lovecraft et de quelques Conan qui ne doivent rien à Robert Howard, qui ouvrit véritablement le feu en 1973. Sous sa houlette parut chez Owlswick Press un Necronomicon quasi-illisible, puisqu'écrit... en duraïque. Etant donné que ce soi-disant dialecte sémitique n'existe pas, il est facile d'en déduire que les phrases joliment calligraphiées n'ont aucune signification.
L'écrivain Colin Wilson est à l'origine de la version la plus connue, paru en 1978. Son livre, connu sous le nom de " Necronomicon de George Hay " ou de " Necronomicon de Langford et Turner ", a connu de nombreuses éditions à travers le monde, dont en France chez J'ai Lu (dans leur cocasse collection à couverture rouge, " L'aventure mystérieuse ", qui vit aussi fleurir les divagations sur certains lamas tibétains et leur troisième œil...). Ce livre se présente comme la transcription d'un manuscrit du magicien élizabéthain John Dee, le Liber Logaeth, retrouvé par hasard au British Museum et décrypté par un certain docteur Stanislas Hinterstoisser, savant autrichien (et imaginaire) de son état. Bien sûr, selon le bon docteur, le père de Lovecraft, franc-maçon, possédait une copie de ce livre mystérieux...

     Il faut avouer que ce livre est prodigieusement décevant. Tout son intérêt provient des articles critiques qui y sont incorporés. La " transcription " elle-même ne comprend qu'une poignée de pages et ne fait que ressasser les pires poncifs derlethiens.
La même année paraît H. R. Giger's Necronomicon, de l'artiste suisse bien connu. Si le talent du concepteur d'Alien est époustouflant, son imagination débordante et ses accouplements monstrueux entre des humains et des machines assez fascinants, il est malheureusement clair que sa connaissance de Lovecraft est tout ce qu'il y a de plus rudimentaire. Une seule page du livre mentionne d'ailleurs HPL : il s'agit d'un tissu d'absurdités, principalement tirées du Necronomicon de Hay : le père de Lovecraft franc-maçon, possédant des fragments du Necronomicon, le manuscrit original de celui-ci conservé au British Museum, sans oublier les tentatives alchimiques de John Dee... Tout ceci indique, en tous cas, que c'est après avoir eu connaissance de la version George Hay que Giger a choisi le titre de son recueil. C'est aussi en 1978 que sort ce qui est à mon avis le plus bel hommage au Necronomicon jamais réalisé. En quelques pages parues dans le fameux numéro " spécial Lovecraft " de Métal Hurlant, Philippe Druillet nous donne sa vision de ce à quoi pourrait ressembler l'ouvrage maudit. Peu importent les mots, gribouillés ou calligraphiés dans quelque langue inconnue de nous ; seule reste la beauté des images, avec ces taches d'encre, ces croquis de villes gigantesques, ces êtres bizarres, semblables à des lézards ou à des chauve-souris. C'était bien à un artiste graphique, me semble-t-il, et non à un écrivain, que revenait la tâche de nous donner un Necronomicon, et je pense que Druillet est celui qui s'est le plus approché d'un Necronomicon tel qu'on peut le rêver. Enfin, c'est à peu près au même moment (en fait, fin 1977) que paraît l'étrange bouquin dont nous allons davantage parler dans la suite. Publié par l'éditeur occultiste Magickal Childe, il se présente sous le titre : " Le Necronomicon, par Simon " (généralement connu sous le sobriquet irrespectueux de " Simonomicon "). A en croire le livre lui-même, il s'agit d'un recueil de très anciens textes mésopotamiens dans lesquels le lecteur ne peut manquer d'être frappé par la ressemblance de certains noms et de certains thèmes avec ceux qu'on rencontre dans les histoires de H. P. Lovecraft. De tous les faux Necronomicon, celui-ci est sans conteste le moins sympathique. D'abord, son but est évidemment de redonner vie à l'idée stupide selon laquelle le Necronomicon n'a pas été inventé par Lovecraft, qu'il s'agit d'un livre réel donnant de réelles informations occultes, etc. Il semble malheureusement que nombre de jeunes Américains se soient laissés prendre au piège. Ensuite, pour appuyer son propos, " Simon " aligne des textes et des références antiques avec une grande désinvolture : il ne s'agit en fait que de bluffer le non-spécialiste en étalant devant lui les signes extérieurs d'un travail sérieux et érudit (voir les deux essais qui suivent pour le démontage de ces prétentions archéologiques). Enfin, contrairement à Colin Wilson, les auteurs n'ont jamais reconnu la supercherie.
D'abord, qui sont-ils ? Il semble qu'il n'y ait pas de " Simon ". Des recherches laissent penser que le principal auteur de ce livre pourrait être Peter Levenda, déjà connu pour son ouvrage The Unholy Alliance dans lequel il examine les liens entre nazisme et magie noire. Simonomicon et Unholy Alliance partagent en tous cas un trait commun : un style de recherche mélangeant tout avec tout sans beaucoup de rigueur, et que la plupart des historiens réprouveraient certainement. Quoi qu'il en soit, il est curieux de constater que le Hitler de Levenda a lu le Necronomicon et y ait trouvé de la magie sumérienne. Les deux textes qui suivent examinent plus en détail le Simonomicon en traitant ses inconséquences avec toute la sévérité qu'elles méritent. Le premier est extrait d'un livre intitulé Babyloniana, dont je n'ai malheureusement pas pu trouver la référence (l'auteur est également inconnu). Le second, écrit spécialement pour Dragons & Microchips, est dû à la plume pertinente de Daniel Harms, grand connaisseur de toutes choses lovecraftiennes, à qui j'ai d'ailleurs emprunté l'essentiel de l'exposé qui précède.

I. Commentaires sur le Necronomicon de Simon
Extraits de Babyloniana de Kalyn Tranquilson (transmis par Steven Harris)


Le Necronomicon de " Simon " n'a pas grand chose à voir avec d'authentiques pratiques ou rituels magiques babyloniens, akkadiens ou sumériens. Cependant, quelques remarques s'imposent sur le texte " édité " par Simon.
Tout d'abord il semble clair que Simon a eu accès à une vaste collection de données mythologiques tirées de la culture cunéiforme. Je ne suis pas convaincu que ce texte soit plus ancien que sa date de copyright, mais au début de ce siècle, plusieurs des textes les plus importants du corpus mésopotamiens étaient déjà publiés. Comme l'indiquent sa bibliographie et ses références, Simon a eu accès à certaines de ces œuvres. Mais il a aussi une thèse à défendre, et pour cela n'hésite pas à déformer le matériel sur lequel il se base. Son livre souffre d'une ignorance totale des différences entre les mots et les noms sumériens et akkadiens. Il avance parfois des affirmations parfaitement indéfendables historiquement, comme par exemple que la langue sumérienne est " étroitement apparentée à celle de la race aryenne et possède en fait de nombreux mots identique au sanskrit (et, à ce qu'on dit, au chinois) " (p. XVIII).
Une analyse détaillée est donnée ci-après.
  • Introduction (p. VII-LVI)
    Cette partie est la seule que Simon reconnaît avoir écrite lui-même ; c'est un fourre-tout dans lequel on trouve des informations de qualité fort inégale. D'une manière générale, les références mésopotamiennes ne sont pas vérifiées de manière sérieuse. Simon apparaît comme quelqu'un qui a eu une bonne idée (jusqu'à une date très récente, les textes sumériens et akkadiens étaient inconnus en dehors d'une petite communauté de spécialistes) mais n'a pas eu le courage de faire un travail sérieux, et n'a pas voulu faire apparaître le résultat comme étant son œuvre propre. On trouve un exemple de la naïveté de son travail dans ses sauts vertigineux de culture à culture. Pourtant, simultanément il donne sur les termes sumériens des informations intéressantes, peut-être même utiles (voir p. XLIX). Les télescopages linguistiques sont malgré tout son plus gros problème. Un exemple entre mille : sa dérivation du dieu lovecraftien Cthulhu (dont le nom dérive du grec " chthon ") [NdT : cette dernière affirmation me paraît plutôt aberrante] à partir du sumérien, basée sur le nom de la cité d'Ereskigal, Kutha. Ainsi, dit-il, KUTHA-LU [sic] signifie " l'homme de Kutha " ; le terme sumérien correct serait LU-KUTHA. Il établit également un lien entre Kutha et Kutu, deux villes et deux mots totalement différents, et entre Kutha, l'ABSU (le royaume d'Enki), le NAR MARRATU (la région marécageuse où se rencontrent le Golfe persique et les trois fleuves) et l' " abysse " grec. Il y aurait sans doute des choses à dire sur le rapprochement entre ABSU et Abysse - tous deux désignant la zone ténébreuse et informe qui existe en marge du monde ordinaire - cependant l'Abysse n'est qu'un vide, total et indépendant, alors que ABSU est un pays réel situé entre la Terre et les Mondes inférieurs. Les Sumériens connaissaient la différence. Quant à Kutha et NAR MARRATU, ce sont des zones géographiques bien réelles - même si Kutha, étant la ville d'Ereskigal, a pu être considérée comme une porte d'entrée vers les Mondes inférieurs.
  • Des Zonei et de leurs Attributs (p.17-33)
    Ceci est un intéressant mélange de matériel babylonien authentique et de Dieu sait quoi. L'association des divinités avec des nombres particuliers est exacte, comme le sont quelques-unes de leurs descriptions. Les sceaux sont grotesques ; tout au moins, ils ne ressemblent à rien dont j'aie connaissance.
  • Le Livre de l'Entrée et de la Traversée (p35-49)
    Ce chapitre est absolument n'importe quoi, même si l'idée des sept terres, des sept niveaux et des sept cieux est une caractéristique bien connue de la mythologie babylonienne. Je ne pense pas que Simon l'ait tirée d'une source authentique. Souvenons-nous que la plus célèbre ziggourat de Mésopotamie se trouvait à Babylone (la Tour de Babel) et qu'il se trouve qu'elle possédait sept niveaux. Il est clair que depuis une époque très ancienne, les Mésopotamiens ont eu un respect tout particulier pour le chiffre sept. Le nom d' " Etoile de Babylone " autrefois donné à l'étoile à sept branches par les occultistes occidentaux en est une trace. Simon peut très bien avoir emprunté ceci à l'un des nombreux ouvrages spécialisés traitant de la religion babylonienne.
  • Les Incantations des Portes (p.51-61)
    Certaines de ces invocations ont un air " familier ", ce sont peut-être des hymnes de diverses époques. Je suis actuellement à la recherche des sources originales, car si elles sont réelles, elles peuvent se révéler utiles. Cependant les traductions qui en sont données sont pleines d'inexactitudes et les ABRACADABRA qui concluent les invocations n'ont aucune valeur.
  • Les Conjurations du Dieu du Feu (p.63-65)
    Là encore on n'est pas très loin de quelque chose de réel, à part les abracadabra.
  • La Conjuration du Veilleur (p.67-73)
    Laissez tomber ! Pure fiction...
  • Le Texte Maklu (p.75-92)
    Tout d'abord, il convient d'ignorer encore une fois tous les abracadabra. C'est cependant un texte intéressant. Il s'agit en fait d'une série lexicale appelée maqlu ; il y a aussi plusieurs rites d'exorcisme (le plus courant étant le uttukku lemnuti), et vous constaterez que, parmi les textes présentés dans ce livre [Babyloniana - NdT] il y a un ou deux textes, incantations etc. que l'on retrouve dans différentes parties du texte maqlu de Simon, comme la Conjuration contre les Sept qui Gisent-dans-l'Attente (p. 79). Mais ces passages proviennent de sources différentes, et c'est Simon qui les agrège en un seul " texte ". D'une manière générale, je n'accorde aucune confiance à Simon. Je préfère suivre ses pistes et rechercher tous les originaux.
  • Le Livre de l'Appel (p.93-120)
    Essentiellement de la bouillie pour les chats, surtout son " Invocation des Portes " - l'ordre est européen, et qui plus est, récent ! Cependant, un texte vérifiable est reproduit page 111 en version abrégée (texte KAR 61, édité par Biggs TCS II, 1967 : p. 70 et suivantes).
  • Le Livre des Cinquante Noms (p.121-150)
    Les noms proviennent de la partie finale de l'Enuma Elish, mais pas le commentaire. Attention aussi à la transcription des noms en alphabet latin ; pour connaître les Cinquante Noms de Marduk, consulter plutôt The Babylonian Genesis de Alexander Heidel.
  • Le Texte Magan (p.151-180) Maggan est la côte iranienne du détroit d'Ormuz, peut-être le pays de la civilisation Harrapan ; elle n'a en tous cas rien à voir avec le texte qui est présenté. Ceci est une mauvaise traduction du début de l'Enuma Elish (voir l'ouvrage de Heidel). La section IV (p. 166-180), " Du sommeil d'Ishtar ", est une adaptation assez amusante du mythe de la Descente d'Ishtar (ou Inana).
  • Le Texte Urilla (p.181-202)
    Très intéressant et imaginatif, mais... Le Témoignage de l'Arabe Fou (deux parties : p.3-16 & 203-218) Qui sait... mais vu le score de Simon jusqu'ici, je ne pense pas qu'on puisse s'y fier. Ce qui précède ne signifie pas que le Necronomicon de Simon, ou sa suite The Necronomicon Spellbook, est sans intérêt, ni qu'il ne peut pas être utilisé comme grimoire de magie, puisqu'on peut utiliser n'importe quoi dans ce but, à condition de l'investir du pouvoir adéquat. Mais ce livre est le résultat de la déformation ingénieuse de textes anciens par un esprit moderne. Il ne s'agit pas d'un authentique texte ou système magique babylonien, sumérien ou akkadien.
II. Le Necronomicon de Simon : document authentique ou imposture ?
Daniel Harms et John W. Gonce III


Un des débats les plus animés du fandom lovecraftien moderne concerne la question de savoir si le Necronomicon de Simon est un document authentique. Bien que n'ayant pas sous la main mon dossier sur le sujet, je vais essayer d'exposer au mieux ce que m'ont révélé mes propres recherches. Il est impossible - pour des raisons que je détaillerai plus loin - de prouver avec certitude que le Necronomicon de Simon est une imposture ; j'ai pourtant de nombreuses raisons de penser que c'en est une.
Pour commencer, examinons les dieux et les démons du Necronomicon de Simon, que le livre affirme être d'origine sumérienne. N'importe quel bon dictionnaire de mythologie nous apprend qu'ils ne sont pas sumériens, comme le prétend Simon, mais datent de périodes plus récentes. Par exemple le puissant dieu Marduk apparut d'abord à l'époque babylonienne, après la chute de Sumer, et le démon du vent Pazuzu remonte au Ier millénaire avant J. C. Les démons " lovecraftiens " de Simon, comme Kutulu (Cthulhu) ou Azag-Thoth (Azathoth), ne sont mentionnés dans aucun texte de cette période ni d'aucune plus récente. Notons également que la plupart des démons de la mythologie sumérienne étaient des serviteurs d'un dieu dont ils exécutaient les ordres, et non des êtres " mauvais " se battant contre des dieux " bons ". Même si le livre de Simon datait vraiment de l'Antiquité, il ne pourrait pas s'agir d'un texte sumérien.
On trouve d'autres preuves de l'origine récente du livre dans la section qui traite de la traversée des portes. D'abord, remarquons l'importance du babylonien Marduk, ainsi que du dieu Ninib. " Ninib " est apparemment le nom que certains auteurs du XIXe siècle donnèrent par erreur au dieu Ninurta, et il est intéressant de retrouver cette erreur chez l'auteur d'un manuscrit " antique ". L'idée de passer à travers des portes n'apparaît que dans l'histoire de la descente d'Ishtar dans les mondes souterrains, et ne faisait pas partie du voyage des magiciens dans les étoiles. La cosmologie qui s'exprime à travers la cérémonie de traversée des portes n'est pas celle de Sumer : elle apparut en Grèce au IIe siècle.
Le Necronomicon de Simon contient bien quelques sorts datant des époques sumérienne et assyro-babylonienne, mais ils ne constituent qu'une petite partie du livre. Mes propres recherches sur le sujet ont souffert du fait que la plupart des livres existants datent du début du siècle et sont souvent écrits en allemand. J'ai cependant constaté que souvent, les sorts cités dans le livre de Simon (comme son " Texte Maqlu ") s'interrompent, ou se mettent à mentionner Kutulu ou quelque autre monstre lovecraftien, au point où les tablettes cunéiformes publiées deviennent illisibles. Il faut également savoir que le matériel d'un magicien sumérien était très rudimentaire et se composait principalement d'ustensiles domestiques. Jamais il n'aurait pu se procurer l'équipement complexe et les métaux rares (le travail de certains d'entre eux, d'ailleurs, ne date que d'époques plus récentes) réclamés dans le livre de Simon.
Peut-être qu'un jour, un spécialiste des textes sumériens se penchera sur le Necronomicon de Simon et nous donnera une critique plus circonstanciée de son contenu. Cependant, quelques jours d'étude de la mythologie sumérienne et babylonienne nous permet déjà d'y repérer nombre d'incompatibilités avec ce livre.
Certains pourront protester que la seule manière d'évaluer un tel manuscrit est d'examiner l'original. J'admets que ceci permettrait d'éclaircir un certain nombre de questions, mais la direction de la librairie Magickal Childe n'a permis à personne de voir cet original. Leur histoire, ou plutôt leurs histoires, concernant l'origine du livre est intéressante elle aussi.
Selon ce Necronomicon lui-même, le livre provient d'un nommé Simon, apparemment une sorte d'espion international. Le manuscrit a été transmis par un " évêque errant " (on ne comprend pas bien s'il s'agit de Simon ou de quelqu'un d'autre) qui l'aurait dérobé après que l'éditeur l'ait publié. En 1981, l'éditeur donna une autre version de l'histoire dans le Necronomicon Spellbook, un mode d'emploi (maintenant épuisé) pour les sorts donnés dans le Necronomicon. Dans cette version, Simon est effectivement évêque, de religion orthodoxe. Il reçut le manuscrit grec du Necronomicon, datant du IXe siècle, de deux moines qui furent plus tard accusés d'avoir volé des livres dans de nombreuses bibliothèques américaines. De tels délinquants furent bien appréhendés en 1973, mais ils volaient des cartes et des atlas, non des manuscrits grecs. De plus, l'évêque new-yorkais dont dépendaient ces deux moines à l'époque est mort en 1984, alors que ceux qui connaissent Simon affirment qu'il est toujours en vie. Ces incohérences entre les versions, et à l'intérieur de chacune d'elles, ne peuvent pas être simplement ignorées.
Plus j'ai exploré les circonstances entourant le Necronomicon de Simon, plus j'ai trouvé de raisons de douter de son authenticité. Robert Carey, qui a travaillé à la librairie Magickal Childe (mais sans aucun rapport avec le Necronomicon), pense qu'il s'agit d'un faux, et cette opinion était apparemment partagée par la majorité de la communauté occultiste new-yorkaise lors de la parution du livre à la fin des années soixante-dix. J'ai eu récemment une conversation fort intéressante avec un illustrateur qui a travaillé sur cet ouvrage. Non seulement on l'a autorisé à retravailler et recréer les sceaux (celui qui apparaît sur la couverture est de son invention), mais de plus il a dû travailler sur une copie dactylographiée de la traduction, et non sur l'original ou une copie de celui-ci. Ceci me paraît plutôt louche : quelqu'un qui éditerait un tel livre ne préférerait-il pas utiliser les illustrations d'origine ? Que le Necronomicon de Simon puisse être utilisé en magie est sujet à débat ; mais il semble quasi-certain qu'il s'agit d'un faux d'origine récente. Bien des gens que je connais ne seront satisfaits que quand une des personnes impliquées viendra confesser l'imposture, mais pour moi, la réponse est claire.
[Daniel Harms (vonjunzt@hotmail.com) est diplômé en anthropologie et auteur de l'Encyclopedia Cthulhiana (Chaosium, 2e édition à paraître fin mai 1998). Daniel Harms et John W. Gonce travaillent actuellement à The Necronomicon Files, un livre basé sur le célèbre ouvrage inventé par Lovecraft]

Christophe Thill ©

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