Nous aimons les livres anciens, poussiéreux et mystérieux. Qui d’entre nous n’a pas parcouru en rêve les étagères ployant sous le poids des richesses…… de la Bibliothèque d’Alexandrie ?

Communication faite à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le mercredi 28 mars 1923, par P. Casanova ©

C’est un commun propos que les légendes ont la vie dure. Celle dont je voudrais vous entretenir aujourd’hui est une des plus tenaces. Il y a quelques années, à la Société Asiatique, j’ai eu l’occasion de la combattre, lors d’une communication faite par un savant orientaliste ; mais je ne parvins pas à le convaincre complètement. Et cependant il semble que le procès soit jugé. D’une part, il paraît établi qu’il n’y avait plus de bibliothèque publique à Alexandrie quand les Arabes y sont entrés ; d’autre part, il est indubitable que la première mention de cet acte de vandalisme est datée du XIIIe siècle ; elle est donc de près de six siècles postérieure à l’événement.

Laissant de côté le premier argument qui n’est pas de ma compétence[1], je voudrais développer à fond le second et, après vous avoir montré les différentes formes prises par la légende jusqu’à nos jours, essayer de remonter à l’origine, ce qui, je crois, n’a pas encore été tenté. Si nous parvenons à mettre à nu la racine même de la légende, peut-être pourrons-nous espérer de détruire cette mauvaise herbe.

Voyons donc d’abord les pièces du procès.

Abd al Latif, qui écrivait au Caire au mois de ramadân 600 de l’Hégire (septembre-octobre 1203), parlant d’Alexandrie, mentionne en passant et comme n’y attachant aucune importance : « la bibliothèque que brûla Amrou ibn al ’Âsi avec la permission de Oumar »[2]. Le traducteur, annotant ce passage, étudie cette question déjà très controversée de son temps, et conclut à la vraisemblance du fait. Mais il reconnaît qu’il ne peut s’agir de l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie et suppose « une nouvelle collection » sans rien apporter à l’appui de cette conjecture. Son argumentation principale est que le texte de Abd al Latif vient confirmer celui d’Aboû-l Faradj, le seul allégué jusqu’alors. Il y ajoute le témoignage d’auteurs postérieurs.[3]

Leclerc a, le premier, montré que le texte d’Aboû-l Faradj n’était que la reproduction intégrale de la notice consacrée par Ibn al Kifti, dans son Histoire des Savants, à Jean le Grammairien, qu’on a identifié à Jean Philiponus[4]. Il en conclut, comme Silvestre de Sacy, à l’historicité du fait, sans même signaler l’objection grave, du moins indiquée par son devancier : à savoir qu’au temps des Arabes, la bibliothèque d’Alexandrie n’existait pas.

Ibn al Kifti est un peu postérieur à Abd al Latif. Il a vécu de 568 à 646 de l’Hégire, et il a écrit son livre après 624 (1227)[5]. Parlant de Yahyâ an Nahawi (Jean le Grammairien), il nous dit qu’ayant décrit à Amrou, le général arabe conquérant de l’Egypte, les trésors littéraires contenus dans la bibliothèque d’Alexandrie, celui-ci en fut émerveillé. « Il m’est impossible, dit-il, de donner aucun ordre à  ce sujet, avant d’avoir l’autorisation du chef des Croyants Oumar ibn al Hattâb. Il écrivit donc à Oumar, lui rapportant le récit fait par Yahyâ et lui demanda ses instructions à ce sujet. La réponse qui lui parvint de Oumar était ainsi conçue : « Pour les livres dont tu nous as parlé, s’il y trouve quelque chose qui soit conforme au livre de Dieu (le Coran), le Livre de Dieu nous permet de nous en passer : s’il y trouve quelque chose qui lui soit contraire, ils sont sans utilité ; procède donc à leur destruction. » Amrou les répartit entre les bains d’Alexandrie et les fit brûler dans les chauffoirs. On m’a dit le nombre des bains qui existaient à cette époque, mais je l’ai oublié. On dit qu’ils en furent chauffés pendant six mois. Ecoutez cette aventure et admirez [6] ! »

Puisque la copie d’Aboû-l Faradj est identique à l’original [7], nous ne la reproduirons pas. Il convient cependant de remarquer que l’exclamation finale a une autre signification sous la plume d’un musulman que sous celle d’un chrétien. Chez le second on a pu y voir une ironie à l’adresse du khalife Oumar ; mais il n’en peut être de même du premier. Musulman sunnite convaincu, il ne pouvait songer à critiquer un personnage pour lequel ses coreligionnaires ont toujours professé une profonde vénération. Ce qu’il dit d’admirer, c’est la prodigieuse quantité de livres que cette histoire représente. C’était, nous dit Leclerc[8], un bibliophile émérite et peut-être regrettait-il en lui-même la destruction de tant de trésors, mais de là à blâmer le khalife, il y a loin.

Ibn al Kifti nous dit qu’il a oublié le nombre des bains d’Alexandrie. Mais nous savons par Makrizi, qui rapporte une lettre de Amrou à Oumar, qu’il y en avait quatre mille[9]. Chauvin s’est demandé quel total de volumes cela représenterait. Vingt volumes par bain et par jour lui semblent nécessaires[10]. Mais si on réfléchit que les bains orientaux comportent des piscines d’eau chauffée à près de 60 degrés, je doute fort que vingt volumes puissent donner le nombre de calories suffisant pour une journée. Le total de quatorze millions quatre cent mille volumes auquel il arrive est déjà fantastique ; s’il faut le multiplier par cinq ou davantage, nous dépassons les limites de l’absurde. Peut-être est-ce pour cette raison qu’Ibn al Kifti a prudemment oublié un des éléments du calcul. Mais de  ce qu’un fait historique est rapporté avec des détails absurdes, on ne peut conclure à son entière fausseté. Passons donc condamnation sur ce point, et, avec l’auteur du récit, oublions les chiffres. Voici qui est plus grave. La notice qu’Ibn al Kifti nous a donnée sur Jean est, comme beaucoup d’autres, copiée sur le Fihrist, le précieux répertoire bibliographique rédigé par Mouhammad ibn an Nadîm  vers la fin du IIIe siècle de l’Hégire (Xe de J.C.)[11]. Or ce dernier nous dit bien que Jean vécut jusqu’à la conquête de l’Egypte par Amrou et qu’il fut en très grande faveur auprès de lui, mais il ne dit mot de la bibliothèque d’Alexandrie. Ibn al Kifti a donc ajouté cet épisode, en brodant probablement sur un récit qui avait déjà cours en Egypte de son temps.

Assez longtemps après lui et après Aboû-l Faradj (1226-1289), Ibn Khaldoûn (1332-1401) a rapporté un récit du même genre, que Silvestre de Sacy a considéré comme une confirmation de son opinion, mais qui me paraît prouver le contraire [12]. Ibn Khaldoûn, en effet, ne parle pas du tout de la bibliothèque d’Alexandrie et il résulte du contexte que les Arabes n’ont détruit en Egypte aucun livre. Voici ce qu’il en dit une première fois : « Que sont devenues les sciences des Perses dont les écrits, à l’époque de la conquête, furent anéantis par ordre d’Omar ? Où sont les sciences des Chaldéens, des Assyriens, des habitants de Babylone ? ... Où sont les sciences qui, plus anciennement, ont régné chez les Coptes ? Il est une seule nation, celle des Grecs, dont nous possédons exclusivement les productions scientifiques, et cela grâce aux soins que prit El-Mamoun de faire traduire ces ouvrages [13]. »

Il me paraît évident qu’Ibn Khaldoûn, dans cette revue des sciences perdues, n’eût pas manqué de signaler la destruction des écrits des Grecs et des Coptes conservés à Alexandrie. De son temps, la légende s’était déplacée, à moins de supposer que ce sont ses devanciers qui avaient, mal à propos, situé à Alexandrie ce qui devait être placé en Mésopotamie.

Dans un second passage, le même auteur est plus explicite et nous allons retrouver le fameux dilemme de Oumar : « Les Musulmans, lors de la conquête de la Perse, trouvèrent dans ce pays, une quantité innombrable de livres et de recueils scientifiques et (leur général) Saad ibn Abi Oueccas demanda par écrit au khalife Omar ibn al-Khattab s’il lui serait permis de les distribuer aux vrais croyants avec le reste du butin. Omar lui répondit en ces termes : « Jette-les à l’eau ; s’ils renferment ce qui peut guider vers la vérité, nous tenons de Dieu ce « qui nous y guide encore mieux » ; s’ils renferment des tromperies, nous en serons débarrassés, grâce à Dieu ! ». En conséquence de cet ordre, on jeta les livres à l’eau et dans le feu, et dès lors les sciences des Perses disparurent [14] ».

Comme le remarque très justement Chauvin, ces variations dans la localisation d’un récit constituent « la preuve, ou tout au moins la présomption d’une origine folklorique ». Et, à ce propos, il rappelle une autre légende du même genre : « Quand les Mongols, sous Houlagou, prirent Bagdad en 1258, ils précipitèrent tous les livres dans le Tigre ; cela forma un pont sur lequel passèrent les fantassins et les cavaliers et l’eau du fleuve devint toute noire à cause de l’encre des manuscrits. Et ce pont et cette encre valent bien, semble-t-il, les bains d’Alexandrie[15]. »

J’ai relevé dans les Mille & Une Nuits un passage qui semble attester dans la mémoire populaire la persistance d’une légende assez semblable. Dans le conte « Alâ ad dïn Aboû-ch Châma », il est dit qu’on ferme pendant la nuit les portes de Bagdad « de peur que les hérétiques ne s’en rendent maîtres et ne jettent les livres de la science dans le Tigre[16] ».

Je ne m’arrêterai pas aux autres auteurs arabes qui n’ont fait que répéter ce qu’ont dit les précédents sans y rien changer. Je n’insisterai pas davantage sur les discussions que cette question a soulevées en Europe et qui ont en 1875 allumé en France une polémique pas toujours courtoise. Je dois cependant signaler une déviation de la légende qui est passée dans les encyclopédies et risque fort de se répandre. C’est Sprengler, je crois, le premier qui l’a mise en circulation ; d’après lui la bibliothèque d’Alexandrie, brûlée par les Arabes lors de la conquête, aurait été reconstituée par le khalife al Moutawakkil. Mais, en 868, les Turcs sous Achmet conquirent l’Egypte et Alexandrie fut entièrement détruite [17]. Cet Achmet est évidemment Ahmad ibn Toûloûn, qui était Turc, à la vérité, mais au service des khalifes de Bagdad qui lui confièrent le gouvernement de l’Egypte en 868. Il n’eut donc pas la peine de la conquérir et, bien qu’il ait joui d’une certaine indépendance et que son gouvernement soit resté dans sa famille jusqu’en 905[18], il reconnaissait la suzeraineté du khalife de Bagdad. Les Turcs n’ont donc rien à voir dans cet épisode de l’histoire d’Egypte.

Voici une autre et, espérons-le, dernière déviation. Elle nous est attestée par le comte de Landberg dont je reproduis les paroles : « Je voyageai, il y a de cela plus de vingt ans, [donc avant 1877] avec un vieux capitaine anglais d’une ignorance encyclopédique. Il avait vu beaucoup de pays de la passerelle de son bateau et voulait écrire ses mémoires pour édifier ses compatriotes. Marchand jusqu’au bout des ongles, il avait entendu parler du blocus de Napoléon Ier qu’il détestait souverainement. « Quel homme affreux, me dit-il ; il voulait ruiner le monde, mais ce qu’il a fait de plus monstrueux, c’est d’avoir brûlé la grande bibliothèque d’Alexandrie[19] ! »

Souhaitons que ce capitaine anglais ait été une exception et qu’on ne soit pas obligé dans quelques siècles de défendre l’Empereur contre cette étrange accusation.  Remarquez la genèse de cette ineptie. Ce féroce ennemi de Napoléon se rappelait, d’une part, que celui-ci, n’étant encore que Bonaparte, avait conduit en Egypte une armée française qui avait été en lutte avec les Anglais, en dernier lieu, à Alexandrie, et, d’autre part, qu’un des grands forfaits de l’Histoire se rattachait à cette même ville. Associer les deux événements et les amalgamer de façon à flotter sa haine, voilà un processus psychologique tout naturel et voilà, je crois, le secret de bien des légendes calomnieuses.

Maintenant que nous avons terminé cette revue des diverses formes de la légende, essayons de remonter plus haut et d’en découvrir l’origine.

Rappelons d’abord que nous avons des récits très détaillés de la conquête arabe, dus à plusieurs auteurs tant chrétiens que musulmans. Jean, évêque de Nikiou en Egypte,dont la chronique nous est parvenue dans une traduction éthiopienne, en fut le contemporain et nous en parle avec douleur [20]. Il n’eût pas manqué de signaler cette absurde destruction. Les historiens chrétiens d’Egypte, comme Sévère d’Achmouneïn, et Eutychius, n’en parlent pas davantage : Al Balâdhouri, qui a recueilli toutes les traditions arabes sur les conquêtes de l’Islam [21], et Ibn ‘Abd ak Hakam, qui s’est attaché surtout à celles qui relatent la conquête de l’Egypte et de l’Afrique du Nord [22] ; à plus forte raison les autres historiens comme Mas’oûdi, Tabarî, etc., ignorent totalement les destructions de livres opérées soit à Alexandrie, soit sur les bords du Tigre. Pourquoi donc et comment la légende qui devait dormir jusque-là dans l’imagination populaire, a-t-elle été tirée au grand jour de l’Histoire ?

Que s’était-il passé en Egypte dans le courant du XIIe siècle ? La dynastie chiite des khalifes Fatimides avait été renversée par Salâb ad dîn et l’autorité des khalifes sunnites de Bagdad y avait été restaurée (1171). Ce même Salâb ad dîn avait été vainqueur des Croisés et avait reconquis sur eux la troisième ville sainte des Musulmans, Jérusalem (1187). Les souvenirs des grandes conquêtes des premiers temps de l’Islam s’évoquaient tout naturellement dans les esprits enthousiasmés. Toute une littérature apocryphe sur les conquêtes de Syrie, de Bahnasâ (ville d’Egypte), etc., paraît dater de cette époque et se prolonger jusqu’à l’expulsion définitive des Croisés [23]. Certainement, dans l’entourage égyptien de Salâh ad din, plus d’un devait le comparer à ‘Amrou et l’appeler : « le second conquérant de l’Egypte ». Le père d’Ibn al Kifti était particulièrement attaché à lui : il fut le premier kadi nommé à Jérusalem par Salâb ad dîn. Il fut contemporain de Abd al Latif, lequel était un grand admirateur du héros musulman[24], qu’il alla voir à Jérusalem. Il y rencontra probablement le kadi et peut-être est-ce de lui qu’il tenait le récit auquel il n’a fait qu’une brève allusion, tandis que le fils du kadi devait plus tard nous le rapporter dans tous ses détails. Quel que soit le premier auteur, je tiens pour très vraisemblable qu’il appartenait à l’entourage de Salâh ad din et qu’il créa ou ressuscita l’anecdote pour flatter le nouveau maître de l’Egypte. Un des premiers soins de celui-ci, quand il supprima la dynastie fatimide, fut de disperser et de vendre à l’encan les trésors de ses palais et en particulier la bibliothèque, qui était fort considérable si nous en croyons les descriptions des auteurs arabes [25]. Même au XVIIIe siècle le souvenir de cette dispersion était resté vivace en Egypte, car le consul français Maillet l’y a retrouvé [26]. Peut-être y eut-il quelques bibliophiles arabes pour s’en plaindre : on dut alors leur opposer l’exemple du khalife Oumar et les mécontents ne purent que s’incliner. Les  Fatimides étaient-ils pas des hérétiques et leurs livres un objet de réprobation pour les musulmans orthodoxes ?

En fait, c’est à l’époque de Salâh ad din et vraisemblablement pour les raisons que je viens de dire, que la légende a pris une forme historique. Mais a-t-elle été inventée de toutes pièces ? Je ne le crois pas. Elle est en effet conforme à d’autres traditions fort anciennes relatives à Oumar, où l’on retrouve, sous une forme très croyable, l’essence du célèbre dilemme : « Pas d’autre livre que le livre de Dieu. » La légende en a fait une application arbitraire et en a détourné le véritable sens, mais elle reflète un état d’esprit qui a véritablement existé chez les Compagnons du Prophète Mouhammad, et que je vais exposer.

Les deux principaux traditionnistes, Boukhari et Mouslim, rapportent d’après Ibn ‘Abbâs, le cousin du Prophète, que ce dernier, sentant approcher la mort, demanda à écrire. Il voulait, disait-il, rédiger un livre qui mettrait les Musulmans à l’abri de l’erreur. Oumar protesta, s’écriant : « La douleur égare notre prophète ; nous avons le livre de Dieu, il nous suffit. » Les assistants se divisèrent en deux partis : les uns étaient de l’avis de Oumar, les autres, au contraire, voulaient obéir au Prophète. Celui-ci, ne voulant pas de dispute en sa présence, les renvoya et Ibn ‘Abbâs sortit fort désolé [27].

Je ne me porterai pas garant de l’authenticité de cette tradition, mais il est évident qu’elle est l’écho des graves dissensions qui se sont élevées après la mort du Prophète sur cette question : Doit-on se contenter du Coran pour tout ce qui touche à l’organisation de la société musulmane, ou doit-on recourir à d’autres sources écrites pour parer aux lacunes et aux insuffisances du Livre saint ? Cette répugnance ou même, pour employer l’expression du regretté Goldziher, cette véritable horreur des premiers Musulmans pour les textes religieux écrits est tout à fait caractéristique[28].  La mise par écrit de la science, c’est-à-dire l’ensemble des consultations juridiques constitué par les actes et paroles du Prophète et de ses Compagnons fut tardive et az Zouhri, auquel on attribue la première compilation, vers 718, nous dit qu’il y fur contraint, malgré sa répugnance, par des émirs qu’il ne nomme pas [29].

Pourquoi ces difficultés ? Parce que les Musulmans craignaient que l’établissement d’un second livre sacré n’engendrât des divisions comme celles qui existaient chez les Juifs et les Chrétiens et qu’ils leur reprochaient vivement. C’est ce qui résulte nettement de l’article de Goldzhier que je viens de citer. Le Coran lui-même offrait, paraît-il, au temps du khalife ‘Outhmân, des leçons divergentes dans les différents exemplaires qu’en possédaient les Musulmans ; aussi résolut-il d’imposer comme exemplaire-type celui que Oumar avait reçu d’Aboû Bakr et qu’il avait légué à sa fille. Il fit brûler tous les autres exemplaires et ne toléra que des copies de celui qui fut désormais le livre canonique de l’Islam.

Nous tenons là, je crois, les deux éléments primordiaux ; l’opposition de Oumar à la dualité des livres, la destruction par Outhmân des exemplaires divergents du Coran. Je ne crois pas beaucoup à l’historicité du second. J’en ai fait la critique il y a quelques années et j’ai montré l’invraisemblance du récit traditionnel[30]. Je n’y reviendrai pas ici. Je me contenterai de remarquer que cette destruction par le feu de livres jugés non orthodoxes est un thème oriental assez répandu. Outre les exemples dans le monde arabe que nous avons déjà cités et que je crois dérivés de la légende de Outhmân, je rappellerai la destruction des livres de Zoroastre par Alexandre, celle des livres de Confucius par l’empereur chinois Chi Hoang Ti.

Quant à l’opposition de Oumar à toute tentative de donner aux Musulmans un second écrit, je la crois réelle. Il était vraiment, dans toute la force du terme, l’homme d’un seul livre. Il avait même la prétention d’imposer ce point de vue aux Chrétiens, si l’on en croit un curieux document syriaque dont nous devons la connaissance à M. L’abbé Nau [31]. A la vérité, ce n’est pas lui-même qui est en jeu, mais son fidèle lieutenant Amrou, qui, dans cette circonstance, devait s’inspirer des vues de son chef spirituel et temporel. Ayant donc convoqué le patriarche jacobite de Syrie, Jean Ier, il l’interroge sur la foi chrétienne, lui demandant « si c’est un seul et même Evangile, sans aucune différence, qui est tenu par tous ceux qui sont chrétiens ... Pourquoi, puisque l’Evangile est un, la foi est-elle différente ? Le patriache s’efforça de montrer que les Chrétiens peuvent avoir d’autres livres que l’Evangile et M. l’abbé Nau fait cette remarque : « Cette prétention d’Amrou de ramener les chrétiens à un livre unique, l’Evangile, nous prépare au dilemme en vertu duquel, sur l’avis d’Omar, il aurait brûlé, quelques années plus tard, la bibliothèque d’Alexandrie [32] »

Comme on le voit, M l’abbé Nau a eu l’intuition du rapport qui unit la théorie musulmane primitive d’un seul livre à la légende que nous étudions. J’en arrive donc à ma conclusion.

La légende est née : 1° de la répugnance des Compagnons du Prophète et en particulier de Oumar à avoir un autre livre religieux que le Coran, le livre de Dieu ; 2° de la tradition relative à la destruction par le khalife Outhmân des exemplaires du Coran non conformes au canon imposé par lui. Dès les premiers temps de l’Islam, on en avait conclu que, pendant son khalifat, Oumar avait fait détruire tous les livres des peuples conquis, sous prétexte que le Coran suffisait, et on racontait en particulier que tel avait été le sort de la bibliothèque d’Alexandrie, célèbre dans l’Antiquité. A l’époque où Salâh ad dîn détruisait en Egypte la dynastie hérétique des Fatimides et portait un coup terrible aux Croisés de Syrie par la prise de Jérusalem, on ne manqua pas d’évoquer le souvenir des temps héroïques de la première conquête musulmane. On vit en lui un nouveau Amrou et, peut-être pour excuser ou justifier son peu d’égard pour la bibliothèque des Fatimides, on allégua la croyance populaire, que les historiens avaient jusqu’alors ignorée ou méprisée. Signalée en passant par Abd al Latif, elle fut reprise et développée par Ibn al Kifti. Le récit de celui-ci fut copié intégralement par l’auteur chrétien Aboû-l Faradj et, quand la traduction de Pococke [33], au XVIIe siècle, le fit connaître par l’Occident, il y souleva une grande émotion. Il fut adopté par les uns, combattu par les autres ; le nombre des écrits relatifs à cette discussion est déjà considérable. Si je me suis permis de grossir ce nombre, c’est parce que je crois avoir établi avec suffisamment de vraisemblance, l’origine et le développement de ce que je considère comme une légende, après avoir pris soin de présenter dans leur intégralité les pièces du procès.                   

 

UNESCO


[1]. Je rappellerai seulement les deux textes classiques alléguées par Reinhart, dans sa dissertation, celui de Paul Orose, qui déclare avoir vu les armoires de la bibliothèque complètement vides (Hist. Lib. VI, cap. 15, p. 421) et de Philiponus qui ne parle que des anciennes bibliothèques (Comm. In Aristot. Categ., fol. 3). Voir Silvestre de Sacy, Relation de l’Egypte par Abd-Allatif, Paris, 1810, in-4, p. 243-244. Je n’ai pu retrouver la dissertation de Reinhart (Ueber dir jüngsten Schicksale der Alexandrinischen Bibliotheck, Gœttingen, 1792).

[2]. Silvestre de Sacy, Relation de l’Egypte par Abd-Allatif, p; 183.

[3]. Relation de l’Egypte, p. 240-244.

[4]. Histoire de la médecine arabe, Paris, 1876, 2 vol. In-8, t. I, p. 1, 58. Avant la rapporter dans son Histoire de la médecine arabe, Leclerc avait signalé sa découverte du texte d’Ibn al Kifti, en 1873, dans les Annales de la Société d’émulation des Vosges, t. XIV, p. 344-354, sous le titre : Documents inédits sur l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie par les Arabes. Cf. Renan, Rapport annuel, dans Journal Asiatique, 1873, 7e série, t. II, p. 70.

[5]. Ibn al Qifti’s Ta’rih al-Hukama, von Dr Julius Lippert, Leipzig 1903, in-8, p. 8 de l’introduction.

[6]. Ed. Lippert, p. 355-356.

[7]. Sauf la réflexion personnelle à Ibn al Kifti sur le nombre des bains.

[8]. Op. cit., t. II, p; 195.

[9]. Hittat, éd. Du Caire, 1270 Hég., 2 vol. In-4, t. I, p. 166, I, 16 ; trad. Bouriant (Mémoires de la Mission archéologique française du Caire, t. XVII), p. 474. Cf. Ibn ‘Abd al Hakam, éd. H. Massé (Publications de l’Institut français d’archéologie orientale). Le Caire, 1914, in-4), p. 74

[10]. Le livre dans le monde arabe, [Bruxelles], 1911, in-8, p. 5.

[11]. Ed. Flügel-Rödiger, Leipzeig, 1871, in-4, p. 254.

[12]. Relation de l’Egypte, p. 242.

[13]. Prolégomènes d’Ebn-Khaldoun, première partie du texte arabe publié par Ed. Quatremère, dans Notices & Extraits des Manuscrits, t. XVI, p. 62 ; trad. de Slane, première partie, dans Norices & Extraits, t. XIX, p. 78.

[14]. Prolégomènes, 3e partie, Ed. Quatremère (Notices & Extraits, t. XVIII, première partie, p. 89-90 ; trad. de Slane (Norices & Extraits, t. XXI, 3e partie, p. 125.

[15]. Op. Laud., p. 6, d’après Notices & Extraits des Manuscrits, t. IV, première partie, p. 559 (= Histoire de la Mecque, par Kotb eddin, analysée par Silvestre de Sacy). Cf. Wüstenfeld, Die Chroniken der Stadt Mekka, Leipzig, 1859-1861, 4 vol. In-8, t. III, texte arabe, p. 181-182 

[16]. Ed. De Boulâk, 1251 Hég. T. I, p. 422, 24e nuit. Sur le conte, voir Chauvin, Bibliographie des ouvrages arabes, Liège & Leipzig, 1901, in-8, t. V, p. 43

[17]. Ersch und Grüber, Allgemeine Encyclopädie, t. III, p; 54, § Alexandria. Cf. E. Chastel, Destinées de la Bibliothèque d’Alexandrie, dans Revue historique, 1876, première partie, p. 484-496 et A. Molinier, dans la Grande Encyclopédie, t. VI, p. 648, § Bibliothèque.

[18]. Sur la dynastie des Toûloûnides, voir Stanley Lane-Poole, The Mohammedan dynasties, Westminster, 1894, in-8, p. 68. Sprengel a probablement confondu avec le pillage de la buibliothèque du khalife d’Egypte al Moustansir pas ses troupes turques. V. Quatremère, Mémoires géographiques & historiques sur l’Egypte, Paris, 1811, 2 vol; in-8, t. II, p. 383-386.

[19]. Arabica, Leyde, 1897, in-8, n° IV, p. 68, note 1.

[20]. Zotenberg, La Chronique éthiopienne de Jean de Nikiou, dans Notices & Extraits des Manuscrits, t. XXIV, première partie, 1883, p. 125-698.

[21]. Liber expugnationis regionum, éd. De Goeje, Leyde, 1866, in-4 ; trad. Par Philip Khûri Hitti, New York, 1916 (Studies on history ... edited by the ... Columbia University, vol. LXVIII).

[22]. Le livre de la conquête de l’Egypte, du Magreb et de l’Espagne, édité par M. Henri Massé, dans les Publications de l’Institut français d’archéologie orientale, Le Caire, 1914, in-4 (inachevé).

[23]. Brockelmann, Geschichte der arabischen Litteratur, Weimar, 1898-1902, 2 vol; in-8, t. I, p; 136.

[24]. Silvestre de Sacy, Relation de l’Egypte, p. 467, 468.

[25]. Quatremère, Mémoires géographiques & historiques sur l’Egypte, Paris, 1811, 2 vol. In-8, t. II, p; 386-388.

[26]. Description de l’Egypte ... composée sur les mémoires de M. De Maillet par M. L’abbé Le Mascrier, Paris, 1735, 1 vol; in-4, en deux parties, p. 190. Il les rapporte (par ouï-dire) d’après Makrizi, mais sous une forme déjà altérée, car il donne des détails qui manquent chez cet auteur, fidèlement traduit par Quatremère, op. cit.

[27]. Boukhari, Sahih, ed. Krehl & Juynjoll, Leyde, 1862-1908, 4 vol. In-4, t. I, p. 41 (kitâb al’ilm, n° 39) et t.IV,p. 97 (kitâb al mardâ, n° 17) ; Mouslim, Sahih, éd. De Dehli, 1319 Heg., 2 vol. In-fol., t. II, p. 43 (kitâb al wasiyya, in fine). Cf. Goldziher, Die Sâhiriten, Leipzig, 1884, in-8, p. 95.

[28]. Goldziher, Kämpfe um die Stellung des Hadith im Islam, dans Zeitschr. D. Deutschen morgenländischen Gesellsch., t. LXI, p. 860-872. Cf. P. Lammens, Etudes sur Mo’awia Ier (3e série), dans Mélanges de la Faculté orientale de Beyrouth, t. III, (1908), fasc. I, p. 209-210.

[29]. Ibn Sa’d, Tabakât, éd. Sachau, Leyde, 1909, in-4, t. II, 2e partie, p. 135. Cf. Muir, Life of Mahomet, Londres, 1858-1861, 4 vol. In-8, t. I, p. XXXIII, note, qui voit, dans ces émirs, des khalifes.

[30]. Mohammed & la fin du monde, Paris, 1909-1913, in-8.

[31]. Un colloque du Patriarche Jean avec l’émir des Agaréens, dans Journal Asiatique, IIe série, t. V, (1915), p. 225-279.

[32]. Nau, op. cit., p. 233

[33]. Historia compendiosa dynastiarum,, Oxford, 1663, in-4, p. 114.